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Usages contemporains de la littératie


par Yaël Kreplak , le 9 juin 2011


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Depuis quelques décennies, la notion de « littératie » s’est imposée. Elle renvoie au fait que l’écriture, de medium, est devenu objet d’études. Celle-ci est abordée comme une technologie intellectuelle aux usages et aux effets divers. Un numéro récent de Langage et société s’interroge sur sa dépendance du contexte culturel où elle se développe.

Recensé : New Literacy Studies, un courant majeur sur l’écrit, Langage & Société, n°133, septembre 2010, numéro dirigé par Béatrice Fraenkel et Aïssatou Mbodj.

La notion de literacy, ou « littératie », est aujourd’hui durablement installée dans le paysage scientifique français. Depuis son introduction en France [1] par l’ouvrage de Richard Hoggart The Uses of Literacy (1957) [2], ethnographie des usages de l’écrit dans un quartier populaire du nord de Londres, puis sa diffusion notamment au travers des travaux de Jack Goody, qui, depuis La raison graphique (1979), développe ses recherches sur les effets cognitifs et sociaux de l’écriture, autour de la notion de « technologie intellectuelle » [3], la littératie structure un vaste champ, qui rassemble des travaux divers ayant pour objet l’écrit, ou plus exactement les différentes compétences et pratiques liées à l’écriture et à la lecture. Sur le modèle de toutes les studies, cette approche thématique a ainsi favorisé le rapprochement de travaux disciplinairement distingués : sociologie des pratiques culturelles (en lien avec les Cultural Studies, auxquelles on rattache fréquemment Hoggart), anthropologie et histoire de l’écriture, didactique et analyse du développement cognitif de l’enfant, dans le prolongement de Vygotsky et Piaget [4], ou encore recherche linguistique sur la relation entre oral et écrit. En outre, le patronage, depuis les années 1950, de l’UNESCO [5] a fait émerger des objets d’enquête privilégiés – apprentissage de l’écriture et de la lecture, littératie à l’école, par le biais d’enquêtes longitudinales et d’approches comparatives –, qui ont également contribué à structurer le champ, en problématisant d’emblée l’applicabilité et, corrélativement, la politisation de ces recherches au sein de programmes de lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme.

Discuter l’héritage de Goody

Fondamentalement interdisciplinaires – qu’elles relèvent initialement de la linguistique, didactique, anthropologie ou psychologie –, les recherches sur la littératie se sont considérablement ramifiées et diversifiées depuis les travaux fondateurs. C’est donc au champ des New Literacy Studies que la revue Langage & société, publication trimestrielle spécialisée dans le domaine des sciences du langage et plus spécifiquement dans la sociolinguistique – au sens large du terme – consacre son numéro 133. Coordonné par deux spécialistes des questions de l’écriture, Béatrice Fraenkel, directrice de l’équipe « Anthropologie de l’écriture » à l’EHESS et membre du réseau « Langage et Travail », qui a largement contribué à développer la réflexion sur l’écriture et les écrits en France [6], et Aïssatou Mbodj, qui a notamment consacré ses recherches de doctorat aux pratiques d’écriture dans le Sud du Mali [7], ce numéro thématique se donne ainsi un double objectif : à la fois introduire ce champ à ses lecteurs francophones, en le resituant dans l’histoire des études de la littératie et en faisant le lien avec d’autres traditions de pensée plus diffusées en France ; et rendre compte d’une pluralité de questionnements et de méthodes pour nuancer une formulation plus « monolithique » du courant, telle qu’on la trouve sous la plume des chercheurs anglo-saxons notamment, massivement représentés dans ce domaine.

Comme le rappellent Fraenkel et Mbodj, l’orientation générale de ces New Literacy Studies, qui ont émergé dès les années 1990, est à comprendre en référence au débat qui oppose une conception qualifiée d’« autonome » par Brian Street, qui serait celle de Goody, abordant la littératie comme « un ensemble de compétences en soi, modelant l’esprit » (p. 10) et une conception « idéologique », visant à « saisir la manière dont l’écriture est toujours prise dans des contextes culturels et des rapports de pouvoir particuliers, interdisant toute généralisation sur ses effets, qu’ils soient cognitifs ou sociaux » (p. 13). Le numéro entend donc expliciter les termes de ce débat, en éclairant la réception des travaux de Goody à l’aune des critiques qui ont pu lui être adressées et qui demeurent mal connues en France, et tirer les conséquences de ce recadrage, en présentant les grandes orientations méthodologiques et théoriques qui en découlent, au travers d’enquêtes empiriques.

Circonscrire le champ : diversité des New Literacy Studies

Cette ambition cartographique – sans prétention à l’exhaustivité – est lisible dans la structuration générale du numéro, qui réunit textes fondateurs des New Literacy Studies et recherches contemporaines. Les figures « historiques », comme Sylvia Scribner et Michael Cole – anciens collaborateurs de Jack Goody –, David Barton et Mary Hamilton, tous deux représentants de l’école de Lancaster, l’un des centres de recherche les plus actifs dans le domaine (auquel appartiennent d’ailleurs d’autres contributeurs du numéro), ainsi que Jan Blommaert et Brian Street (dont les travaux font l’objet de recensions), dialoguent ainsi avec des auteurs qui contribuent au renouveau des études. Outre la perspective chronologique, la volonté de cerner le domaine tel qu’il s’organise aujourd’hui passe également par des contributions et comptes rendus d’ouvrages aux terrains et objets très diversifiés.

La traduction du texte de Scribner et Cole, « Literacy without Schooling : Testing for Intellectual Effects » (1991), à partir d’une enquête menée au Libéria, constitue ainsi une excellente ouverture : rappel de l’importance de l’ancrage africaniste, forte dimension ethnographique et pertinence de la contextualisation pour rendre compte des pratiques et effets de l’écriture, et reformulation critique des hypothèses développementales à l’origine des literacy studies. De même, l’article de Barton et Hamilton, « La littératie : une pratique sociale », « ethnographie collaborative » (p. 53) sur les « local literacies » (soit les écrits domestiques et pratiques vernaculaires de littératie telles que les activités administratives ou les bedtime stories, par exemple) d’une communauté de Lancaster, s’inscrit dans la lignée des travaux de Hoggart, et propose un programme ambitieux : établir une typologie des pratiques pour penser une théorie sociale de la littératie. Ces fondamentaux des New Literacy Studies constituent ainsi un socle à la fois méthodologique – importance du « tournant ethnographique » – et terminologique, du fait d’un important travail de définition des notions de « local literacies  », de « literacy events  » et de « literacy practices », dont se ressaisissent les deux autres articles du numéro. Uta Papen évoque ainsi l’exemple des « literacy mediators  », à partir d’une observation participante menée en Namibie, pour discuter finement la question des compétences culturelles et sociales adossées à la maîtrise de l’écrit, tandis qu’Elsie Rockwell propose une enquête historique sur l’appropriation de l’écriture au Mexique central, qui problématise le rapport entre littératies urbaines et rurales tout en donnant une épaisseur historique à l’analyse ethnographique. On mentionnera également la recension de l’ouvrage de Cushla Kapitzke par Clara Lamireau, Literacy and religion. The textual politics ans practice of Seventh-day Adventism (1995), qui atteste d’une grande variété de terrains et de l’extension possible du modèle d’enquête à tout type de communauté d’écriture et de lecture.

De fait, les recensions viennent fort à propos compléter les articles, en évoquant des ouvrages qui, s’ils reprennent les principaux postulats évoqués précédemment, mettent en lumière des perspectives quelque peu différentes, tant thématiquement (ethnographie des textes chez Blommaert ; littératies multilingues chez Martin-Jones et Jones) que du point de vue des enjeux théoriques de ces études. À ce titre, la recension faite par Aïssatou Mbodj de l’ouvrage de Collins et Blot, Literacy and literacies. Text, power and identity (2003), si elle prolonge la réflexion sur l’apport des études de la littératie aux problématiques de l’identité et de la domination, fournit également des outils critiques, en explicitant d’autres références qui, dans une certaine mesure, structurent également le champ (de Certeau, Derrida, Foucault), et en soulignant les limitations méthodologiques de certaines approches (p. 132). De même, la recension de l’ouvrage de Street, Literacy and Development. Ethnographic Perspectives (2001), par Emmanuel Isnard, permet de mieux stabiliser les enjeux d’une critique de l’approche développementale. L’affinement des termes du débat – culture, éducation, développement et littératie – met ainsi en évidence les présupposés déterministes à l’origine de certaines littératies fonctionnelles (relation de « type direct et causal » (p. 140) entre littératie et développement) et remet en cause une conception parfois trop univoque des conclusions de ces enquêtes. On peut regretter par conséquent que ces diverses et stimulantes perspectives critiques n’apparaissent que dans le cadre de recensions et ne fassent pas l’objet de contributions originales, qui auraient permis de mieux en saisir la portée.

Une perspective critique sur les New Literacy Studies  ?

Précisément, compte tenu de la variété des textes présentés et de la difficulté qu’il peut y avoir à saisir un champ en pleine expansion, on ne peut que saluer l’introduction réalisée par Fraenkel et Mbodj. Le travail terminologique fourni, qu’elles explicitent dans leur avant-propos, en dit d’ailleurs long sur la difficulté qu’il peut y avoir à traduire un appareil conceptuel, tant d’une langue à une autre que d’une tradition disciplinaire ou d’une histoire théorique à une autre. Si la relative labilité de la notion de littératie est fédératrice, elle est aussi possiblement trop lâche pour recouvrir la diversité des travaux qui s’en réclament et constituer une base épistémologique forte, capable d’orienter un programme unifié. Les coordinatrices du numéro parviennent néanmoins à en stabiliser une définition parfaitement opératoire, sans pour autant dissoudre la spécificité de chacune des approches présentées, tout en anticipant les différentes critiques que l’on pourrait adresser à un courant dont l’unité des postulats et enjeux n’est pas toujours évidente.

Pour rapidement relever quelques éléments problématiques – évoqués par Fraenkel et Mbodj elles-mêmes –, on aurait souhaité que la part de l’ancrage politique, évoquée notamment par le biais des functional literacies et le positionnement du chercheur par rapport à son objet d’enquête (voir le texte d’Uta Papen ou la recension de Street), soit davantage explicitée. De même, qu’une contribution s’attelle spécifiquement à une discussion serrée des hypothèses cognitivistes articulées aux approches empiriques, problématisant d’ailleurs tant la réception de Goody que des thèses de Vygotsky par exemple, aurait peut-être permis de mieux saisir les enjeux propres à ces études, au-delà de l’accumulation de monographies de pratiques de littératies. Plus largement, le problème du saut des analyses « locales » à l’élaboration d’une théorie « générale » (particulièrement saillant dans le texte de Barton et Hamilton), dont différents auteurs du volume soulignent les limites, reste encore à résoudre.

La mise en perspective réalisée dans l’introduction apporte ainsi une problématisation très efficace. Elle remédie notamment à une forme de « cloisonnement bibliographique » (p. 18), qui produit l’impression d’une trop grande autonomisation du champ, notamment due à l’absence de remise en cause des outils méthodologiques et terminologiques, tels que les notions de « pratique » ou de « contexte », pourtant bien définis et problématisés dans d’autres traditions. Hormis leur rappel des textes historiques des literacy studies, finalement peu discutés dans les articles mais références nécessaires pour mesurer le renouvellement permis par ces New Literaty Studies (notamment Basso et l’ethnography of writing, Heath sur les pratiques communicatives orales et écrites, l’histoire culturelle de Chartier, passerelle intéressante avec la tradition française d’analyse de la lecture et des usages du livre, voire Olson ou Goody lui-même, en réalité très peu mobilisé), Fraenkel et Mbodj soulignent également les relations qu’entretiennent les New Literacy Studies avec d’autres traditions, dont la sociolinguistique interactionnelle de Gumperz ou l’ethnographie de la communication de Hymes [8], certes centrées sur l’oral, mais qui constituent un bon réservoir d’outils méthodologiques et épistémologiques. En explicitant ces liens, elles donnent une épaisseur bienvenue aux travaux qu’elles présentent et permettent de mieux en saisir la portée. [9]On se référera donc avec profit à ce volume, qui satisfait pleinement à son exigence : introduire un courant de manière critique, familiariser le lecteur français avec des recherches par ailleurs en pleine expansion et ouvrir un espace de dialogue, dont, comme les coordinatrices y invitent leurs lecteurs, on espère vivement qu’il sera saisi.

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par Yaël Kreplak, le 9 juin 2011

Pour citer cet article :

Yaël Kreplak, « Usages contemporains de la littératie », La Vie des idées , 9 juin 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Usages-contemporains-de-la

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Notes

[1On précisera d’emblée que ce terme vient originellement du latin « litteratus », qui a donné « literacy  » en anglais, le néologisme « littératie » ayant été proposé par le chercheur québécois Jean-Marc Privat en 2006 (voir l’introduction de Fraenkel et Mbodj, p. 9).

[2The Uses of Literacy, Londres, Chatto & Windus, 1957. On se référera également à la traduction française, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970, et notamment à la présentation de Jean-Claude Passeron, dans laquelle il contextualise la réception de cet ouvrage dans le champ de la sociologie française et justifie le choix du titre, qui peut sembler déplacer quelque peu la focale de l’ouvrage original.

[3The domestication of the savage mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977 (trad. fr. La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979). Voir le dossier Littératie. Autour de Jack Goody, n°131/132 de la revue Pratiques, paru en décembre 2006, pour un état de la réception contemporaine de Goody en France et une présentation de ses derniers travaux.

[4Pour résumer à grands traits le débat qui les oppose, on rappellera que tandis que Piaget développe une conception autonome du développement cognitif, reposant sur une dissociation nette entre facteurs biologiques et facteurs sociaux – conçus comme des contraintes externes mais non déterminantes, Vigotsky insiste au contraire sur la part cruciale de socialisation dans l’apprentissage et l’importance de la pratique : voir Lev Vygotsky, Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997, chapitre 2, « Le problème du langage et de la pensée chez l’enfant dans la théorie de J. Piaget ». De ces options découlent des manières très contrastées d’aborder l’écriture comme phase dans le développement des facultés de pensée et de parole de l’enfant, et de rendre compte de ses effets cognitifs. Sur ce point, voir les conclusions de l’article de Scribner et Cole, p. 42.

[5Voir la page consacrée à la question sur le site de l’UNESCO :(http://www.unesco.org/new/en/education/themes/education-building-blocks/literacy/)

[6Voir, entre autres, Les écrits de New York. Septembre 2001, Paris, Textuel, 2002, ou Langage et Travail, Communication, Cognition, Action (dirigé avec Anni Borzeix), Paris, CNRS, 2001.

[7Pour une bibliographie d’Aïssatou Mbodj, consulter son site (http://mbodj.free.fr/).

[8Dell Hymes, « The ethnography of speaking », in T. Gladwin et W. C. Sturtevant, Anthropology and Human Behavior, Washington, Anthropology Society of Washington, 1972, p. 13-53, et John J. Gumperz, Sociolinguistique interactionnelle, Saint Denis, L’Harmattan, 1989.

[9On pourrait compléter par des travaux issus de la tradition ethnométhodologique ou conversationnaliste, qui ont pour certains analysé les situations sociales de rédaction collaborative ou de lecture publique. Voir Robert Bouchard et Lorenza Mondada, Les processus de la rédaction collaborative, Paris, L’Harmattan, 2005, ou Paul Ten Have, « Texts as work. Working with texts », communication donnée à l’University of Southern Denmark, le 22 mai 2009 (http://www.paultenhave.nl/Texts%20at%20work.pdf). De même, les travaux de Latour sur l’inscription et la circulation des écrits, dans le cadre de son ethnographie des pratiques de laboratoire, peuvent consister un bon contrepoint pour rendre compte des procédures de production, matérialisation et sédimentation des écrits dans des contextes professionnels spécifiques. Voir, entre autres, Bruno Latour et Steven Woolgar, La vie de laboratoire, Paris, La Découverte, 2006.

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