Qu’est-ce que « dessiner l’Histoire » ? La généalogie des images du passé et la fréquentation des auteurs de bande dessinée ouvrent de nouvelles pistes au chercheur.
Qu’est-ce que « dessiner l’Histoire » ? La généalogie des images du passé et la fréquentation des auteurs de bande dessinée ouvrent de nouvelles pistes au chercheur.
Cet essai inaugure à la fois la collection « Graphein » aux éditions Le Manuscrit et conclut un cycle de séminaire sur les écritures visuelles de l’histoire de la bande dessinée [1]. En pénétrant les ateliers de dessinateurs de bande dessinée qui se saisissent de l’histoire, attentif au geste, Adrien Genoudet ne propose pas ici simplement une réflexion sur l’histoire et sa représentation, mais sur l’écriture même de l’histoire. Questionnant le « concept culturel d’histoire » en interrogeant la notion de passé, il installe sa réflexion dans le giron d’une histoire culturelle renouvelée (Pascal Ory a signé la préface de l’ouvrage).
Durant la seconde moitié du XXe siècle, la communauté historienne s’est interrogée sur l’histoire et la mémoire comme deux rapports différents au passé. Les historiens et leurs discours prenaient alors une place singulière dans l’espace public, certains d’entre eux étant convoqués comme experts auprès des juges, des hommes politiques ou bien encore des animateurs culturels. Comme le souligne Gil Bartholeyns, ces deux notions n’épuisent pas à elles seules les relations entretenues avec le passé : il s’agit de proposer « la séparation conceptuelle entre “histoire” et “passé” pour penser une relation au passé au second degré » [2].
Adrien Genoudet, à sa suite, constate qu’« il n’y a d’histoire que plurielle et amalgamée et que si l’histoire n’a plus véritablement de sens, il faut aller dorénavant explorer les pratiques culturelles de l’histoire » (p. 39). De quelle histoire est-il question, quand des auteurs choisissent de « dessiner l’Histoire » ? Dessiner, c’est donner à voir ce qui n’est plus, à partir de traces médiatisées qui se transmettent et se commettent au fil du temps, faire émerger un passé qui, parce que graphique, est forcément visuel. Dans la lignée de Michel Foucault [3], l’auteur propose d’étudier la généalogie visuelle de ces images du passé. Pour mieux les appréhender, il choisit le dialogue avec les dessinateurs et privilégie les auteurs de bande dessinée qui, à travers leurs ouvrages, recomposent le passé.
Dans une première partie, Adrien Genoudet s’attache à déceler, dans la pratique des dessinateurs, la « part inspirée du dessin ». Il choisit de se situer « au niveau de l’origine, au niveau de ce "Vésuve humain" dont parle Zweig, de ces mains qui tremblent et qui tracent » (p. 21). Dans un premier temps, il revient sur les formes d’apprentissage du dessin instituées au fil des siècles en Occident. Il souligne la place des maîtres, l’habitude presque nécessaire d’exercer son trait à partir de modèles, afin de « copier pour apprendre et s’inspirer pour être original » (p. 61). De l’apprentissage comme appropriation ? Ainsi, quand un dessinateur en vient à faire son geste, c’est avec un « critérion de l’art » déjà chargé.
Dans une autre perspective, Adrien Genoudet s’arrête sur une méthode d’enseignement de l’histoire par le dessin [4]. Son auteur, Charles Denizard, invite l’écolier à se familiariser avec l’histoire en accompagnant un texte de formes à dessiner, afin de permettre aux élèves de « visualiser l’époque qu’ils étudient » (p. 71). Chaque élève est invité à les colorier avec son propre imaginaire, ce qui aboutit à une figuration de l’histoire singulière, à la fois proche et distincte de celle de son camarade. Sous cet angle, souligne l’auteur, l’écriture de l’histoire se trouve « largement dominée par le passé en tant que performance visuelle » (p. 73).
L’analyse se concentre ensuite sur le « geste photo-graphique ». Saisie par les peintres naturalistes ou par les dessinateurs de bande dessinée, la photographie est souvent employée pour figurer une réalité. L’auteur s’arrête plus spécifiquement sur la bande dessinée, dont l’une des spécificités est d’intégrer le dessin dans une séquence graphique. Le dessinateur se forge « un catalogue visuel mental ou inspiré » (p. 89) pour réussir, au fil des pages, à installer le récit, l’évocation, le témoignage qu’il souhaite transmettre. Les dessinateurs de bande dessinée choisissent souvent de s’inspirer de la photographie : réalisant un travail de documentation, ils s’imprègnent d’un visuel déjà là pour bâtir une toile de fond à leur récit. Prenant appui sur le travail de plusieurs dessinateurs, Adrien Genoudet éclaire différents procédés appropriatifs mis en œuvre par les dessinateurs.
Ces usages et appropriations de l’image photographique interrogent le chercheur pour ce qu’ils ont à dire « sur la pratique culturelle de l’histoire comme science de la vérité, du vrai, voire du vraisemblable » (p. 77). La photographie semble être gage de vérité historique et conditionner la visualité de l’histoire. La Grande Guerre, à l’instar d’autres épisodes du XXe siècle, est pensée à travers un ensemble de formes visuelles dont la généalogie, qui se déploie jusqu’à aujourd’hui, vient souligner une fois de plus l’importance de la visualité de l’histoire dans son écriture et sa compréhension. C’est tout l’enjeu du livre.
La deuxième partie de l’essai ajuste la focale sur deux auteurs de bande dessinée, David Vandermeulen, auteur belge, et Séra, auteur franco-cambodgien. L’atelier de ces dessinateurs devient le laboratoire du chercheur. De l’expérimentation de l’un dérivent les questionnements de l’autre. Adrien Genoudet examine le geste de ces créateurs à la lumière de leurs inspirations, outils et techniques, de leur sensibilité, pour tenter d’y déceler la performance des images. Des images qui naissent ici dans le désir de s’approcher au plus juste d’un passé qu’elles souhaitent incarner par le trait, afin de le donner à voir.
David Vandermeulen, dans sa série qui a débuté par Fritz Haber [5], et Séra, dans deux de ses ouvrages sur le génocide cambodgien [6], témoignent de différentes manières de donner à voir le passé et d’user du passé pour aboutir à une création. Tous deux révèlent les contours d’un « passé recomposé ». Le chercheur tente alors de dénouer la tension entre la singularité de l’auteur et la généalogie visuelle de son dessin, en analysant les processus de création qu’il a mis en œuvre.
Le long travail de composition de l’image mené par David Vandermeulen donne à réfléchir sur la texture des images du passé. Composées à partir de multiples bribes visuelles, l’auteur s’approprie des images de temporalités différentes et les restitue dans un subtil jeu de concordance des temps. Par ce long travail de patine et d’actualisation, il re-présente, il donne naissance à « une visualité de la Belle Époque teintée de fin-de-siècle et de Grande Guerre ». La vraisemblance recherchée par le dessinateur est tout autant « troublante qu’engageante » (p. 133) : elle interroge l’écriture de l’histoire et vient esquisser de « nouvelles questions quant à la notion culturelle de passé ».
De son côté, le travail de Séra est le fruit d’un engagement. Partant d’une période traumatique et de sa propre contemporanéité, il tente de mettre des images sur un passé, dont il ne subsiste que peu de traces visuelles. À la différence de David Vandermeulen, certaines des sources qu’il mobilise sont montrées, « insérées aussi en tant qu’images et donc en tant que composantes du passé » (p. 142). Il souhaite faire œuvre d’histoire visuelle, là où justement l’histoire est béante. D’une autre manière, il donne à voir les visages de personnes aujourd’hui disparues, dont il recompose la présence en s’appropriant des formes qui subsistent.
Ces morts observent le lecteur et par là l’interpellent ; l’auteur le prend à témoin. Le passé est ainsi réactualisé dans l’injonction latente de regarder et de ne pas oublier. Par son ouvrage, Séra produit « un espace mémoriel » (p. 153).
Dans cet ouvrage, part belle a été donnée au geste du dessinateur, à ce trait chargé qui, déposé sur le papier, forme et libère les images du passé. La dernière partie offre un retour à la pratique de l’historien, à son geste d’écriture, à son risque d’imposture. Écrire l’histoire, c’est s’engager ; se commettre avec ce qui a été, retracer ce qui fut avec ce qui nous fait aujourd’hui.
Si Dessiner l’Histoire semble répondre à l’idée d’« écrire l’Histoire », il est possible, peut-être même nécessaire, d’envisager une écriture visuelle de l’histoire. Ce livre en fait le pari. Regardeur, chercheur, auteur : écrire une histoire visuelle, c’est percevoir le temps passé en tant que visuel, se confronter au passé comme image composée et analyser « comment la visualité des époques passées s’imposent dans nos mémoires et quelle est leur performance dans notre société contemporaine » (p. 174).
Le débat est ouvert. Il est à espérer que les futurs essais de cette collection creuseront le sillon, en s’interrogeant par exemple sur la forme de la bande dessinée dans laquelle le dessin n’est pas produit par le scénariste. Ou encore : existe-t-il des trous noirs dans la représentation de l’histoire, des passés sans image ?
par , le 25 décembre 2015
Julie Demange, « Visualiser le passé », La Vie des idées , 25 décembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Visualiser-le-passe
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[1] Séminaire « Les écritures visuelles de l’histoire de la bande dessinée » : Programme du Cycle 2014-2015 et Programme du cycle 2015-2016.
[2] Gil Bartholeyns, « Loin de l’Histoire », Le Débat, vol. 177, n° 5, novembre 2013, p. 119.
[3] Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008.
[4] Charles Denizard, La Leçon de dessin historique des écoles primaires de garçons. Nouvelle méthode de dessin à la plume dessinée d’après le grand ouvrage de Cochin, Paris, 1868.
[5] David Vandermeulen, Fritz Haber, Paris, Delcourt, 2005-2014, 4 tomes parus (série en cours).
[6] Séra, L’eau et la terre : Cambodge, 1975-1979, Paris, Delcourt, 2005, et Lendemains de cendres, Paris, Delcourt, 2007.