Dans The Euro and the Battle of Ideas, Markus Brunnermeier, Harold James et Jean-Pierre Landau proposent de relire l’histoire récente de l’Europe comme la confrontation de deux idéologies, chacune incarnée par la France et l’Allemagne, examinée sous l’angle économique, historique et institutionnel. Le Traité de Maastricht est l’exemple type de cette opposition, selon les auteurs. D’un côté, l’Allemagne, en tant qu’État fédéral constitué de régions fortes, a perçu le Traité de Maastricht comme un ensemble de règles fixes destinées à structurer la future zone euro. D’un autre côté, la France centralisée y a vu un cadre modulable, qui laissait place à des politiques discrétionnaires et pouvait être remis en cause par les États si les conditions économiques évoluaient ou si de nouveaux problèmes mal anticipés apparaissaient, tels les déséquilibres financiers. On venait ainsi de créer une Union européenne sans pour autant se mettre d’accord sur ce qu’était une union. La crise financière de 2008 a alors frappé une Europe déjà divisée sur le plan économique et dans l’idée même de ce qu’était l’Europe. Elle a exacerbé des divisions, que ce livre tente de dépasser en pensant l’union d’idées économiques a priori opposées.
L’une des qualités du livre est de ne pas associer de manière systématique les oppositions idéologiques à une divergence d’intérêts étatiques. Les différences entre les pays européens sont trop souvent réduites à une simple confrontation entre créanciers et débiteurs. Les auteurs ont en outre la prudence de ne pas essentialiser ces oppositions, en rappelant qu’elles sont plutôt le fruit de traditions intellectuelles et philosophiques cristallisées après la Seconde Guerre mondiale. Les Allemands trouvèrent dans la philosophie ordo-libérale un moyen d’éviter les écueils économiques du IIIe Reich, en limitant les interférences de l’État et en s’appuyant sur des institutions intermédiaires solides (banque centrale indépendante, partenaires sociaux puissants). Les Français, dans le sillage de Keynes, pensent que l’équilibre de marché est sous-optimal et que l’intervention étatique permet de le corriger en limitant les fluctuations de la demande agrégée. Ce type de divergences n’est pas l’apanage de l’Europe, comme le montre l’opposition aux États-Unis entre les économistes freshwater (Chicago, Minnesota) et saltwater (MIT, Harvard, Princeton, Berkeley). L’urgence de la situation européenne appelle à davantage de dialogue pour mieux comprendre les arguments de chacun.
Quatre points d’achoppement
Les auteurs décrivent en détail les différentes visions de la politique économique de part et d’autre du Rhin, que nous résumons en quatre points étroitement liés.
Premièrement, le primat de la règle (rules) s’oppose en Allemagne à la liberté de choisir dans des circonstances données (discretion). La tradition allemande du fédéralisme, comme d’ailleurs le fédéralisme dans d’autres pays, nécessite selon les auteurs une formulation minutieuse et contraignante d’un système de règles communes, afin de garantir les mêmes droits et devoirs à chaque État ou région au sein de la fédération. La tradition française d’un État centralisé met quant à elle en avant un souverain, certes représentant du peuple, mais, dans la lignée des monarques de l’ancien régime, pouvant faire preuve d’initiative et de flexibilité dans ses décisions, en fonction des circonstances.
Deuxièmement, le principe de responsabilité vis-à-vis des choix et comportements passés (liability) peut s’opposer à celui de solidarité face aux événements actuels (solidarity). La tradition allemande requiert un principe fort de responsabilité : si j’enfreins les règles, je dois assumer les conséquences de mon choix. Par contraste la tradition française, tirée de la Révolution, met l’accent sur le principe de solidarité, autrement dit de partage des fardeaux qui pèsent sur les plus vulnérables, a fortiori en situation de crise.
Troisièmement, garantir la soutenabilité (solvency) peut aller à l’encontre des besoins de liquidité d’un État, voire les aggraver, dans le cas d’une crise de la dette publique par exemple (liquidity). Dans la gestion de crises soudaines et violentes, les Allemands considèrent que la soutenabilité est fondamentale, et mettent en avant que l’inadéquation des comportements passés a abouti à une accumulation de dette supérieure aux actifs. Dans ce cas, il existe peu de portes de sortie sans un changement radical de comportement. En France, et c’est d’ailleurs un trait commun avec les politiques mises en œuvre aux États-Unis et au Royaume-Uni, existe la conviction qu’une action appropriée peut permettre de résoudre rapidement des problèmes de liquidité sans que cela pose des problèmes d’insoutenabilité à long terme.
Quatrièmement, Allemands et Français sont en profond désaccord sur ce qui peut constituer une politique budgétaire appropriée. Pour les premiers, l’austérité (austerity) incite fortement les États à adopter un comportement plus vertueux et à mener des réformes institutionnelles pour garantir l’équilibre des comptes publics. Pour les seconds, l’austérité perpétue et accroît les problèmes de liquidité tout en menaçant de produire des problèmes d’insolvabilité réels. Ils considèrent que des politiques budgétaires et monétaires accommodantes (stimulus) sont nécessaires. Ce désaccord recouvre pour partie le débat entre keynésiens et non-keynésiens.
Assumer la multiplicité des crises en Europe
La crise financière a agi comme un catalyseur pour ces 4 divergences intellectuelles. Ainsi, lorsque la crise grecque éclate, à la fin de l’année 2009, et que l’ampleur des déficits et dettes publics masqués est révélée, l’attitude française est d’emblée d’intervenir rapidement malgré la clause de non-renflouement (no bail out) du Traité de Maastricht, afin d’éviter la contagion et de manifester une solidarité européenne. L’Allemagne, en revanche, refuse de remettre en question les normes d’intervention, afin de prévenir de tels comportements de la part de la Grèce ou d’autres pays européens dans le futur. Lorsque le risque bancaire apparaît, un compromis tardif est passé entre ces différents principes pour aider financièrement la Grèce. Mais les taux d’intérêt punitifs appliqués à cette aide, tout comme les réformes démesurées exigées en contrepartie, nécessiteront de perpétuelles renégociations.
Face à la fragilité d’une union monétaire sans union bancaire et sans mécanisme significatif de solidarité, la BCE décide d’intervenir pour éviter la désintégration de la zone euro, « whatever it takes », selon la formule prononcée par son président Mario Draghi à l’été 2012. À partir de cette date, la BCE est sans doute l’acteur qui prend le plus d’initiatives en matière de politiques économiques, avec la mise en œuvre du programme de quantitative easing (assouplissement quantitatif) qui vise à faire baisser les taux d’intérêt et relancer la croissance dans la zone euro. La BCE s’engage ainsi dans un effort intellectuel pour piloter la crise que traverse l’Europe, par-delà les clivages précédemment évoqués. Elle demeure néanmoins la seule institution européenne fédérale d’envergure, dans une Europe qui ne l’est pas.
À mesure que la crise de la zone euro se transforme en état permanent (crise bancaire chypriote en 2013, retour de la crise grecque à l’été 2015), des crises de nature différentes émergent en Europe. Tout d’abord, la sécurité européenne s’est trouvée mise à mal, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014. À partir de l’été 2015, un ancien problème a soudainement pris une nouvelle ampleur, lorsque le nombre de réfugiés fuyant la guerre et la misère a fortement augmenté. La position allemande, et notamment celle de la chancelière Merkel, rappelant le devoir d’assistance des pays prospères aux victimes de guerres et de violences, a cristallisé d’autres oppositions, principalement en Europe centrale et orientale. L’opposition est-ouest est alors venue se superposer à l’opposition nord-sud. Enfin, le vote du Brexit, en juin 2016, pose à nouveaux frais le problème de l’attitude à adopter face aux Britanniques. En effet, une position souple pourrait pousser d’autres pays, exigeant eux aussi un traitement spécial, à la surenchère. Cela éroderait le système de règles stables qui prévaut en Europe et menacerait l’ensemble de l’édifice. Pour autant, une attitude trop dure pourrait nourrir des sentiments antieuropéens, et tout particulièrement anti-Allemands. La guerre commerciale déclenchée par Trump, la remise en cause de l’accord diplomatique avec l’Iran et la victoire des populistes en Italie, sans être abordés dans le livre, perpétuent l’état de crise permanente en Europe.
Les auteurs ne voient pas cependant que des inconvénients à la multiplicité des crises auxquelles est confrontée l’Europe aujourd’hui. En effet, il est tout à fait envisageable que certains pays acceptent de perdre en partie, dans la résolution d’un problème, s’ils peuvent gagner sur un autre plan. Par exemple, il peut être quelque peu coûteux pour l’Allemagne d’accepter un soulagement de la dette des pays du sud de l’Europe, mais elle peut aussi bénéficier rapidement d’une solution européenne à la crise des réfugiés, qui impliquerait notamment la Grèce et l’Italie. L’intégration militaire à l’échelle européenne peut elle aussi, à moyen terme, augmenter l’efficacité des dépenses de défense, notamment dans les pays avec un budget militaire important. Il en va de même dans le secteur de l’énergie. L’Europe pourrait alors apparaître comme une scène qui favorise les arbitrages et où se négocient les compromis, plutôt qu’une opération de confiscation de la souveraineté des États. La capacité à appréhender de manière globale les différentes crises pour éviter une action trop étroite et séquentielle nécessite cependant une plus forte concentration des pouvoirs, ce que les auteurs ne se risquent pas à mettre en avant.
Tenter la convergence des idées pour élaborer des solutions
Pour dépasser ces divergences, les auteurs cherchent le bon équilibre entre une action immédiatement efficace et la création d’un cadre économique de long terme stable et soutenable. Les pistes qu’ils proposent privilégient le cadre existant, en invitant surtout à poursuivre des réformes déjà entamées.
Un élément important du dispositif institutionnel européen reste l’indépendance opérationnelle de la banque centrale. Pourtant, comme en témoigne la crise des dettes européennes, cette indépendance s’atténue en temps de crise, dans la mesure où politiques monétaire et budgétaire travaillent de concert. L’exemple le plus frappant est le soutien implicite de Berlin lors du discours de Draghi à l’été 2012. Face à des événements majeurs, camper sur la responsabilité individuelle est sans doute contreproductif et le principe de solidarité doit prévaloir. Cette responsabilité commune en temps de crise doit néanmoins aller de pair avec un contrôle renforcé en temps plus calme, comme le suggère le mouvement vers une imposition plus crédible de la discipline budgétaire dans la zone euro.
La convergence de vues en Europe reste difficile pour les questions d’ordre fiscal et budgétaire, alors qu’elles sont au centre des préoccupations actuelles. Tout d’abord, force est de constater que les problèmes de déficits publics et de dette en Europe s’estompent fortement lorsqu’on s’attache aux ratios agrégés, plus bas aujourd’hui en Europe qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. Selon les auteurs, il existe de bonnes raisons de retarder l’effort de consolidation budgétaire si la crédibilité des États est déjà établie. En effet, le retour de la confiance qu’invoquent les partisans de l’austérité n’est pas un objectif pertinent pour les pays qui jouissent déjà d’une bonne réputation auprès des marchés financiers internationaux. Les pays fortement endettés, en revanche, se trouvent face à un dilemme. Les coupes dans les dépenses publiques et les hausses d’impôts peuvent se révéler contreproductives (avec des effets négatifs sur la croissance), mais un assouplissement de la consolidation peut nuire au regain de crédibilité de l’emprunteur souverain. Des engagements institutionnels et des règles crédibles peuvent aider à dépasser ce dilemme. Par ailleurs, il peut s’avérer utile de combiner des réformes structurelles d’envergure à des dépenses publiques accommodantes, comme le soulignent les auteurs. En effet, des changements structurels accroissent l’incertitude, qui peut peser sur la consommation des ménages et sur l’investissement des entreprises, dont les effets récessifs sont contrebalancés par la politique budgétaire. Si ces changements structurels paraissent suffisamment ambitieux, alors la question de la crédibilité de l’État ne devrait pas se poser.
Il faut à ce stade rappeler que, si l’objectif principal est de réduire les crises financières, ou du moins de diminuer leur sévérité, les réformes doivent avant tout porter sur le secteur financier, responsable de la crise de 2008. Les politiques destinées à venir en aide aux bilans financiers fragilisés et à renflouer des banques peuvent être un remède utile dans l’immédiat, mais posent de gros problèmes à moyen et long terme, selon les auteurs. En effet, elles peuvent avoir pour effet d’entretenir des banques « zombies » ou « vampires », qui captent une partie du crédit normalement destiné à l’économie productive et affectent ainsi négativement la croissance. En outre, si les banques savent que les autorités budgétaires et monétaires feront tout pour redistribuer le revenu en leur faveur en situation de crise, cela favorise l’aléa moral. L’instrument le plus efficace dans ce cas est sans doute l’adoption de règles pour les banques, tels que des ratios prudentiels, qui limitent la prise de risque dans les phases de croissance et permettent une forme d’assurance sans aléa moral. Ces outils macroprudentiels sont d’ailleurs complémentaires des instruments traditionnels de la politique monétaire. Ils permettent de lutter efficacement contre le risque systémique, qui reste en dehors des radars dans les phases tranquilles et surgit uniquement en temps de crise. Elles ne sont pas pour autant la panacée : par leur nature même, elles invitent à l’arbitrage réglementaire.
Le débat doit redevenir politique
Deux critiques peuvent être faites au livre. Premièrement, le Traité de Maastricht s’est révélé désastreux non parce qu’il opposait deux idéologies, mais parce que manquaient des visions différentes. Si la crise financière de 2008 a frappé si longtemps et durement la zone euro, c’est que cette dernière était particulièrement mal équipée pour y répondre, car le Traité de Maastricht ne reconnaissait pas le rôle prépondérant et potentiellement déséquilibrant de la finance au sein de la future zone euro. Elle était vue au contraire comme l’élément intégrateur qui assurerait la convergence des économies du sud de l’Europe, grâce à des flux de capitaux vers les pays les moins bien dotés en capital où l’espérance de rendements est élevée.
Deuxièmement, les dissensions intellectuelles et philosophiques en Europe ne peuvent gommer la nature politique des choix qui ont été faits avant et pendant la crise. Il semble ainsi important de rappeler que la chancelière Angela Merkel et son ministre des Finances Wolfgang Schäuble appartiennent à une majorité politique, de droite en l’occurrence, et que leurs adversaires politiques en Allemagne ont une vision différente des problèmes européens. Il en va de même en France.
À trop vouloir unir les idées économiques, pour tenir en même temps les règles et la capacité d’agir à discrétion, la responsabilité et la solidarité, les auteurs ne parviennent finalement qu’à des propositions de réformes techniques, plutôt qu’au renouveau politique attendu.
Recensé : Markus K. Brunnermeier, Harold James & Jean-Pierre Landau, The Euro and the battle of ideas, Princeton, Princeton University Press, 2016, 448 p.