En s’attachant aux textes et à l’histoire des mots, Jean-Louis Roch met l’accent sur l’ambivalence du sentiment de charité au Moyen âge, et montre comment la figure du pauvre se désacralise à la lisière de la modernité.
En s’attachant aux textes et à l’histoire des mots, Jean-Louis Roch met l’accent sur l’ambivalence du sentiment de charité au Moyen âge, et montre comment la figure du pauvre se désacralise à la lisière de la modernité.
L’étude de la pauvreté et de l’exclusion dans l’Europe médiévale et moderne connaît un fort regain d’intérêt chez les historiens, en particulier depuis le succès des travaux de Giacomo Todeschini (Au pays des sans-nom, 2015), et comme en témoignent ce nouveau livre de Jean-Louis Roch, ou encore, tout récemment, le Vivre Pauvre, de Laurence Fontaine. Longtemps resté dans l’ombre tutélaire de figures aussi importantes que Michel Mollat (Les Pauvres au Moyen Âge, 1978) ou Bronislaw Geremek (Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, 1976), le sujet se trouve renouvelé par les publications récentes, qui mettent en particulier l’accent sur l’expérience de la pauvreté, et la définition même du pauvre, comme des modes d’exclusion et d’altérisation ayant cours à partir de la fin du Moyen Âge, dans un monde urbain de plus en plus dense, et juridiquement et politiquement construit.
L’étude de Jean-Louis Roch est une contribution bienvenue dans cette actualité historiographique, celui-ci revendiquant la filiation avec Mollat, directeur de sa thèse de doctorat soutenue en 1986, comme avec Geremek, dont l’auteur partage non seulement le cadre thématique, mais aussi l’intérêt tout particulier pour une approche sémantique, visant à reconstituer le lexique de la pauvreté et de la misère à la fin du Moyen Âge, non seulement pour approcher les dynamiques sociales par leur représentation, mais aussi pour construire, à travers ce vocabulaire, une véritable généalogie de la figure de l’exclu.
Pour poser le cadre historique de son étude, Jean-Louis Roch met l’accent sur une approche de la pauvreté par les sources textuelles, notamment sur l’expérience de la misère. Celle-ci est conçue, non pas uniquement comme manière de vivre la pauvreté par ceux qui en souffrent eux-mêmes, mais comme façon de l’appréhender pour l’ensemble de la société. À partir des XIIe-XIIIe siècle, avec l’essor des villes et des inégalités visibles à l’intérieur de celles-ci, tous doivent en effet s’habituer à la présence d’une nouvelle population importune, largement indésirable, et pourtant indispensable. Au-delà de l’utilité d’une main-d’œuvre à bas prix, Jean-Louis Roch souligne en effet l’insertion du phénomène de pauvreté dans un équilibre social dominé par la doctrine chrétienne. Aussi le pauvre a-t-il un rôle qui dépasse celui de borne de la société civilisée, ou de repoussoir pour ses membres, et qui renvoie aussi bien à la personne du Christ qu’à l’économie chrétienne du salut des âmes.
Dans la pauvreté se jouent en effet à la fois le salut du pauvre et celui du riche. La pauvreté, malgré les représentations négatives, est nécessaire au sein d’un environnement social où le pauvre est destinataire de l’aumône, condition du salut pour celui qui ne l’est pas. De ce fait également, le pauvre doit savoir accepter sa situation, contre toute idée de mobilité sociale, d’égalité ou de réparation des injustices du sort. Le pauvre, dernier de la hiérarchie sociale, voit quant à lui son salut dans la souffrance même, et le fait d’endurer les épreuves qu’il subit. Mais si « la pauvreté est un moyen de salut pour le pauvre », c’est seulement « à la condition qu’elle soit endurée patiemment » (p. 171). Cette logique se retrouve aussi bien dans les sources littéraires que chez les théologiens, qui, comme Thomas d’Aquin, citent l’homélie sur l’avarice de Basile de Césarée : « tu es dans l’abondance, ton voisin est réduit à mendier, pourquoi cela ? Pour que tous les deux vous acquériez des mérites, toi par une bonne dispensation, lui par une grande patience [1] » (p. 174).
Le rapport des sociétés urbaines à la pauvreté évolue, en particulier après la Grande Peste, à partir de 1348, et l’accroissement rapide d’une population de miséreux surnuméraires que l’offre de travail raréfiée ne peut absorber, chômeurs, mendiants. Une nouvelle distinction prend alors son essor, entre bons et mauvais pauvres, vrais et faux mendiants : mendiants valides, vagabonds, fainéants. Elle est associée à des réglementations nouvelles visant à réprimer ceux-ci, les contraindre au travail, et empêcher le vagabondage. Dans ce moment de basculement s’enracine toute la police moderne de la pauvreté, et la disqualification des droits des pauvres à l’assistance.
Si la figure du pauvre se trouve ainsi désacralisée, pourtant, le rejet de la mobilité sociale reste prégnant, ce que Jean-Louis Roch appelle « l’éradication du désir d’ascension sociale » (p. 71), celui-ci allant à l’encontre d’une société d’ordres qui, à la fin du Moyen Âge, se renouvelle et se renforce. Celle-ci est observée aussi bien par la condamnation de la mobilité géographique et l’importance de la figure du vagabond, largement identifiée par Geremek comme figure dangereuse et méprisable dans son livre Truands et misérables (1980), que par la critique des « gens qui se mêlent de trop de métiers » (p. 35) ou la manière littéraire de tourner en dérision les figures de l’ascension sociale que sont l’écolier ou le soldat (p. 46-47). Jusqu’au XVIe siècle et chez Rabelais persiste ainsi l’idée que chacun doit rester à la place qui lui a été donnée, le théâtre fournissant à l’appui de celle-ci ses archétypes, tel le topos du pauvre joyeux, véritable « antidote à la revendication égalitaire » (p. 50).
Réservant une large place à la littérature théâtrale, celle des farces et des soties, Roch s’inscrit plus encore dans la lignée de Geremek, et notamment de son incursion dans la « littérature de gueuserie » dans les Fils de Caïn (1980). Le rire (tout comme d’autres formes de violence symbolique ou physique contre les pauvres) s’avère ainsi imprégné d’une fonction quasi-rituelle. Exercé au détriment du mendiant dans le « théâtre des exclus [2] », comme il l’est peut-être dans les pratiques courantes de l’aumône, il permet de corriger le pauvre lorsque celui-ci manque de patience, de reconnaissance, ou simplement de morale. Il opère dans le même temps une mise à distance ou « désidentification » qui soutient aussi la logique de la pitié et de la charité : « il ne sert pas seulement à stigmatiser l’immoralité, il joue aussi un rôle conjuratoire » (p. 182). La moquerie ne découle pas seulement d’une ignorance ou d’une incompréhension vis-à-vis de la figure du pauvre, mais aussi d’une volonté de se mettre à l’écart de la pauvreté. C’est là, du moins, l’un des aspects illustrant l’ambivalence du don charitable comme pratique quotidienne et obligatoire, et de ses motivations dans l’environnement urbain médiéval et moderne.
Cette littérature de dérision constitue l’une des principales pistes pour identifier un discours populaire sur la misère. Roch rappelle (p. 200) le piège, identifié par Todeschini, consistant à n’approcher la pauvreté qu’à partir du discours des élites – faisant dire à l’historien italien qu’« on ne peut écrire sur les pauvres du Moyen Âge, que l’histoire de leur exclusion, de leur dévalorisation et de leur infamie ». Or, il existerait bien, selon l’auteur, une façon d’approcher les spécificités propres à la pauvreté médiévale : la récurrence des famines et des pestes ; l’interpénétration aux marges de la société de la mendicité, des guerres, du vagabondage et de la criminalité ; l’importance des mécaniques d’hospitalité et d’entraides ; et enfin l’absence d’État, le rôle prépondérant de formation des discours et d’encadrement des institutions d’assistance revenant à l’Église.
Vivre la misère signifie en effet aussi en vivre la proximité, la vivre comme perspective omniprésente, menaçante, pour le chrétien soumis aux caprices de la Fortune. Dans cette expérience même s’enracine l’ambivalence du sentiment charitable, perpétuée dans les ambiguïtés de systèmes modernes d’assistance dont la fonction demeure aussi l’exclusion du mauvais pauvre. S’ils tombent hors du champ retenu par l’auteur, on peut du moins signaler l’intérêt soutenu des canonistes et des théologiens pour la question des droits des pauvres jusqu’au XIIIe siècle, étudiée dans le cadre scolastique, et qui ne survit guère après le XIVe siècle [3].
Si le livre de Jean-Louis Roch, parce qu’il reprend en partie des textes déjà publiés par ailleurs, n’est pas totalement dépourvu des inconvénients inhérents à ce type de publication (quelques répétitions, et une certaine hétérogénéité formelle), l’accent mis sur le vocabulaire de la pauvreté met parfaitement en évidence la concomitance entre l’apparition de dynamiques sociales et l’invention langagière. Le français naissant voit en effet apparaître et évoluer nombre de termes désignant les miséreux, et dont le sens moderne a souvent évolué, non seulement vers un sens péjoratif, mais parfois très éloigné de l’usage originel. Ainsi du truand, qui n’est autre qu’un mendiant, sans nuance de tromperie (p. 116) ; du ribaud, désignant d’abord le degré inférieur de la soldatesque, avant de dériver vers l’évocation de la débauche (p. 120) ; du coquin, ou garçon de cuisine (p. 123) ; du bélître, réservé aux faux mendiants (p. 125) ; du trucheur, qui ajoute à la mendicité l’idée de ruse, de truc (p. 151) ; du cayman dont dérive le terme moderne « quémander », et qui renvoie à la figure de Caïn, modèle chrétien du traître (tout autant que Judas), et « père des races vagabondes » (p. 133). Ainsi, encore, du gueux, du coquillart, du harlot, du gredin, du maraud, du bribeur…
Parmi ces mots, celui de méchant retient tout particulièrement l’attention (p. 94-101). Le meschant est en effet d’abord celui qui tombe dans la meschance, qui souffre de mauvaise fortune. Par extension, il désigne aussi le pauvre. Le méchant est donc à l’origine, simplement, le malheureux, avant de signifier dès le XIVe siècle celui qui est enclin au mal. Jean-Louis Roch voit dans ce glissement le signe d’une double évolution et d’un renouvellement du regard sur le pauvre, qui aboutit à ce que celui qui subit le mal soit aussi celui qui le fait – voire à ce qu’il le subisse parce qu’il le fait. Premier changement : l’intervention de la responsabilité humaine, et l’idée conséquente que le pauvre est responsable de sa pauvreté. Deuxième point : le rapprochement au sein des discours entre bassesse sociale et bassesse morale. Oubliant la vieille idée de la roue de Fortune (p. 102), les communautés de la modernité naissante ne voient pas plus de chance chez le « fortuné » – le riche – que de malchance chez le « méchant », dont la meschante vie ne tient plus de l’accident, mais d’un style de vie librement choisi (p. 105).
En cela, l’étude de Jean-Louis Roch dépasse le regard médiéval sur la pauvreté, et éclaire la tension persistante entre assistance et rejet des miséreux. Opérée par la moquerie, par le rire, et par le geste même de l’aumône, la mise à distance médiévale, largement théâtralisée du pauvre, est ainsi perpétuée par la police moderne des pauvres – et jusqu’à nous ? – « par l’exclusion, le travail forcé et bientôt l’enfermement » (p. 186).
par , le 21 août 2023
Julien Le Mauff, « Les mots de l’exclusion dans l’Europe médiévale », La Vie des idées , 21 août 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vivre-la-misere-au-moyen-age
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[1] Pour ce passage que l’on retrouve dans la Somme théologique (IIa IIae q. 32 a. 5), l’auteur reprend la traduction un peu désuète de dispensatio comme « gestion », mais le mot originel et le contexte renvoient directement à l’idée de distribution.
[2] Voir Jelle Koopmans, Le Théâtre des exclus au Moyen Âge : hérétiques, sorcières et marginaux, Paris, Imago, 1997.
[3] La grande étude à ce sujet est celle de Gilles Couvreur : Les Pauvres ont-ils des droits ? Recherches sur le vol en cas d’extrême nécessité depuis la Concordia de Gratien (1140) jusqu’à Guillaume d’Auxerre, Rome, Editrice Università Gregoriana, 1961.