La lenteur n’est pas un défaut de vitesse, mais bien plutôt le plus haut degré de résistance à un monde qui s’emballe et cherche à enrôler les hommes dans une course sans fin vers l’accélération.
La lenteur n’est pas un défaut de vitesse, mais bien plutôt le plus haut degré de résistance à un monde qui s’emballe et cherche à enrôler les hommes dans une course sans fin vers l’accélération.
Le tableau Pluie, vapeur et vitesse peint par Turner en 1844 illustre bien l’objet du dernier essai de Laurent Vidal, historien spécialiste des circulations atlantiques et des villes brésiliennes. La scène est connue. Sur un pont enjambant un fleuve, une puissante locomotive transperce le flou de l’arrière-plan pour imposer son mouvement au regard du spectateur. Relégués sur les côtés, comme écartés par la vitesse de la machine, des personnages se démarquent péniblement, assis sur une barque, dansant ou menant des bêtes sur la rive. L’auteur note alors le contraste : « sur le pont de chemin de fer, dominatrice et superbe, la nouvelle époque triomphe déjà, ignorante de ceux qui ne peuvent entrer dans le rythme qu’elle impose » (p. 109).
Ces laissés-pour-compte du rythme moderne, ce sont les hommes lents dont Laurent Vidal propose ici une généalogie originale et utilement illustrée. Mobilisant peintures, œuvres philosophiques et poèmes, il nous amène à voir comment la lenteur est devenue une qualité sociale discriminante, attribuée à des figures diverses du Moyen Âge à nos jours : l’ « Indien paresseux » et le Noir « indolent », l’ ouvrier « lambin », « fainéant » ou « inattentif », l’exilé contemporain, etc. L’auteur décortique alors avec soin les évolutions sémantiques de ces nombreux adjectifs gravitant autour du terme central de lent. L’attention aux mots se retrouve d’ailleurs dans l’écriture elle-même, claire, soignée sans être prétentieuse, mais dont l’usage littéraire des analogies peut parfois poser un problème d’interprétation, nous y reviendrons. Soulignons enfin que l’essai revêt une dimension politique évidente (« faire face et front à un discours que l’on reçoit constamment, qui est le discours de l’efficacité, de la promptitude »). Il prolonge ainsi l’action de ces hommes lents qui ont su subvertir les temps modernes par les changements de rythme, en ralentissant la cadence à l’usine, expérimentant de nouvelles musiques, ou occupant les temps morts dans ces « territoires de l’attente » (p. 198) que sont les quais des villes-ports de l’Atlantique.
Dans l’introduction de cet essai, Laurent Vidal s’inspire du géographe brésilien Milton Santos et du poète Aimé Césaire pour contester « l’a priori d’une inadaptation fondamentale des lents au monde moderne » (p. 12). Et il consacre justement son premier chapitre à la généalogie de cette inadaptation, en commençant par l’étymologie du terme latin lentus : désignant à l’origine une forme molle, flexible, dans le monde végétal, son sens se restreint au XVIe siècle pour désigner une valeur temporelle. Des théologiens comme le dominicain Guillaume Peyraud associent ainsi dès le XIIIe siècle le péché d’acédie à l’oisiveté et à la lenteur (p. 37). À cette lutte religieuse contre la paresse coupable s’ajoute un souci marchand de la promptitude dans le domaine économique (p. 43).
Se dessine alors en creux une première figure sociale de l’homme lent qu’incarne idéalement, pour les Européens de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, l’ « Indien paresseux » du Nouveau monde (p. 49). Mais l’homme lent peut aussi être Européen et blanc, comme ces « slow men of London » (p. 63), protagonistes malheureux d’une ballade populaire anglaise qui moque l’inadaptation aux codes urbains de nouveaux arrivants dans la capitale. Dans tous les cas, à partir du XVIIIe siècle, les conditions sont réunies pour que la « lenteur sous toutes ses formes [soit] perçue comme une entrave au bon fonctionnement de la société » (p. 72).
La vitesse inédite de la vapeur et de ses applications industrielles alimente une « guerre aux lents », objet du second chapitre. Le machinisme et la multiplication des montres et horloges imposent au corps des ouvriers une nouvelle discipline temporelle (p. 107). Les termes « lambin » et « lambiner » stigmatisent ainsi, dès la fin du XVIIIe siècle, les travailleurs trop peu rapides (p. 99). Un siècle plus tard, c’est l’ « homme inattentif » qui désigne les inadaptés au travail industriel (p. 113). Colonisés, amérindiens et Noirs sont aussi accusés d’ « indolence » (p. 120), relégués en bas d’une hiérarchie sociale et raciale fondée notamment sur la vitesse célébrée par Georges Simmel, Filippo Marinetti ou encore Marcel Proust . Dans une hypothèse audacieuse mais qui mériterait d’être mieux démontrée, Laurent Vidal propose même de voir dans la « mise en camps » d’un certain nombre d’indésirables sociaux par le régime nazi « l’aboutissement de l’enfermement métaphorique dans des catégories discriminatoires de celles et ceux dont les gestes au travail et le mode de vie ne paraissent pas adaptés aux nouvelles normes rythmiques de la société » (p. 141).
Le troisième chapitre porte bien son nom d’ « Impromptu ». Sa brièveté fait d’ailleurs directement écho aux ruptures de rythme des hommes lents qu’il sert à introduire, ruptures « dont l’usage inattendu et inopiné peut devenir un moyen de contestation de leur mise à l’écart » (p. 147). Ces ruptures, au cœur du quatrième chapitre, prennent des formes diverses. Des esclaves ralentissent par exemple, dès le XVIIIe siècle, le travail dans les plantations, aux États-Unis et au Brésil. Des ouvriers écossais font de même à la fin du XIXe siècle pour obtenir une augmentation de leur salaire. Ils lancent ainsi un mouvement nommé Go Canny (« allez-y lentement ») (p. 156-157). Le sens de certains termes péjoratifs est parfois détourné, comme dans le Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880) ou l’Apologie des oisifs (1877) de Robert Louis Stevenson.
Mais ce sont surtout les villes-ports de l’Atlantique, Rio de Janeiro et La Nouvelle-Orléans en tête, et leur population de travailleurs peu qualifiés, les roustabouts, qui intéressent Laurent Vidal. Composée de déplacés Noirs et européens, anciens esclaves et immigrés, cette population alterne activité frénétique et temps morts. Elle fréquente aussi les « honky tonks » (des bars musicaux) où s’inventent ragtime, crioléus et stink music, autant de formes culturelles, corporelles et sensibles, qui envisagent « l’hypothèse d’un autre rapport au temps – non plus un temps qui domine, mais un temps qui libère » (p. 191).
Alors que l’auteur s’évertuait jusque-là à distinguer dans l’histoire différentes figures des hommes lents, il pose, à l’approche de sa conclusion, une question fondamentale : « et si la catégorie des hommes lents relevait des structures même de sociétés humaines, au lieu de surgir et se développer dans une conjoncture spécifique ? » (p. 199). Les exemples nombreux de classification sociale entre rapides et lents, notamment chez les tribus aborigènes australiennes étudiées par l’anthropologue Carl Georg von Braudenstein, le suggèrent. Laurent Vidal s’empresse toutefois de dépasser l’affrontement entre conjoncturel et structurel : « [s]i l’habitude de caractériser certains individus par la lenteur semble immuable (attestée dans différentes cultures et à divers moments), elle finit (du moins dans le monde occidental) par se transformer pour devenir au cours de son développement temporel […] une forme de discrimination sociale » (p. 202).
En conclusion, Laurent Vidal esquisse les contours de ce que seraient les figures contemporaines des hommes lents, exilés (p. 207) et Gilet jaunes (p. 212), hommes et femmes. Pourquoi ne pas avoir parlé de ces dernières avant ? Pour l’auteur, « c’est aux hommes que s’adressaient prioritairement les discours de mise au travail » (p. 209). L’assertion a de quoi surprendre. Les femmes n’ont jamais été absentes du travail salarié, même industriel. Et en se focalisant sur le salariat urbain, l’auteur néglige toutes les nuances du travail à l’époque moderne, dans lequel les femmes occupent une place centrale, aux champs ou dans les ateliers domestiques. Bien qu’exclues de la plupart des corporations [1], elles exercent librement certains métiers, notamment dans le petit et le grand commerce [2], et possèdent même parfois des entreprises [3]. Nous ne voyons donc pas pourquoi elles auraient échappé aux injonctions à la rapidité et aux discriminations par la lenteur qui touchent les hommes. De plus, l’accusation d’oisiveté, dont Laurent Vidal montre bien la place dans les hiérarchies sociales et raciales, nourrit aussi les hiérarchies de genre dans les espaces public et domestique. En 1531, un homme ayant tué sa femme obtient une grâce royale en dénonçant l’inactivité de cette dernière au foyer [4] ! Bref, il y avait là tout un imaginaire discriminant autour des femmes lentes, molles, paresseuses ou corruptrices, qui aurait eu toute sa place dans cet essai.
Notons enfin un problème suscité par l’usage de l’analogie dans l’écriture, dont on ne sait pas toujours si elle relève de l’évocation littéraire ou de la démonstration scientifique. Laurent Vidal estime, par exemple, que la syncope musicale, définie comme transformation des temps faibles en temps forts, caractérise en partie les musiques inventées dans les « honky tonks » des villes-ports de l’Atlantique :
L’analogie avec la situation des hommes lents dans la société de La Nouvelle-Orléans ou de Rio de Janeiro est dès lors claire : exclus, à la marge, ils s’octroient, par l’usage subtil de la syncope, un pouvoir qui leur permet de contrarier la temporalité nouvelle qui prétend les dominer, corps et âme (p. 190-191).
Que faire de cette analogie entre le procédé musical de la syncope et les attitudes des roustabouts à l’égard des temporalités dominantes, du travail portuaire notamment ? En conclure que les caractéristiques temporelles de ces musiques doivent être interprétées comme des signes de résistance à ces temporalités ? L’hypothèse est stimulante, mais la démonstration insuffisante. Nous nous situons probablement là dans les limites inhérentes à l’exercice de l’essai en histoire, où l’écriture, moins formalisée que dans l’article scientifique, laisse aussi plus de place à l’interprétation [5].
Mais cette réserve ne nous fait aucunement douter de l’intérêt scientifique du livre. Il complète utilement les travaux qui se sont focalisés sur l’accélération [6] ou la vitesse [7], décentre notre regard de l’Europe [8] à l’espace atlantique [9], et parvient à mobiliser de manière convaincante la longue durée en seulement deux cents pages. Et, au-delà des limites précédemment soulignées, c’est bien l’écriture de Laurent Vidal qui nous transporte avec aisance et bienveillance dans l’ingéniosité que déploient les hommes lents pour subvertir les discriminations temporelles de la modernité.
par , le 3 février 2021
Côme Souchier, « Salutaire lenteur », La Vie des idées , 3 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vidal-Les-hommes-lents
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[1] Mais pas toutes : voir Cynthia Truant, « La maîtrise d’une identité ? Corporations féminines à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Clio, n°3, 1996, p. 55-69.
[2] Christine Dousset, « Commerce et travail des femmes à l’époque moderne en France », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 2006, consulté le 21 janvier 2021 ; André Lespagnol, « Femmes négociantes sous Louis XIV. Les conditions complexes d’une promotion provisoire », dans Alain Croix, Michel Lagrée, Jean Quéniart, Jean (dir.), Populations et culture. Études réunies en l’honneur de François Lebrun, Rennes, 1989, p. 463-470.
[3] Une mère, Marie de Luxembourg, et sa fille Françoise possèdent ainsi une forge au début du XVIIe siècle dans le Pays de Châteaubriant. Nicole, Dufournaud, « Les femmes au travail dans les villes de Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles : approches méthodologiques », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest no 114 3, 2007, p. 47.
[4] Ibid., p. 44.]. Dans les écrits de Rousseau, l’oisiveté est présentée comme une caractéristique naturelle des femmes qui, dans les salons qu’elles animent, risquent de corrompre et d’efféminer les hommes. La féminité y est même associée à la « mollesse », nous renvoyant ainsi au premier sens de lentus[[ Yves Vargas, « Paresse et friponnerie », Cités, n° 21, no 1, 2005, p. 115 130.
[5] Pour Laurent Vidal, « l’historien [qui étudie les hommes lents] doit accepter l’audace d’une pensée poétique », p. 18.
[6] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2013.
[7] Christophe Studeny, L’invention de la vitesse. France, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Paris, Gallimard, 1995 ; Paul Virilio, Vitesse et politique : essai de dromologie, Paris, Éditions Galilée, 1977.
[8] C’est même plus précisément l’Europe à la jonction entre les XIXe et XXe siècles qui retient le plus souvent l’attention des auteurs, comme Kern, Stephen, The Culture of Time and Space 1880-1918, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1983.
[9] Vanessa Ogle avait même employé une approche globale du temps, mais toujours dans cette période restreinte, dans The Global Transformation of Time : 1870-1950, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2015.