Recensé : Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, « Théorie critique », traduit de l’allemand par Didier Renault. 2010 [2005]. 480 p., 27, 50 €.
Comment caractériser notre « modernité » ? Les analyses récentes sont nombreuses. Notre société serait aussi bien celle du « risque », de « l’information » et des « réseaux », de la « liquidité », de la « réflexivité », que de « la fin de l’histoire », de « la fin du sujet », de « la fin des idéologies », de « la fin du travail » ; ou encore, elle serait « postindustrielle », « postcoloniale », « postmoderne ». Malgré l’effet roboratif de ces analyses, il est souvent extrêmement difficile d’épouser un point de vue aussi large, surtout dans un contexte académique où la division du travail tend à pousser les chercheurs empiriques vers une spécialisation intense sur leurs objets. Cette spécialisation est gage de précisions et d’inférences mesurées, empiriquement valides, mais elle a pour revers un éclatement des perspectives et des résultats, en particulier dans le domaine des temporalités.
C’est à ce morcellement du travail scientifique sur le temps que Hartmut Rosa entend remédier dans Accélération. Une critique sociale du temps, en osant une ambitieuse théorie non pas sur le temps en général, mais sur la façon dont les sociétés occidentales modernes se rapportent temporellement à elles-mêmes [1]. Il s’appuie sur les acquis des études classiques de sociologie et d’anthropologie, selon lesquels l’expérience temporelle est ancrée dans les activités et les structures sociales [2], pour nourrir un projet dont la hauteur de vue peut intimider : « élucider la nature de ce complexe de structure et d’interprétation que nous appelons “modernité” dans sa dynamique et dans sa stabilité, dans ses tensions et ses évolutions » (p. 27). L’analyse des « structures temporelles » se présente comme la plus féconde entrée pour caractériser notre époque et permettre de diagnostiquer le passage, depuis les années 1970-1980, d’une « haute modernité » à une « modernité tardive ».
Dans le sillage des travaux de Reinhart Koselleck [3], Rosa fait de la « loi d’accélération » [4] le moteur commun à l’ensemble de l’époque dite « moderne ». L’expérience temporelle de la « modernité avancée » ne correspond cependant pas à une accélération pure ; elle a une structure paradoxale, résumée par l’expression empruntée à Paul Virilio : « l’immobilité fulgurante » [5]. Dans un essai d’une grande clarté, Rosa s’attache à proposer une explication systémique de ce paradoxe, et entreprend une évaluation de ses conséquences dont le ton catastrophiste laisse paradoxalement peu de prise à une ouverture proprement politique et critique.
L’immobilité fulgurante : une expérience paradoxale du temps
La société « moderne », apparue entre les XVIe et XVIIIe siècles, est caractérisée par « la temporalisation de l’histoire » (l’avenir se détache du passé, le temps n’est plus perçu comme cyclique), elle-même placée sous le régime de « l’accélération » [6]. Mais le développement de la modernité porte en lui la menace de la disparition de ses valeurs fondatrices. Notre problème ne serait finalement pas tant celui de l’accélération, que celui de l’expérience paradoxale du temps ; ce que Paul Virilio a qualifié d’« immobilité fulgurante ».
Ce paradoxe, que Hartmut Rosa prend à bras le corps, se manifeste sur trois niveaux temporels : au niveau de « l’histoire », on voit émerger dans le même temps des plaintes sur l’augmentation du rythme de vie et des déplorations de l’ennui ambiant ; au niveau du temps biographique, les individus doivent autant faire des projets sur les moyens et long termes qu’ils en sont empêchés en raison de la précarisation croissante des conditions structurelles (formation, emploi, famille) ; dans le temps quotidien, c’est l’adage « Plus nous gagnons du temps, et moins nous en avons » qui résume l’expérience de ce paradoxe.
Tout ne s’accélère donc pas. À la différence d’autres auteurs [7], Rosa ne fait pas de l’accélération un processus uniforme, valable pour toutes les sphères de la société. Il dénombre ainsi cinq « formes d’inertie » [8]. Mais ces ralentissements ne prennent sens que par rapport à la loi d’accélération, qui confère ainsi une structure paradoxale à notre expérience temporelle. « L’immobilité fulgurante signifie alors que rien ne reste ce qu’il est sans que quelque chose d’essentiel se transforme. […] Du point de vue individuel et collectif, c’est le passage d’un mouvement perçu comme dirigé à une dynamisation privée de direction qui suscite l’impression d’immobilité en dépit de, ou justement en raison, d’une dynamique événementielle élevée » (p. 344-345).
De la « loi d’accélération ».
Qu’est-ce qui accélère ? La métaphore, issue des sciences physiques, peut aider : dire qu’un mouvement s’accélère signifie que la vitesse parcourue par unité de temps augmente. Transposée à l’existence, cette définition permet de bien préciser ce que signifie l’accélération sociale : c’est une « augmentation quantitative par unité de temps » (p. 87). Cette augmentation inclut des distances, des messages, des expériences, des unions conjugales, des occupations professionnelles, entre autres. L’expérience de « l’accélération » correspond à un écart entre la croissance du nombre d’expériences vécues et le temps nécessaire pour les accomplir toutes, pour les métaboliser en récit, pour les « ruminer ».
Par cette clarification, l’auteur s’attaque de front au « déterminisme technique », i.e. à la thèse répandue selon laquelle l’accélération due aux innovations techniques serait la cause du sentiment que le rythme de vie s’accélère. Toutes choses égales par ailleurs, les innovations techniques devraient au contraire contribuer à une décélération du rythme de vie. Nous pouvons parcourir les distances, effectuer les tâches ménagères, communiquer plus rapidement. Pourtant, en s’appuyant sur les enquêtes statistiques états-uniennes sur les budgets-temps entre les années 1950 et les années 1970, l’auteur peut conclure, concernant les activités ménagères ou de transports, que « la consommation de temps s’avère relativement neutre vis-à-vis de l’innovation technologique » (p. 91). Il faut alors pouvoir expliquer pourquoi le fait de pouvoir faire des choses plus vite conduit à en faire toujours plus.
Il est nécessaire de distinguer conceptuellement trois manifestations types de l’accélération :
– l’accélération technique. Elle se résume par la « révolution du régime spatio-temporel ». La numérisation de l’information, permettant des communications instantanées, et la révolution des transports, entraînent une autonomisation croissante des activités vis-à-vis de leurs contraintes spatiales ;
– l’accélération du changement social. Malgré les difficultés pour définir théoriquement le changement social, l’auteur se focalise sur deux dimensions structurantes du statut social : la profession et la famille. Il paraît établi que sur ces deux plans, les changements ont lieu non plus d’une génération à l’autre (un métier et un conjoint pour la vie, comme c’était le cas à l’époque moderne) mais au sein d’une même génération (changements au cours d’une vie) ;
– l’accélération du rythme de vie, autrement dit la « raréfaction des ressources temporelles ». Elle se traduit objectivement et subjectivement. Objectivement, l’auteur cite pêle-mêle « la réduction de la durée consacrée aux repas ou au sommeil », « du temps de communication moyen entre membres de la famille », la recherche d’une intensification des activités (par le multitasking). Subjectivement, c’est l’étendue du « sentiment d’urgence » qui en est la preuve la plus sensible : le stress au travail et hors travail, la peur de ne plus pouvoir suivre, la fragmentation des expériences.
Cette clarification conceptuelle permet de proposer une théorie explicative de l’accélération. Elle a deux types de facteurs explicatifs : interne et externe. Le facteur interne renvoie à la « spirale de l’accélération » (p. 90), qui montre comment les trois types d’accélération distingués s’alimentent les uns les autres. L’élévation du rythme de vie, le sentiment d’urgence, le besoin ressenti de gagner du temps à faire les choses de plus en plus vite, sont de puissantes incitations à l’innovation et à donc à l’accélération techniques ; celles-ci alimentent l’accélération du changement social (les mutations technologiques transforment les réseaux de sociabilité et les relations sociales), qui à son tour alimente l’accélération du rythme de vie (l’instabilité croissante des conditions de vie tend à rendre les prévisions à moyen terme plus difficiles et à compresser les actions quotidiennes dans le temps du présent).
Cette spirale explique comment l’accélération s’auto-entretient ; elle n’est cependant pas suffisante pour expliquer l’émergence de ces croissances quantitatives par unité de temps. Rosa extrait analytiquement trois « moteurs externes », chacun associé à une logique d’accélération particulière. Le « moteur culturel » nourrit l’accélération du rythme de vie. La représentation « dominante » du temps, selon l’auteur, est celle d’un temps linéaire à l’avenir totalement ouvert. Cette perspective sécularisée de la vie a ôté toute crédibilité à une vie après la mort et à ses promesses d’éternité. L’horizon temporel de la vie, pour garder un sens, doit alors se raccorder « au temps du monde », c‘est-à-dire à l’ensemble des opportunités d’expériences saisissables au cours d’une biographie. Face à cet horizon borné, la façon d’accomplir une « vie bonne » passe par profiter le plus possible des occasions qui nous sont offertes. L’équivalent actuel de la vie éternelle passerait « par la représentation imaginaire d’une accélération illimitée » (p. 225) et par la multiplication de petites vies. Mais étant donnée l’accélération technique et l’augmentation (quantitative) des options, on peut identifier avec l’auteur ce qu’on pourrait appeler une baisse tendancielle « du taux d’épuisement des options », défini comme « la relation entre les possibilités du monde réalisées et réalisables au cours d’une vie » (p. 226).
Ce moteur culturel est ainsi indépendant du moteur économique capitaliste, résumé par Karl Marx comme étant une « économie du temps ». Dans un univers concurrentiel où « le temps, c’est de l’argent », sa mesure et son usage deviennent des enjeux décisifs. Le processus principal a été l’institutionnalisation du temps formel et sans qualités dans le monde du travail (temps « objectif » des horloges, indépendant des rythmes naturels ou affectifs) [9]. Ce temps abstrait, qui a d’abord favorisé une très nette séparation entre espace-temps du travail et des « loisirs », alimente depuis quelques décennies une dédifférenciation de ces espaces (signe du passage à la modernité avancée). La discipline « moderne », qui passait par des horaires stricts de travail et plus généralement d’emploi du temps [10], passe aujourd’hui par une autodiscipline pour atteindre un objectif dans un délai déterminé, quels que soient les moyens. Cet objectif de productivité et de rentabilité, encastré dans un temps linéaire formel et démultiplié par la financiarisation du capitalisme, incite à l’accélération technique.
Enfin, le moteur « sociostructurel » détermine l’accélération du changement social. Rosa s’appuie sur la théorie des systèmes de N. Luhmann, pour étayer cette troisième hypothèse. Chaque système (famille, profession, engagement associatif etc.) a tendance à grignoter sur les ressources temporelles nécessaires aux autres activités. Cet empiètement est expliqué par une tendance à l’avidité que chaque système porterait en lui, en raison, on peut le supposer, de sa rationalisation et de sa différenciation en sous-systèmes spécialisés.
Une nouvelle « cage d’acier » apolitique ?
« Le fait que l’accélération soit considérée comme une transformation temporelle bénigne ou maligne dépend naturellement de la prise en compte de ses conséquences […] » (p. 31). L’auteur évalue ainsi l’accélération à partir de deux concepts : l’identité situative et la politique situative.
L’accélération du changement social, qui se fait au rythme non plus générationnel mais intra-générationnel, implique d’abandonner toute cohérence biographique sur le long terme, tout en essayant de s’assurer une certaine prévisibilité en saisissant toutes les opportunités qui s’offrent. La conséquence est que l’individu accéléré se doit de ne plus valoriser l’attachement et le temps long de l’appropriation, mais au contraire l’indifférence au contenu des relations qu’il tisse. Sans le dire, Rosa semble s’inscrire dans la problématique wébérienne du « type d’homme dominant » que les circonstances d’une époque favorisent. La « modernité tardive » serait celle du « joueur », celui qui n’a pas l’ambition de modifier ou de produire des règles communes, qui cherche à s’en sortir du mieux qu’il peut ; quitte à tricher. Elle est aussi celle du « flâneur » : la continuité identitaire se fait non plus dans le contenu des échanges et des statuts mais dans la tendance à la multiplication (quantitative, serait-on tenté d’ajouter) des liens (p. 296).
Cette poussée accélératrice peut exacerber des tensions entre récit de soi, porté par un souci de continuité de l’expérience dans le temps, et incitations à renoncer rapidement aux expériences, par définition toujours changeantes et contingentes. L’auteur en veut pour preuve la récurrence de « pathologies sociales », symptôme du mal associé à cette poussée vers l’identité situative. Le fait que les « symptômes dépressifs » (p. 302) arrivent juste après les maladies cardio-vasculaires dans les pathologies les plus répandues dans le monde abonde dans le diagnostic que l’accélération a des conséquences négatives sur l’expérience temporelle. La dépression est en effet une maladie du temps, « le sentiment d’un temps coagulé, suspendu, et de l’absence d’avenir » (ibid.). Elle donne une formule pure de l’expérience de l’immobilité fulgurante : à un excès de stimulations et d’injonctions dans un temps très court, l’individu réagit par une expérience de l’arrêt du temps.
L’espace du politique fait aussi face à un paradoxe des horizons temporels. Les tendances économiques, techniques et sociales connaitraient un rythme de changement et de renouvellement bien plus élevé que celui du politique. Non pas au niveau de la décision, mais au niveau de la délibération démocratique. L’écart se creuse entre une politique qui ne peut plus anticiper les enjeux et qui n’est plus que réactive, bricolant des solutions dans l’urgence, et une exigence démocratique de délibération et de participation, qui prennent d’autant plus de temps que les décisions prises ont une portée irréversible sur le long terme (comme pour les déchets nucléaires) et que les acteurs revendiquent des intérêts diversifiés. Une tendance à déléguer la décision à des experts, dépourvus de légitimité démocratique, se justifie au nom de l’exigence de répondre au plus vite aux problèmes (p. 325). La sémantique politique de la « modernité avancée » ne serait plus celle du progrès et du contrôle collectif du devenir commun, mais celle de « l’adaptation » aux contraintes de la « modernisation » (p. 327).
L’identification des formes et des causes du mal étant faite, quel remède apporter ? Rosa distingue en fin de course quatre scénarios : deux renvoient à une possible resynchronisation entre accélérations technique et économique et processus identitaires et démocratique ; espoirs qu’il estime « irréalistes » (p. 371). Imposer une « décélération » générale, comme le proposent certains auteurs, lui paraît non seulement peu crédible mais également très coûteux. L’auteur croit plutôt en une « course vers l’abîme », ne pouvant s’arrêter que par la multiplication de catastrophes (biologiques, environnementales, économiques) (p. 373). Ce catastrophisme politiquement aporétique est pour le moins frustrant, mais donne envie de prolonger l’enquête temporelle, pour lui insuffler un élan critique.
Le constat lucide de l’autonomisation des processus d’accélération barrant l’horizon du politique, fait écho au ton désenchanté de Weber diagnostiquant à l’orée du XXe siècle l’enfermement de l’Homme moderne dans la « cage d’acier » du monde rationalisé. Par là même, l’auteur tend à oublier l’horizon critique qu’il s’est pourtant donné au départ, dans la mesure où il évacue tout discours sur les conflits et les résistances possibles. Il paraît entraîné dans la réification des actions, tendance sans doute inhérente à toute recherche d’un système théorique, mû par une « logique » unique garante de sa « cohérence ». Les théories qui se veulent à la fois macrosociales et explicatives prennent le risque de faire passer par pertes et profits la non-détermination des actions par les structures. Des « processus » qui « s’autonomisent » reviennent à des structures qui déterminent les actions individuelles. Par leur inscription dans un système, les « processus » se transforment en « mécanismes » et perdent tout le potentiel politique qu’ils autorisent pourtant en distinguant des étapes et en explicitant des relations entre des acteurs identifiables. Dans le système proposé par Rosa, les processus et les acteurs qui les portent disparaissent derrière les structures et les contraintes temporelles de l’accélération.
Le lecteur a pourtant envie de se demander s’il n’existerait pas des moments où il sortirait de la logique de l’accélération ; où il pourrait entrer dans des conflits temporels ; où il serait « libre » de la domination temporelle. Si ces moments existent, ne pourrait-on pas en faire le script d’un cinquième scénario possible ? C’est tout l’enjeu de la « chronopolitique », esquissée par l’auteur puis finalement pétrifiée par le système : « Le fait de savoir qui définit le rythme, la durée, le tempo, l’ordre de succession et la synchronisation des événements et des activités est l’arène où se jouent les conflits d’intérêts et la lutte pour le pouvoir. La chronopolitique est donc une composante centrale de toute forme de souveraineté et, comme Paul Virilio ne se lasse pas de l’affirmer, dans l’histoire, c’est en règle générale le plus rapide qui impose sa souveraineté » (p. 26) [11].