La traduction de l’Essai sur le libre arbitre est l’occasion de revenir sur un classique de la métaphysique du XXe siècle, qui a donné depuis 1983 un nouveau souffle aux débats sur la liberté de la volonté. Ce texte résolument antinaturaliste, c’est-à-dire en opposition avec une vision de la philosophie comme continuation des sciences empiriques, contribuera aussi à enrichir le regard porté en France sur la tradition anglophone récente. Toutefois le mérite essentiel de cette traduction réside dans l’accès facilité aux étudiants et aux non-spécialistes à un ouvrage dont l’intérêt dépasse les thèses qu’il défend. Si le lecteur prend la peine de réfléchir avec, et parfois contre, P. van Inwagen, il en tirera une leçon de philosophie.
Les termes du débat
Comme l’auteur le rappelle, les débats récents s’articulent autour de deux questions. En premier lieu, le libre arbitre est-il compatible avec le déterminisme ? Un monde est déterministe si son état à n’importe quel moment détermine, avec les lois de la nature, chacun de ses états tout au long de son histoire. Autrement dit, dans un monde déterministe, les lois de la nature ne laissent place, à chaque instant, qu’à un unique futur possible. Cet unique futur exclut-il tout libre arbitre ? L’intérêt de cette première question est de donner lieu à un débat entre des conceptions plus ou moins exigeantes du libre arbitre. La seconde question est de savoir si les êtres humains ont un libre arbitre. Avons-nous (souvent) le choix quant à ce que nous allons faire ou ne pas faire ? Selon les différentes réponses apportées à ces deux questions, trois grandes positions philosophiques se dégagent.
À la première question, le compatibilisme répond que la détermination de mes choix laisse tout de même place à un libre arbitre, à condition que cette détermination œuvre à travers ma personne. Si des causes ont façonné mon caractère et ma motivation, et déterminent ainsi mon choix, par exemple, de mentir pour me tirer d’affaire, je n’en reste pas moins libre, puisque c’est ma personne qui détermine mon mensonge. Au contraire, si je m’abstiens de mentir sous l’empire du penthotal, ou sous la menace, je n’ai pas librement choisi de ne pas mentir. Une fois l’obstacle du déterminisme écarté, le compatibiliste répond à la deuxième question que nous sommes souvent libres de nos choix. Nous ne sommes que rarement déterminés à choisir par des forces extérieures à notre personne. Cette position n’est sans doute pas la plus intuitive, mais elle a acquis le statut d’orthodoxie parmi les philosophes anglophones dans la seconde moitié du XXe siècle, et c’est à elle que P. van Inwagen s’oppose en premier lieu.
Les philosophes qui pensent que le déterminisme est incompatible avec le libre arbitre endossent une conception incompatibiliste et plus exigeante de la liberté de la volonté. Que mon caractère ait déterminé mon mensonge ne le rend pas libre. Bien au contraire, cette détermination exclut ma liberté tout autant que le penthotal ou la contrainte puisque, au moment de choisir, je n’aurais toujours pas pu faire autrement. Nous verrons que l’exigence de cette conception dépasse le problème du déterminisme, et pose la question de la possibilité d’une telle liberté. Elle amène donc les incompatibilistes à se diviser sur la réponse à apporter à la seconde question. La thèse que l’on peut appeler pessimiste en conclut que nous n’avons pas le libre arbitre. L’origine des choix humains n’est pas telle que ces choix soient libres. La thèse libertarienne soutient au contraire que nous possédons ce libre arbitre incompatible avec le déterminisme. Il en découle donc que ce dernier est faux. Mais cet indéterminisme n’est pas suffisant pour que nous soyons libres. Encore faut-il que nos choix, même libres de toute détermination antérieure, procèdent bien de nous, et ne soient pas, par exemple, le fruit du hasard. Le libertarianisme soutient donc l’existence d’une source bien précise d’indétermination à l’origine de nos choix.
Sans utiliser ce terme, c’est cette dernière position que P. van Inwagen défend, une thèse à la fois incompatibiliste et optimiste. Chacune des trois positions a ses défenseurs classiques (respectivement Hobbes, Holbach et Reid, par exemple) et contemporains (par exemple Alfred Mele, Derk Pereboom et Robert Kane). L’originalité de P. van Inwagen est l’attention qu’il porte aux détails de certains arguments très anciens, dont la nature n’a que peu changé avec l’évolution du débat et des connaissances scientifiques. En effet, il ne nous propose pas une théorie, et reconnaît qu’il n’a « jamais prétendu comprendre »comment marche le libre arbitre« » (p. 253). Il l’approche plutôt par le biais d’arguments qui n’en dissipent pas le mystère, mais en cernent les paramètres - le lecteur intéressé trouvera des alliés plus ambitieux de P. van Inwagen chez Robert Kane et Timothy O’Connor.
Libre arbitre contre déterminisme
Le maître argument de P. van Inwagen en faveur de l’incompatibilisme, qu’il explore en détail dans le troisième chapitre, est l’argument de la conséquence. L’idée essentielle en est que, puisque je ne saurais avoir le choix quant aux causes de mon action qui précèdent ma propre existence, je ne peux pas avoir le choix quant à mon action si ces causes la déterminent. Si le déterminisme est vrai, mon mensonge est la seule conséquence possible d’événements qui ont eu lieu bien avant que je ne pense à mentir, et même bien avant ma naissance. Les lois de la nature ne laissent pas de place à un futur dans lequel je ne mentirais pas. Mais comme je n’ai aucun contrôle sur ces événements passés, ni bien sûr sur les lois de la nature, je n’ai, d’après P. van Inwagen, aucun contrôle sur mon mensonge.
La fécondité du livre provient de la lumière qu’il jette sur les différentes prémisses de cet argument, et en particulier sur ce que P. van Inwagen appelle « la règle bêta ». Il s’agit en quelque sorte d’un principe de transitivité de l’impuissance, qui stipule que, si ni les déterminants d’un événement ni la relation de détermination ne sont sous mon contrôle, alors l’événement déterminé ne l’est pas non plus. Armé de cette règle, l’auteur peut conclure que, si je suis impuissant vis-à-vis des déterminants ancestraux de mon choix, alors je suis impuissant vis-à-vis de ce choix lui-même. Autrement dit, le déterminisme est incompatible avec le libre arbitre. La règle bêta permet notamment d’écarter la conception compatibiliste, moins exigeante, de la liberté de la volonté.
Mais la règle bêta soulève aussi son lot de problèmes pour l’incompatibiliste. En effet, le quatrième chapitre s’achève sur un rebondissement étonnant : la découverte de cette règle parmi les prémisses d’un argument en faveur de l’incompatibilité du libre arbitre et de l’indéterminisme, argument que P. van Inwagen appelle du nom de la revue britannique Mind. La meilleure version de cet argument soutient qu’un acte indéterminé ne saurait être sous mon contrôle, puisque, par définition, sa détermination ne pouvait être sous mon contrôle [1]. S’il est indéterminé que je mente ou non, alors je ne suis pas en mesure de déterminer si je vais mentir, et je n’ai pas le choix de mentir ou non. P. van Inwagen confesse ne pas trouver de faille évidente dans cet argument, mais il souligne que son adversaire compatibiliste est dans une position tout aussi délicate, puisque, s’il utilise lui aussi la règle bêta, il doit admettre l’argument de la conséquence.
Quelle conception du libre arbitre ?
À moins que l’argument de la conséquence et l’argument Mind ne soient utilisés ensemble. Le libre arbitre que P. van Inwagen décrit ne serait-il compatible ni avec le déterminisme ni avec l’indéterminisme ? Serait-il donc impossible ? Le compatibiliste trouvera là une raison de rejeter cette conception exigeante du libre arbitre, et notamment de rejeter la règle bêta. Le pessimiste, quant à lui, y trouvera une manière de saper notre croyance au libre arbitre.
Le rôle des deux derniers chapitres de l’ouvrage est alors crucial et double : l’auteur doit nous convaincre d’une part d’admettre la règle bêta, et d’autre part de ne pas rejeter l’existence du libre arbitre exigeant qui en découle. Est-ce que, pour être libre de mentir ou non, je dois tenir en mon pouvoir tout déterminant de ma décision ? La question est de savoir si c’est là la conception de la liberté de la volonté qui nous tient à cœur, et dont nous serions dévastés d’apprendre qu’elle ne s’applique à aucun de nos actes.
En réponse, P. van Inwagen lie cette conception à deux pratiques essentielles de nos vies mentales et sociales : la délibération et la responsabilité morale. Il soutient ainsi que, si je ne tenais pas en mon pouvoir la détermination de mon choix, alors je ne saurais être tenu pour responsable de mon mensonge. Après tout, je n’étais pas en mesure de ne pas mentir. Toutefois, admettons que j’aie occupé une position dans laquelle je pouvais décider ou non de mentir, mais que j’aie été le genre de personne qui ne pouvait pas s’empêcher de mentir dans ces circonstances. Ne puis-je pas alors être tenu pour responsable ? P. van Inwagen dira que non, puisque je n’étais pas en mesure de ne pas mentir. Il applique la même règle bêta à la responsabilité morale : comme je ne peux pas être tenu pour responsable des déterminants ancestraux de mon mensonge, je ne peux pas être tenu pour responsable du mensonge qu’ils déterminent. Je serais donc digne de pitié, mais pas de blâme. Nous touchons là au fond du débat entre deux conceptions de la liberté et de la responsabilité.
Si P. van Inwagen a raison sur ce point, alors la conception exigeante du libre arbitre, incompatible avec le déterminisme, décrit le mieux la liberté de choix qui nous tient à cœur. Sans elle, pas de responsabilité morale.
Pessimisme ou responsabilité morale ?
L’auteur voit là non seulement une raison de choisir cette conception exigeante du libre arbitre, mais aussi une raison de croire au libre arbitre qu’elle décrit. Pour soutenir cet argument étonnant, il nous invite à mettre en regard la plausibilité du déterminisme et les conséquences d’un renoncement à toute responsabilité morale. Il soutient que rien ne nous engage, dans l’état actuel de nos connaissances, à devenir pessimistes, et que le coût d’un rejet de la responsabilité morale doit alors nous incliner à accepter que nous disposons du libre arbitre. Il ne s’agit pas de se reposer sur une croyance naïve à la responsabilité morale, mais d’adopter une posture critique vis-à-vis des raisons que nous pourrions avoir de l’abandonner. Toutefois, puisque la responsabilité morale nous tient tellement à cœur, le lecteur pourra se demander s’il ne convient pas justement d’adopter la même posture critique à son encontre. Pouvons-nous nous reposer sur elle pour trancher entre deux visions du monde, même en l’absence d’argument décisif ?
P. van Inwagen cherche en effet les racines de la position pessimiste dans une vision du monde qu’il nomme « scientiste ». Celle-ci postule la réductibilité de tout ce qui se produit dans le monde à des phénomènes microphysiques. Tout ce qui se produit à l’intérieur d’un être humain serait donc, in fine, réduit à des événements que décrivent les lois de la physique. Et ces dernières ne laisseraient pas de place à l’occurrence d’événements (déterminés ou non, d’ailleurs) qui témoigneraient du libre arbitre d’une quelconque personne. Il n’y aurait tout simplement pas de place dans le monde pour la source d’indétermination dont le libertarianisme a besoin. Il n’y aurait de place que pour des causes physiques et des hasards. Bien que P. van Inwagen admette ne pas pouvoir mettre le doigt sur l’erreur que commet une telle vision du monde, il remarque que nos connaissances scientifiques sont trop limitées pour la soutenir, et répond donc qu’elle ne doit pas l’emporter (pour l’instant) au regard du coût que représente l’abandon de la responsabilité morale.
Ce détour par les racines de la position adverse souligne le conflit entre la vision de l’homme nécessaire à l’existence du libre arbitre exigeant et une vision que les philosophes contemporains appelleront plus volontiers naturaliste que « scientiste ». Les naturalistes pourraient être tentés d’accuser P. van Inwagen de se bercer d’illusions, puisqu’il choisit de croire au libre arbitre afin de justifier des pratiques et des modes de raisonnement, mais en l’absence de toute preuve empirique de son existence. Toutefois, ils doivent eux aussi mettre en regard la plausibilité de leurs principes fondamentaux avec les siens, et sans doute admettre que leur demande d’une preuve empirique, indépendante de nos pratiques, relève elle-même de la vision naturaliste. L’auteur nous invite à nous interroger sur nos raisons, rarement articulées, d’accepter une telle vision du monde. Le naturaliste ne trouvera pas d’argument pour changer d’avis, mais tirera profit de cette invitation à examiner ses présupposés.
Retour sur la conception du libre arbitre
L’argument parallèle de l’auteur à propos de la délibération est sans doute plus frappant, puisqu’il touche à une activité mentale intimement vécue. P. van Inwagen soutient que nous ne pouvons pas réfléchir à nos actes sans nous appliquer le concept exigeant de libre arbitre. Délibérer consiste à se demander ce qu’il convient de faire, et la question perd son sens si nous sommes convaincus que l’issue est déjà déterminée. Le critique de P. van Inwagen peut encore se demander s’il y a réellement là une raison de croire au libre arbitre, plutôt qu’un postulat infondé et une illusion rassurante. Toutefois, il peut aussi remettre en question la prémisse de l’argument, et se demander si la délibération se heurte réellement à la détermination. Lorsque je délibère, je cherche de bonnes raisons d’agir, des raisons qui ne laisseront peut-être plus de place à l’hésitation, de sorte que mon appréciation de ces raisons déterminera ma décision. De même, lorsque je me demande ce qu’il convient de croire, j’admets souvent que les preuves, bien comprises, détermineront mon jugement. Il semble dans les deux cas que je puisse engager une réflexion tout en pensant que son issue sera déterminée.
Les défenseurs du compatibilisme, qui ne voient pas dans le déterminisme d’obstacle à la liberté, peuvent appuyer leur conception moins exigeante de la liberté de la volonté sur des remarques comme celles-ci. Nous touchons ici au point le moins satisfaisant de l’ouvrage, le refus d’engager le dialogue avec la conception compatibiliste du libre arbitre, et pas seulement avec les arguments en sa faveur. Un tel dialogue est pourtant essentiel pour juger de la plausibilité respective des trois grandes positions, notamment lorsque, parvenu au terme de l’ouvrage, le lecteur a bien saisi les coûts philosophiques de celle de l’auteur. Alors que P. van Inwagen confronte sa réflexion à la vision naturaliste et pessimiste, il considère que l’étude des arguments lui a suffi à écarter le compatibilisme, c’est-à-dire à trancher la question de l’exigence du libre arbitre. C’est d’autant plus regrettable qu’il doit reconnaître lui-même que son arbitrage est loin d’être catégorique. Ainsi nous enjoint-il, si le déterminisme venait à être établi au fil du progrès des sciences empiriques, à revenir sur ses conclusions et à opter pour le compatibilisme plutôt que pour le pessimisme. C’est reconnaître implicitement la possibilité de développer une approche du libre arbitre moins exigeante, et néanmoins à même de tenir son rôle dans nos vies mentales et sociales. Certains choisiront d’explorer cette alternative dès maintenant. Le lecteur intéressé trouvera de riches pistes de réflexion dans les travaux de John Martin Fischer, Susan Wolf ou Carolina Sartorio.
Les questions que devra se poser le lecteur illustrent néanmoins la richesse du texte, qui invite à une réflexion critique, souvent difficile, voire aporétique, sur un des concepts les plus controversés de l’histoire de la philosophie. Bien que l’argumentation aille sans relâche dans la direction de l’existence d’un libre arbitre exigeant, sa rigueur et l’honnêteté intellectuelle qui en découle faciliteront la réflexion propre du lecteur. Celui-ci en tirera également une grande leçon de méthode philosophique, et notamment d’usage intelligent des arguments formels et d’attention à l’équilibre dialectique dans un argumentaire au long cours. Le lecteur intéressé par la postérité du débat trouvera d’autres références utiles dans la préface de Cyrille Michon, qui s’efforce de compenser le jugement négatif et injuste que porte l’auteur sur les travaux plus récents dans sa propre préface à cette traduction.
Recensé : Peter van Inwagen, Essai sur le libre arbitre, traduction française de Cyrille Michon, Vrin, 2017, 272 p., 28 €.