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Dossier / Travailler mieux, un recueil de propositions

Vers un travail soutenable
Proposition 14


par Catherine Delgoulet , le 11 février


Il convient de dépasser la seule prévention des risques professionnels pour aller vers un travail soutenable qui permette à tous d’apprendre, de construire son parcours et de prendre en compte les besoins des personnes et des collectifs sans compromettre les besoins des générations futures.

Le problème

Les questions de santé au travail sont souvent analysées du point de vue des risques de sélection-exclusion du travail, de décrochage ou de l’usure professionnelle et de la pénibilité (cf. les plans santé-travail). La reconnaissance des pénibilités au travail est essentiellement envisagée sous l’angle des contraintes physiques extrêmes, selon six critères définis par le Compte personnel de prévention (C2P) pour les salariés du secteur privé ou des catégories actives dans les fonctions publiques (d’État, territoriale ou hospitalière). C’est clairement insuffisant puisque de nombreux métiers ou situations de travail, notoirement pénibles, sont ignorés comme les métiers de « seconde ligne » (aides à domicile, entretien, logistique, etc.). La reconnaissance des pénibilités et des risques associés est par ailleurs encadrée par des politiques qui sont principalement réparatrices ou compensatrices.

Ces approches ont fait la démonstration de leur intérêt mais aussi de leurs limites, au regard des chiffres des accidents du travail et maladies professionnelles aujourd’hui en France ou de l’(in)capacité des salariés à travailler jusqu’à la retraite (Béatriz, 2023 ; Castelain, 2023). Appréhender les relations santé/travail sous l’angle unique de la pénibilité, c’est d’une certaine manière considérer que le travail est inévitablement délétère pour la santé. Pour une prévention durable de la santé et de la sécurité au travail, il convient de construire une autre approche du travail, celle du travail soutenable.

Les travailleurs ne font pas que subir leur travail. Lorsque les conditions sont réunies, ils développent avec l’expérience des manières de faire individuelles ou collectives originales qui leur permettent de préserver, voire de construire leur santé au fil de leur parcours professionnel. Des travaux en ergonomie (e.g. Molinié et al. 2012 ; Gaudart & Volkoff, 2022) ont montré que : un maçon se créera des indices visuels, auditifs, tactiles ou olfactifs de l’état de la matière à travailler (fluidité du béton à couler) ou de l’évolution du système de production (variations sonores du moteur d’un outil) pour savoir quel geste privilégier avec la truelle sans pénaliser ses articulations ; une infirmière, un technicien du secteur de l’audio-visuel, ou un coffreur-bancheur, transmettront ce qu’ils ou elles ont appris par expérience de ce qui n’est pas prescrit mais permet que le travail soit fait sans compromettre sa santé ou sécurité ni celle des autres ; une aide à domicile reverra l’ordre et la durée allouée aux tâches à faire en fonction de l’état du bénéficiaire pour co-produire des soins de qualité ; un ou une encadrante de proximité priorisera les urgences et transigera face à des injonctions potentiellement contradictoires, en évitant les situations de débordement sources d’incident ou d’accident pour soi ou pour les autres.

Ces connaissances fines de l’activité, issues de l’analyse du travail réel, invitent à aborder la question des relations santé-travail sous un autre angle, celui de la soutenabilité.

La proposition

En complément des approches de la prévention basées sur l’identification des risques et la reconnaissance des pénibilités, sortir de la fatalité du travail délétère pour promouvoir un travail soutenable et une prévention durable en s’appuyant sur les pratiques effectives de travail, les collectifs de travail, la transmission des savoirs professionnels et le dialogue social.

Comment ça marche

Un travail soutenable suppose une régénération des ressources humaines et sociales. Différents travaux ont permis de souligner qu’un travail soutenable est un travail qui n’est pas délétère immédiatement, qui permet d’apprendre et de construire un parcours, qui prend en compte les besoins actuels des personnes et des collectifs (en termes notamment de qualité du travail, de santé et d’articulation des sphères de vie), sans compromettre les besoins des générations futures.

Un travail soutenable n’est ni une donnée à appliquer, ni l’autre face d’un travail insoutenable. C’est un écosystème à construire en tenant compte des spécificités locales là où il s’implante et évolue. Il s’inscrit dans le temps long d’une production non pas destructrice des ressources jusqu’à l’épuisement (par ex. les forces de travail et les matières premières), mais d’une production capable de formes de régénération (Caye, 2020). Cette notion de soutenabilité a ainsi le mérite d’interroger les conditions de travail et les pratiques productives dans la durée. Elle est à voir comme un principe fondateur du travail, qui guide l’action en prévention pour prendre soin des choses et des personnes dans la durée et ainsi contribuer à la conception d’un travail non pas moins pénible, mais soutenable.

Pour tenir le principe de soutenabilité du travail, huit pistes d’action sont déjà connues et mériteraient d’être expérimentées conjointement à plus large échelle :

 construire des outils de pilotage (suivi et diagnostic) des évolutions des conditions de travail et de la santé en entreprise et les alimenter ;

 favoriser les approches décloisonnées des relations santé-travail au fil de l’âge (en termes de cibles, d’objets, d’outils, d’acteurs impliqués), à l’inverse des approches catégorielles et de seuils souvent retenues ;

 soutenir la construction d’une mémoire des actions engagées et des effets observés pour se constituer une bibliothèque d’expériences significatives, plutôt que d’être dans l’urgence du cas à gérer et faire du cas par cas ;

 réhabiliter les « temps qui comptent », c’est-à-dire des temps consacrés aux débats sur le travail, à la transmission de savoirs et savoir-faire, à la construction des règles de métier, à la formation ;

 veiller à l’articulation des sphères de vie pour faciliter l’accès, le maintien ou le retour au travail de populations pour qui cette conciliation est un élément cardinal (par ex. les parents isolés, les personnes atteintes de maladie chronique, en reconversion professionnelle, ou encore en fin de carrière) et pour le bénéfice de toutes et tous ;

 favoriser la construction de collectifs de travail relativement stables pour soutenir la collaboration, l’entraide et les apprentissages mutuels ;

 faire de la transmission des savoirs et savoir-faire professionnels indispensables à la construction des gestes professionnels un modèle de prévention complémentaire à ceux basés sur la compensation, la substitution, etc. ;

 soutenir la démocratie dans les instances des entreprises ou des administrations et des branches professionnelles pour favoriser la co-production des solutions pertinentes pour les parties prenantes.

Sur quels travaux de recherche la proposition est fondée

L’approche par la soutenabilité du travail est issue de travaux pluridisciplinaires menés à partir des années 1990 dans les pays d’Europe du Nord sous l’influence croisée du vieillissement de la population active, de l’intensification du travail et des enjeux écologiques croissants (Docherty et al, 2008). Ces travaux opposent ce qui peut être qualifié de « soutenable » à ce qui est « intensif et épuisant ».

Cette approche a aussi développée par de nombreux chercheurs français (voir bibliographie plus bas).

Comment mettre en œuvre

Deux voies sont ici envisageables de préférence de manière concomitante dans le temps.

Une mise en œuvre locale, portée par les acteurs d’une entreprise ou d’une administration désireuse d’explorer de nouvelles voies de prévention compte tenu des limites et insuffisances identifiées avec les approches actuellement en vigueur. Cette démarche volontariste au niveau local, si elle n’est pas appuyée à un niveau plus global, peut toutefois faire face à des injonctions contradictoires de conformation aux normes de prévention établies, susceptibles de ralentir ou limiter sa portée à court ou plus long termes.

Pour un passage à l’échelle, ceci suppose une approche concertée entre les pouvoirs publics, les branches professionnelles, des acteurs sociaux pour fournir aux entreprises et aux administrations un cadre législatif et/ou règlementaire favorable à la mise en place de dispositifs de diagnostic et d’action qui non seulement préviennent les risques et reconnaissent dans une certaine mesure la pénibilité physique, mais recherchent et construisent aussi les conditions d’un travail soutenable.

par Catherine Delgoulet, le 11 février

Aller plus loin

Références
 Béatriz, M. (2023). Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? Dares analyses, n°17.
 Castelain, E. (2023). En 2021, une personne de 55 à 69 ans sur six ni en emploi ni à la retraite, une situation le plus souvent subie. Insee Première, n°1946.
 Caye, P. (2020). Durer : Éléments pour la transformation du système productif. Paris : les Belles lettres.
 Delgoulet, C. (2023). Des pénibilités à la soutenabilité du travail. In T. Amossé et al. (Eds) Que sait-on du travail ? (p. 114-127). Paris : Les Presses de Sciences Po.
 Docherty, P., Kira, M., Shani, A.B.M. (2002). Creating Sustainable Work Systems. Developing Social Sustainability. London : Routledge.
 Gaudart, C. (2025). Le travail soutenable : un problème temporel. In, T. Berthet et D. Mercier (Eds). Le travail et la société française. 30 ans de recherches en sciences humaines et sociales (pp. 57-61). Paris : Cnrs éditions.
 Gaudart, C., & Volkoff, V. (2022). Le travail pressé : pour une écologie des temps de travail. Paris : Les petits matins.
 Gollac, M., Guyot, S., & Volkoff, S. (2008). À propos du « travail soutenable » : les apports du séminaire interdisciplinaire « Emploi soutenable, carrières individuelles et protection sociale ». Rapport de recherche du Centre d’études de l’emploi, n°48.
 Molinié, A.F., Gaudart, C., & Pueyo, V. (Eds) (2012). La vie professionnelle. Âge, expérience et santé à l’épreuve des conditions de travail. Toulouse : Octarès.
 Volkoff, S., & Molinié, A. F.(2013). Emploi des seniors en Europe : les conditions d’un travail « soutenable ». Connaissance de l’emploi. n°106.

Pour citer cet article :

Catherine Delgoulet, « Vers un travail soutenable. Proposition 14 », La Vie des idées , 11 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vers-un-travail-soutenable

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