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Essai Économie

Dossier / Université : les raisons de la colère

Université et entreprise : l’histoire d’un malentendu
À propos du « modèle américain » de financement de la recherche


par Pierre Gervais , le 22 octobre 2008


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L’idée fait parler d’elle à travers l’Europe : il faut inciter les entreprises à financer la recherche, « comme aux États-Unis ». Mais les entreprises américaines ne contribuent que marginalement à financer la recherche universitaire, et les patrons d’outre-Atlantique ne cessent de demander à l’État d’assumer ses responsabilités.

Rarement le patronat américain aura-t-il été aussi unanime dans son jugement qu’en mai 2005, devant la commission du Sénat enquêtant sur l’avenir de la formation universitaire aux États-Unis. Aux problèmes de financement des universités américaines, ses représentants proposaient tous la solution suivante : plus d’intervention gouvernementale, plus d’argent fédéral surtout. « Il est probable, disait par exemple Edward Hoff, PDG adjoint de Learning for IBM Inc., que face à la mondialisation, le gouvernement doive à nouveau assumer le rôle qu’il a assumé par le passé » [1]. Personne ne faisait la moindre mention de financements accrus en provenance des entreprises. Quel contraste avec ce qu’on peut entendre de ce côté-ci de l’Atlantique ! En France, le site gouvernemental promouvant la toute récente « loi relative aux libertés et responsabilités des universités » n’évoque le financement universitaire que dans le contexte des « partenariats » – noués avec les entreprises, bien sûr [2]. Au niveau européen, le programme de Lisbonne, adopté par la Commission en juillet 2005, prévoit de « stimuler une recherche européenne compétitive » à travers « deux grands instruments de financement » : d’une part un soutien à des initiatives innovantes pour l’économie européenne, proposant « en particulier de mettre en œuvre des partenariats public/privé stratégiques », et d’autre part « un programme-cadre pour l’innovation et la compétitivité [qui] encouragera en particulier l’utilisation par les entreprises des technologies de l’information et des écotechnologies »[« Programme communautaire de Lisbonne », sur. Les « nouveaux moyens de financement, en provenance du secteur privé » sont régulièrement évoqués depuis, par exemple le 10 avril 2008. ]].

La situation peut donc paraître paradoxale : tandis que ceux qui font appel aux entreprises pour financer la recherche européenne renvoient volontiers à l’exemple américain, aux États-Unis, les partenariats universités-entreprises restent un sujet marginal ; les discussions portent principalement sur le rôle de l’État fédéral. Experts, grands patrons, présidents d’université, membre du Congrès… tous réclament plus de moyens publics pour financer la recherche [3]. En effet, contrairement à ce qu’on pense souvent, les entreprises ne jouent qu’un rôle marginal dans le système universitaire américain. À partir des années 1980, le gouvernement de Ronald Reagan, idéologiquement engagé dans le combat contre le « tout État », avait certes fortement incité les universités à recourir aux fonds privés plutôt qu’aux fonds fédéraux. Mais lesdits fonds privés ne vinrent jamais massivement des entreprises, comme le prouve l’évolution du financement de la recherche fondamentale depuis vingt-cinq ans.

Les discours et les chiffres

La part des entreprises dans le financement de la recherche universitaire bondit certes, si l’on peut dire, de 3% en 1980 à 5,4% en 1990, dépassant de peu les 6% en 1999, en pleine bulle Internet, mais elle retomba peu à peu par la suite, jusqu’à 4,2% en 2006. Dans le même temps, le désengagement de l’État est resté modeste. Dans une enveloppe globale de financement passant de 6 à 49 milliards de dollars entre 1980 et 2006, la part combinée de l’État fédéral et des États fédérés a baissé de 75,8% à 68,6% (-7,2%), mais cette baisse très relative a été en grande partie compensée par la hausse de l’auto-financement universitaire, 15,7% du total en 2006 contre 10,5% en 1980 (+5,2%). La recherche universitaire américaine est donc financée à près de 85% sur fonds fédéraux et sur fonds propres (le produit des endowments, capitaux contrôlés en propre par les universités elles-mêmes), le reste du financement provenant des fondations philanthropiques (6%) et des États fédérés (5,5%) [4]. C’est ce qui rend assez surprenant la tendance européenne, et en particulier française, à « découvrir » aux États-Unis un modèle de financement de la recherche par les entreprises qui n’existe le plus souvent que dans l’œil d’observateurs pas toujours très avertis [5].

Tout ceci ne veut pas dire que les entreprises ne financent pas de recherche aux États-Unis : mais ces financements sont quasi exclusivement utilisés dans et par les entreprises elles-mêmes, essentiellement sous forme de recherche appliquée, qui consomme comme partout le gros des ressources consacrées à la R&D (81,5% en 2006), et qui comme partout se fait essentiellement en entreprise [6]. La recherche fondamentale, en revanche, attire beaucoup moins ces dernières, aujourd’hui comme hier. Ce type de recherche était conduite à 62,7% dans les universités, et à 15,2% dans les entreprises en 1980 ; les chiffres pour 2006 sont respectivement de... 63,9% et 14,5% ! [7] Quant à la recherche appliquée menée en université, on ne peut pas dire non plus qu’elle ait beaucoup progressé, au contraire ; de manière assez contre-intuitive à première vue, la part du financement de la recherche universitaire consacrée à cette recherche appliquée a diminué depuis les années 1980. 22,6% des fonds de la recherche universitaire lui étaient attribués à cette date, contre à peine 15% en 2006. Et ces dépenses de recherche appliquée en université, déjà financées à 11% seulement par les entreprises en 1980, le sont à hauteur de... 7,6% vingt-six années plus tard [8]. Il y a donc eu plutôt spécialisation, les entreprises prenant plus que jamais en charge directement la recherche finalisée.

Il existe cependant une autre source de participation des entreprises, la philanthropie. Il faut bien souligner qu’il s’agit de dons sans aucun but lucratif ; ils sont absorbés dans l’endowment, c’est-à-dire les capitaux propres des institutions, et leur utilisation est en général sans lien particulier avec les activités industrielles de la compagnie donatrice. Il ne s’agit donc absolument pas de contrats finalisés dans un objectif de recherche spécifique, et dans la majorité des cas (pas dans tous, nous y reviendrons) le seul quid pro quo espéré est d’ordre publicitaire. Or ce mécénat d’entreprise, paradoxalement, est plus important que les cofinancements. Avec une fiscalité très incitative, et au plus fort de la vague de désengagement fédéral, les entreprises avaient fourni jusqu’à 24,9% des dons privés à l’enseignement supérieur, chiffre atteint en 1985 et jamais égalé depuis. En 2006, leur part était retombée à 16,4%, en dessous du niveau de 1975, soit environ 4,6 milliards de dollars de dons (sur un total de 28 milliards). Encore impressionnante certes, cette somme ne représentait pourtant que 1,27% des 363,5 milliards de dollars dépensés la même année par les institutions d’enseignement supérieur étatsuniennes [9] ! Et c’est bien à ce dernier chiffre qu’il faut se reporter, puisque ces dons financent surtout des infrastructures, mieux à même de servir de panneaux publicitaires, et vont donc autant et plus à l’enseignement qu’à la recherche. Quand Bechtel offre à Harvard la réfection d’une salle de cours dans un bâtiment au cœur historique de l’université, cette Bechtel room peut accueillir aussi bien des séminaires de recherche que des cours de première année. Il ne faudrait donc pas voir dans la philanthropie d’entreprise une prise en charge de la recherche stricto sensu.

L’université financée par l’entreprise, tant crainte à l’extrême-gauche, et plus ou moins clairement espérée à Bercy ou à Bruxelles, est donc une idée européenne beaucoup plus qu’un phénomène répandu à l’heure actuelle aux Etats-Unis [10]. Ce relatif désintérêt se comprend aisément. Une entreprise n’est pas une organisation charitable, la recherche fondamentale est statistiquement peu rentable, et de toute façon, en règle générale, les entreprises ne sont pas en position de contrôler ce que font les chercheurs [11]. En somme, la situation aux États-Unis du point de vue de la perte d’intégrité scientifique, des conflits d’intérêts, ou des résultats truqués pour des raisons inavouables d’actionnariat ou de consulting, n’est sans doute ni meilleure, ni pire que dans bien des laboratoires européens dont les directeurs ne brillent pas toujours par leur indépendance par rapport aux grandes entreprises dans leurs domaines, ni par leur audace dans le choix de sujets de recherche [12].

Pas de pouvoir des entreprises dans le « modèle américain » de recherche universitaire, donc, ou du moins pas plus qu’ailleurs. L’influence des entrepreneurs s’exerce surtout individuellement, dans les conseils d’administration, ou comme bailleurs de fonds philanthropiques ; il en résulte une influence collective, en tant que classe aurait-on dit en d’autres temps, mais son contenu est politique plus que scientifique [13]. Parallèlement, les universités acceptent assez souvent d’héberger, moyennant finances, des « centres de recherche » plus ou moins ouvertement publicitaires, destinés à promouvoir les intérêts d’une compagnie ou d’une branche industrielle. Mais à la grande fureur des « chercheurs » bénéficiaires de ces chaires et bourses à but de propagande, les universitaires traditionnels ont beaucoup plus tendance à ferrailler avec eux et à ignorer leurs « résultats », qu’à les intégrer dans leurs cercles. La décrue des dons aux universités en provenance des entreprises depuis 2000 traduit sans doute une conscience nouvelle des limites de cette approche, fort onéreuse pour les résultats qu’elle génère.

La « marchandisation » du savoir

Soit, répondra-t-on, mais tout de même, cette célébration permanente de la logique entrepreneuriale et de la concurrence produit bien la marchandisation du savoir, la création d’un marché de l’enseignement supérieur, côté enseignement sinon côté recherche ? Marché qui, pour ses partisans, pourrait devenir une source essentielle de financement (et d’incitation à l’excellence) pour les universités ? Là encore, les raisonnements développés, depuis assez peu de temps d’ailleurs, nous y reviendrons en conclusion, par nombre de cadres universitaires étatsuniens ne doivent pas faire illusion : il n’y a pas, pas plus aux États-Unis qu’ailleurs, de marché concurrentiel de l’éducation, et les discours sur ce point ne sont rien de plus que des discours, construits à la suite des pressions idéologiques concomitantes à l’arrivée au pouvoir de la coalition reaganienne.

Commençons par l’élément central de tout marché, le prix. Comment fixer le prix d’un produit, l’éducation, dont l’acheteur ne peut pas évaluer la valeur, sauf en termes très généraux ? À l’inverse des idées reçues, les recherches récentes sur l’évaluation de l’enseignement supérieur tendent à démontrer que l’éminence d’une université en termes de recherche n’est pas forcément un signe de l’efficacité de son programme d’enseignement ; que la plupart des indicateurs utilisés pour classer les universités n’ont qu’une validité très relative ; et que tant les clients que les évaluateurs sont convaincus que les « bons » étudiants font les « bonnes » universités, alors qu’en pratique la « valeur ajoutée » de l’éducation dispensée dans une institution donnée n’est corrélée avec ce critère que dans les institutions les plus sélectives [14]. Et comment évaluer un bien dont la valeur dépendra de sa revente à t + x années ? Il est impossible de prévoir l’évolution du marché du travail avec un degré de précision suffisant pour permettre d’orienter en conséquence les formations universitaires, qui fonctionnent avec plusieurs années de décalage. Ni les entrepreneurs, dont les demandes en ce domaine se révèlent souvent floues, ni les « clients » du système ne peuvent prédire l’avenir [15].

C’est ce qui explique que les entreprises soient relativement peu intéressées par la création de formations professionnelles. Malgré l’attrait pour les universités de telles joint ventures, les exemples restent assez rares, et confinés à des cursus courts et très spécialisés. Il faut dire que les entreprises, contrairement à une légende répandue, n’ont guère envie de recruter des employés trop formatés. La commission sénatoriale évoquée au début l’a bien montré. Charles Reed, chancellor du système californien, a ainsi expliqué que les trois attributs nécessaires pour réussir sur le marché du travail du XXIe siècle sont « la capacité de penser de manière critique et créative, la capacité d’entretenir des relations de collaboration, et la capacité de s’adapter et d’agir dans une économie globale » [16].

Notons aussi qu’il est impossible de prévoir le taux de dépréciation de la connaissance ainsi « acquise », quelle qu’elle soit, ce qui explique largement la convergence des coûts entre institutions pourtant très différentes du point de vue de leur prestige, et qui devraient avoir des frais de scolarité bien plus éloignés les uns des autres. Enfin et surtout, les universités ne dépendent qu’assez peu de leurs « clients », puisque les frais de scolarité représentent à peine plus d’un cinquième de leur budget (20,6% en 2004, contre 23,8% en moyenne en 1996) [17] ; à l’inverse, l’étudiant peut difficilement choisir de ne pas acheter une éducation, au point que les seuls non-acheteurs sont les clients potentiels qui ne peuvent pas acheter. Une telle dissymétrie ne laisse qu’une place très restreinte à un éventuel mécanisme de régulation du marché par les prix.

De plus, la structuration de ce prétendu « marché de l’éducation » ferait frémir l’économiste néolibéral. Tout d’abord, l’université étatsunienne n’est nullement une entreprise, mais bien une institution à but non lucratif qui bénéficie de ce fait d’un statut fiscal spécial, d’une aide de l’État aussi colossale que permanente, nous l’avons vu, et de dons gratuits et philanthropiques. Le double discours des administrateurs universitaires est d’ailleurs patent ; férocement commerciaux lorsqu’il s’agit de retenir leur « clientèle », de séduire des bailleurs de fonds potentiels ou de gérer leurs employés, ils (re)deviennent d’ardents partisans du savoir désintéressé dès que les subventions fédérales ou en provenance de mécènes sont en jeu. Ensuite, l’étudiant est également lourdement subventionné par l’État, indirectement cette fois, par le biais du système des prêts garantis. Les prêts étudiants sont en effet des prêts à risque zéro pour les banques. Depuis 1966, le Federal Family Education Loan Program offre au prêteur privé la garantie de l’État fédéral en cas d’emprunteur défaillant ; ce programme a financé plus de 50 millions d’étudiants, à hauteur de 485 milliards de dollars [18]. Compte tenu de tout cela, il devient vraiment difficile de parler de mécanisme de marché...

Que reste-t-il du « modèle américain », une fois ôtés des entreprises au rôle périphérique et des mécanismes de marché largement imaginaires ? D’abord, le transfert de charges, incontestable, de l’État aux individus privés. Il s’agit bien d’un transfert de charges, et non d’une commercialisation : ce qui serait financé par l’impôt est dévolu en partie à une combinaison de dons philanthropiques, d’utilisations des fonds propres des universités, et de versements des familles des étudiants. Il y a privatisation (au sens « personnes privées » et non « entreprises ») plutôt que marchandisation, avec comme conséquence une moindre mutualisation des ressources, puisque rien n’oblige à redistribuer des plus riches aux plus pauvres. Notons tout de même qu’un certain degré de redistribution subsiste sur une base volontariste, à partir des universités et des fondations notamment, mais aussi sous l’impulsion fédérale, et que la privatisation est strictement limitée, l’État continuant à jouer un rôle essentiel aussi bien en recherche que dans le financement de l’enseignement supérieur. En termes de financement, donc, le « modèle » américain n’est importable en France qu’au prix, d’une part, d’un énorme effort de constitution de fonds philanthropiques et universitaires, à hauteur de plusieurs centaines de milliards d’euros ; et d’autre part, d’un transfert de charges aux familles. La première solution est économiquement irréalisable, la deuxième politiquement inacceptable, et de toute façon aucune des deux ne permettrait un désengagement de l’État à hauteur de ce qui est espéré ici et là en Europe...

Quand la gouvernance d’entreprise s’invite à l’université

Le deuxième élément du prétendu « modèle américain » est l’introduction de la gouvernance d’entreprise dans les universités, avec un habillage important de discours concurrentiel, et plus particulièrement de gestion et vente. C’est là surtout que l’on peut parler de transformation entrepreneuriale de l’université (plutôt que de marchandisation), via des évolutions concrètes comme l’incitation à concevoir les parcours exclusivement en termes de vocation professionnelle (seul l’aspect professionnel permet une mesure ex post en termes de succès ou d’échec), l’attribution des financements publics sur la base de la mesure de la satisfaction du « client » (étudiant et/ou parent), ou la recherche acharnée d’outils d’évaluation du travail enseignant. La mise en place de ces outils de mesure quantitative est d’ailleurs très aléatoire, tant le travail d’enseignement s’y prête peu. Un article récent, très favorable à la « marketisation » des universités, donnait comme avenir à ces dernières « un déplacement de valeur du coût/qualité vers l’innovation, les services d’accompagnement, la prise en charge de la clientèle, l’attention personnelle [...] un pouvoir accru du consommateur, demandant qualité et service personnalisé ; des “besoins” des consommateurs manifesté en “désirs” intangibles, de valeur peu claire, par nature affectifs, et naturellement vulnérables aux communications mercatiques ». On ne saurait mieux dire qu’une mercatique de l’enseignement supérieur sera fondée sur tout, sauf sur des questions d’enseignement. [19]

Aux États-Unis comme ailleurs, donc, les changements les plus significatifs découlent de la volonté d’introduire les méthodes de gestion des grandes entreprises. Les chercheurs français sont bien placés pour savoir que cette tendance n’a rien de particulièrement américain. De plus, assez ironiquement, ce processus, baptisé « américanisation » de ce côté-ci de l’Atlantique, est tout aussi critiqué aux États-Unis. Depuis une quinzaine d’années, des auteurs de droite comme de gauche dénoncent la « commercialisation » – postulant au passage, de manière discutable, une innocence passée. En recherche, les reproches sont de trois ordres : des recherches financées sur fonds publics génèrent des résultats bradés au secteur privé, ce qui constitue un détournement de l’argent du contribuable ; des chercheurs financés par les entreprises perdent leur indépendance et leur objectivité, et passent sous silence de graves conflits d’intérêts ; enfin, la recherche de nouvelles sources de financement, ou « capitalisme universitaire », favorise le développement de recherches appliquées plus ou moins intéressantes (plutôt moins) au détriment de recherches vraiment utiles socialement, ou politiquement dérangeantes, ou critiquant les grandes entreprises. D’autres reproches portent sur l’affaiblissement du rôle des « arts libéraux » (lettres et sciences humaines, un reproche favori des représentants de la droite conservatrice), sur la corruption des cerveaux étudiants par l’éthique « commerciale », et enfin sur les comportements gestionnaires d’universités plus préoccupées de leur bilan comptable que de la formation des étudiants ou du développement de la science [20].

Mais pour la plupart de ces critiques, le nouveau « capitalisme universitaire » provient avant tout d’un abandon volontaire des principes de la recherche désintéressée par les universitaires eux-mêmes, bien plus que de l’avènement d’un contrôle direct des entreprises, ou de la soumission aux lois du marché. La domination nouvelle de l’esprit gestionnaire est donc surtout un changement idéologique, qui modifie les pratiques internes de gestion et les rapports de pouvoir à l’intérieur de l’Université plus que les flux de financement ou la division du travail entre entreprises et universités. Les critiques récentes s’appuient d’ailleurs plutôt sur des études de cas de dérives commerciales ou de corruption (souvent spectaculaires !), et n’insistent guère sur les statistiques globales, qui justifieraient difficilement, nous l’avons vu, l’idée d’un bouleversement généralisé. Ce qui explique d’ailleurs qu’il y ait des promoteurs de la « commercialisation » pour déplorer l’imperméabilité de l’Université étatsunienne aux impératifs du marché et de la concurrence, et appeler à des réformes radicales [21]...

Que doit-on conclure de tout cela ? D’abord, qu’il faut rester réaliste quant aux perspectives ouvertes par la collaboration entre université et entreprise. Cette collaboration est possible, et elle est sans doute insuffisamment développée en Europe, mais les marges de progression sont limitées, et ne permettront certainement pas de résoudre les nombreux et profonds problèmes des systèmes de recherche européens en général et français en particulier. Il est d’ailleurs à noter que, d’après le ministère du Budget français, la participation des entreprises au financement de l’enseignement supérieur en France était de 5% en 2007, participation identique, donc, à celle des entreprises étatsuniennes au financement de la recherche dans leur pays [22]... Si l’on doit débattre de changements du financement de la recherche, qu’au moins le débat soit clair, qu’il porte sur les transferts de charges de l’État aux familles, ou sur le développement du mécénat, ou sur une restructuration des prélèvements obligatoires, ou sur la validité de la séparation entre universités et grandes écoles, et non sur un illusoire recours à un pactole qui n’existe pas. Et que l’on cesse aussi de mélanger questions de gestion interne des personnels de recherche et d’enseignement universitaire et discours sur l’efficacité entrepreneuriale. Appliquer le second aux premières n’a guère de sens ; une université n’est pas une entreprise, puisqu’elle n’est pas et ne peut pas être soumise à la sanction du marché... ce qui n’empêche pas de se demander comment mieux la faire fonctionner, bien sûr. Enfin, et peut-être surtout, n’invoquons pas la menace d’un « modèle américain » qui n’existe en pratique nulle part aux États-Unis. Ce que l’on y trouve en revanche, ce sont les mêmes mots, les mêmes débats, et les mêmes évolutions – à ceci près que nos collègues étatsuniens n’en sont pas encore à dénoncer l’invasion d’un « modèle européen » imaginaire. Mais tout espoir n’est pas perdu, compte tenu du zèle mis par les gouvernants européens actuels à inventer ce modèle... sous couvert d’imiter le « modèle américain ».

par Pierre Gervais, le 22 octobre 2008

Pour citer cet article :

Pierre Gervais, « Université et entreprise : l’histoire d’un malentendu. À propos du « modèle américain » de financement de la recherche », La Vie des idées , 22 octobre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Universite-et-entreprise-l

Nota bene :

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Notes

[1Citations tirées de «  Roundtable on higher education and corporate leaders : working together to strengthen America’s workforce  », Hearing of the Committee on Health, Education, Labor, and Pensions, U.S. Senate, 19 mai 2005, S. Hrg 109-134. Traduction de l’auteur

[2La loi permet, dans cet ordre, de «  recruter plus rapidement les meilleurs talents, créer de nouvelles formations et les adapter aux besoins des étudiants et de la société, nouer des partenariats et drainer des fonds grâce aux fondations universitaires  ». Cf. Nouvelle universtité.

[3Il est significatif qu’en ce qui concerne l’enseignement supérieur, et contrairement à pratiquement tous les autres champs d’action du gouvernement fédéral, la présidence de George W. Bush se solde essentiellement par une réorientation des fonds publics au bénéfice de la masse des étudiants, et au détriment des organismes (privés) de prêt aux étudiants : cf. le bilan tiré par J. Delisle et al., The Bush Education Budget Legacy, rapport de la New America Foundation, disponible en ligne. Cf. également l’analyse par le site Inside Higher Education de la proposition de budget 2008 de l’administration Bush, qui traduit bien l’approche extrêmement prudente de l’exécutif.

[4National Science Foundation/Division of Science Resources Statistics, Patterns of R&D Resources : 2006 Data Update, disponible en ligne, Tableau 1, «  U.S. research and development expenditures, by prforming sector and source of funds : 1953–2006  ».

[5Ainsi, le 24 septembre 2008, le journal Les Echos titrait un de ses articles «  L’industrie sauve la recherche américaine  », titre qui se justifiait assez mal à la lecture du rapport source de la National Science Foundation (NSF)  ; les entreprises étatsuniennes s’y voyaient félicitées d’un effort qui leur permettait en 2007 de «  plus que regagner le terrain  » perdu après «  trois années de déclin consécutives  », et de remonter leur part du financement de la recherche en sciences exactes et ingénierie de... 5,1 à 5,4%, guère plus que la moyenne de leur participation à la recherche universitaire en général  ! Cf. Les Echos du 24 septembre 2008. Le communiqué de la NSF dénonçait aussi un recul sans précédent de 1,6% en dollars constants des subventions fédérales en sciences exactes et ingénierie en 2007, recul principalement compensé par une hausse des financements en provenance des universités et des organisations à but non lucratifs (+ 4,7%), et non par la croissance des fonds d’entreprises, certes supérieure à 8% cette année, mais affectant des sommes nettement plus faibles au départ.

[6En 2006, les entreprises financent 65% de la recherche étatsunienne... mais plus de 98% des fonds qu’elles y consacrent sont destinés aux entreprises elles-mêmes  ! Même en recherche fondamentale, les entreprises fournissent 16% des financements, mais en conservent 77% pour elles-mêmes, le reste allant d’ailleurs pour un tiers à des organisations à but non lucratif pilotant leurs propres recherches plutôt qu’aux universités proprement dites (ibid., tableaux 1 et 2).

[7Ibid., tableau 2, «  U.S. basic research expenditures, by performing sector and source of funds, 1953-2006  ».

[8[[Ibid., calculé à partir des tableaux 1 et 2 cités supra. L’article des Echos cité supra confond d’ailleurs recherche appliquée et recherche fondamentale.

[9C. Masseys-Bertonèche, Philanthropie et grandes universités privées américaines. Pouvoir et réseaux d’influence, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2006, p. 290  ; Council for Aid to Education, Voluntary Support of Education Survey 2006, communiqué de presse du 21 février 2007, disponible en ligne  ; National Center for Education Statistics, Digest of Education Statistics 2006, Table 26, «  Expenditures of educational institutions, by level and control of institution : Selected years, 1899–1900 through 2005–06  », disponible en ligne. Ces 363,5 milliards de dépenses n’incluent pas forcément toutes les dépenses de recherche, d’ailleurs.

[10Cf. P. Conceição et al., «  The “swing of the pendulum” from public to market support for science and technology : Is the U. S. leading the way  ?  », Technological Forecasting & Social Change, vol. 71, n° 6, juillet 2004, p. 553-578, confirmant que le poids du privé n’a augmenté qu’en recherche appliquée, et non dans les universités.

[11Ce n’est pas toujours vrai : la recherche «  sous influence  » est effectivement devenue un problème dans certaines sciences dures (chimie, biologie et agro-alimentaire, médecine, etc.) où des chercheurs peuvent être soumis à des pression très fortes pour que leurs résultats soient conformes aux attentes de firmes privées, et pour que leurs sujets de recherche soient «  rentables  ». Mais ces pressions sont beaucoup plus internes à l’université qu’exercées par les entreprises. Ces dernières s’appuient plutôt sur la corruption rampante d’universitaires bien placés, qui feront taire les contestataires, et non sur un contrôle managérial direct.

[12La dénonciation des turpitudes d’universitaires vendus aux intérêts privés et couverts par une hiérarchie également corrompue est devenue un genre mineur du pamphlet sociologique : cf. L. C. Soley, Leasing the Ivory Tower : The Corporate Takeover of Academia, Boston, South End Press, 1995  ; G. D. White et F. C. Hauck, Campus, Inc. : Corporate Power in the Ivory Tower, Amherst, Prometheus Book, 2000  ; J. Washburn, University, Inc. : the Corporate Corruption of American Higher Education, New York, Basic Books, 2005. Pour le potentiel de résistance des chercheurs, cf. par exemple l’évaluation finale de l’accord très controversé entre Novartis et Berkeley par A. P. Rudy et al., Universities in the Age of Corporate Science : The UC Berkeley - Novartis Controversy, Philadelphie, Temple University Press, 2007. Rudy et son équipe concluent que l’accord a produit «  des bénéfices modestes et très peu d’effets négatifs  ».

[13Les entrepreneurs conservateurs, en particulier, financent tout un réseau d’ «  intellectuels organiques  » – mais il s’agit là de propagande idéologique, et non de recherche. Hoover Institution, John M. Olin Foundation, chaires «  pour la Libre Entreprise  », et autres sinécures destinées à flatter l’ego du donateur et à promouvoir ses idées, contribuent à créer un climat politiquement conservateur sur les campus étatsuniens.

[14D. Dill et M. Soo, «  Academic quality, league tables, and public policy : A cross-national analysis of university ranking systems  », Higher Education, vol. 49, n° 4, juin 2005, p. 495-533. Aussi R. M. Zemsky, «  The Dog that Doesn’t Bark : Why Markets Neither Limit Prices nor Promote Educational Quality  », dans J. C. Burke (dir.), Achieving Accountability in Higher Education : Balancing Public, Academic and Market Demands, San Francisco, Jossey-Bass, 2005, p. 275-295.

[15R. K. Toutkoushian, «  What can institutional research do to help colleges meet the workforce needs of States and Nations  ?  », Research in Higher Education, vol. 46, n° 8, décembre 2005, p. 955-984.

[16Et Laura Palmer-Noone, présidente de l’université de Phoenix, Arizona, ajouta : «  Nous avons mené une enquête en décembre dernier. Nous avons demandé à environ 300 employeurs nationaux, qu’est-ce que vous cherchez exactement  ? Quelles compétences vous manquent  ? Sur quelles bases distribuez-vous les promotions  ? Pourquoi engagez-vous quelqu’un  ? Ils nous ont répondu qu’ils voulaient des compétences de communication, qu’ils voulaient de la pensée critique, qu’ils voulaient de la collaboration et du travail d’équipe, qu’ils voulaient des capacités d’adaptation, une volonté forte de continuer à s’instruire tout au long de la vie, une volonté forte d’accepter d’évoluer en même temps que l’organisation. Par ordre d’importance, toutes ces choses venaient avant les compétences techniques correspondant à un emploi  ». Plusieurs employeurs présents confirmèrent ce point, critiquant par exemple l’importance accordée aux sciences «  dures  », cf. «  Roundtable on higher education and corporate leaders...  », Hearing of the Committee on Health, Education, Labor, and Pensions, op. cit., 2005.

[17Digest of Education Statistics 2006, Institute of Education Sciences/National Center for Education Statistics, p. 297, disponible en ligne  ; aussi J. Bound et S. Turner, «  Cohort crowding : How resources affect collegiate attainment  », Journal of Public Economics, vol. 91, n° 5-6, juin 2007, p. 877-899, chiffre de 1996 calculé à partir du tableau 1, p. 880.

[18Voir en ligne. Ce système de partenariat public-privé est complété par des prêts fédéraux directs (Federal Direct Loan Program), consentis directement par l’État aux familles, et les Perkins Loans, accordés à travers les universités.

[19D. Vrontis et al., «  A contemporary higher education school-choice model for developed countries  », Journal of Business Research, vol. 60, n° 9, septembre 2007, p. 987 (numéro sur le «  Marketing in higher education  », les auteurs étant assez divisés sur les stratégies à adopter). Dans la même veine, cf. T. Mazzarol et G. N. Soutar, The Global Market for Higher Education : Sustainable Competitive Strategies for the New Millenium, Cheltenham, Edward Elgar, 2001.

[20Outre la tradition dénonciatrice déjà signalée supra, cf. les approches plus universitaires de S. Slaughter et G. Rhoades, Academic Capitalism and the New Economy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004, et de F. Newman et al., The Future of Higher Education : Rhetoric, Reality, and the Risks of the Market, San Francisco, Jossey-Bass, 2004  ; aussi D. Bok, Universities in the Market Place : The Commercialization of Higher Education, Princeton, Princeton University Press, 2000, et D. L. Kirp, Shakespeare, Einstein, and the Bottom Line : The Marketing of Higher Education, Cambridge, Harvard University Press, 2003.

[21Ainsi le système américain découragerait l’orientation des chercheurs vers des activités commerciales, selon P. C. Boardman et B. L. Ponomariov, «  Reward Systems and NSF University Research Centers  », Journal of Higher Education, vol. 78, n° 1, janvier/février 2007, p. 51-70  ; confirmé par P. Mendoza, «  Academic capitalism and doctoral student socialization : A case study  », Ibid., p. 72-96.

[22Cf. les chiffres disponibles, lien «  recherche et enseignement supérieur  ».

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