Le dernier livre d’Aristide Zolberg est remarquable à plusieurs égards, à commencer par son ampleur. Il s’agit en effet de retracer, depuis l’époque coloniale et jusqu’aux récentes négociations de l’administration Bush avec le gouvernement du Mexique, le rôle que la politique de l’immigration a joué dans la construction de la nation américaine. Englobant donc cinq siècles, cette vaste synthèse s’enracine également dans les débats actuels sur la mondialisation et ses conséquences sur les flux migratoires. Car Zolberg ne s’interroge pas seulement sur les politiques américaines, mais également sur les différents contextes internationaux dans lesquelles elles se sont développées. A l’analyse des facteurs de « pull » – la propension des Etats-Unis à attirer des immigrants et à autoriser leur entrée – répond donc celle des facteurs de « push » : les conditions sociales, économiques et politiques qui poussent les populations à quitter leur pays d’origine. L’entreprise est donc ambitieuse, et l’on sort de cette lecture avec le sentiment d’avoir plongé à la fois dans la richesse documentaire d’une histoire globale, et dans l’exigence théorique et éthique d’une discussion qui, pour avoir lieu le plus souvent entre experts, n’en est pas moins d’une grande urgence pour toutes les démocraties contemporaines.
A Nation by Design est la première étude à englober ainsi tant de périodes, et de niveaux de lecture, de l’histoire de l’immigration aux Etats-Unis. Mais le livre est également écrit en prolongement, et en réponse, à un certain nombre de travaux importants dans ce domaine. Zolberg prend soin, dans une grande abondance de notes, mais aussi dans le texte lui-même, de renvoyer le lecteur à ces travaux parfois devenus classiques et de se situer par rapport à leurs auteurs. Si la lecture en est parfois rendue un peu touffue, cette conversation permanente permet également de situer assez vite l’originalité et la finesse de cette synthèse.
Le mythe du « laissez-faire »
La première idée reçue que ce livre réfute, c’est celle d’une Amérique des premiers temps qui s’arrangeait d’une politique de « laissez-faire » en matière d’immigration, jusqu’aux très grandes vagues d’immigrants en provenance des pays les plus pauvres d’Europe au tournant du XXe siècle, lesquelles auraient fini par provoquer une forte réaction culturelle et politique pour déboucher sur le régime restrictif des quotas nationaux instauré dans les années 1910 puis renforcé dans les années 1920. Contre cette vision que l’Amérique aime avoir d’elle-même, Zolberg trouve au contraire dans la lecture minutieuse des écrits des Pères fondateurs, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson ou Thomas Paine par exemple, une préoccupation constante à propos de la composition de la population américaine. Les politiques changeantes de la Grande-Bretagne en matière de départs, tour à tour encouragés, voire financés, puis découragés, au gré du contexte économique et des velléités d’émancipation de plus en plus visibles de certains territoires du Nouveau Monde, furent dès l’origine une source de grandes tensions entre la monarchie britannique et ses colons de Nouvelle-Angleterre. Percevant que leur influence politique, comme leur survie économique, serait très liée à leur poids démographique, ces Républicains en herbe voulaient voir arriver du monde, mais pas n’importe lequel. Ni les pauvres ni les forçats, par exemple, pour lesquels la Grande-Bretagne préconisait la déportation. Mais les artisans et la bourgeoisie puritaine des centres urbains, oui, au point de mener quasiment des campagnes publicitaires, et d’écrire des pamphlets pour démontrer qu’il n’y aurait pas, avec le départ de ce « surplus » de population, de perte économique ni même démographique pour la métropole. Par leurs textes, comme leurs pressions auprès du Parlement britannique, les chefs de file de l’indépendance des Etats-Unis ont donc cherché d’emblée à établir leur souveraineté dans ce domaine, à attirer certains « clients » et à barrer l’entrée à d’autres.
S’il ne croit pas au « laissez-faire », Zolberg ne souscrit pas davantage à des lectures strictement psycho-pathologiques du « nativisme » américain, le nom qu’on a donné aux vagues périodiques de xénophobie et de rejet des nouveaux venus par les Américains « de souche ». Si l’on ne voit dans ces cycles de rejet, parfois violents, que l’expression désordonnée d’une colère et d’une frustration économique et sociale à la recherche de boucs émissaires, on sous-estime la réalité de l’inquiétude identitaire à plusieurs époques charnières où les Etats-Unis se transformaient en effet à grande vitesse. Tout en soulignant le rôle des préjugés, de l’ignorance et du conservatisme culturel, Zolberg veut également comprendre comment la peur des nouveaux venus se développe, et pourquoi elle se cristallise à certaines époques. Et il rappelle la persistance du sentiment des premiers Républicains que les libertés durement acquises par leurs petites communautés de semblables seraient toujours menacées de dégradation ou de corruption si la vertu civique venait à faire défaut. Au plus fort de la méfiance envers les Irlandais, par exemple, dans les années 1830, on écrivait que ces derniers, ayant été à la fois dominés et persécutés par l’empire britannique, et n’ayant jamais accédé au libre exercice de leurs droits naturels, n’avaient pas en eux la capacité d’intégration à la communauté politique américaine.
Par ailleurs, et cela joue un rôle central dans l’examen qu’il fait des forces « restrictionistes » présentes tout au long de l’histoire des Etats-Unis, même lorsqu’elles ont été perdantes dans le jeu politique, il faudrait bien voir que l’afflux toujours renouvelé d’une main-d’œuvre pauvre et non qualifiée n’est pas simplement l’une des données, mais se trouve précisément au centre du développement fulgurant du capitalisme américain. Zolberg décrit ainsi la segmentation précoce du marché du travail, dans lequel s’est très rapidement créée une sorte d’élite, de capital humain « fixé », auquel venaient ensuite s’ajouter des quantités modulables, « flexibles », de travailleurs fraîchement immigrés. Ainsi les syndicats américains, organisés en une sorte d’aristocratie des métiers, se sont toujours trouvés aux premiers rangs des restrictionistes, contre les grands industriels qui voulaient garder les ports ouverts et permettre ainsi le renouvellement permanent de cette main-d’œuvre hautement mobile. L’immigration serait ainsi pour lui une des clés à la fameuse question de Sombart : « Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme américain ? [1] ». De cette manière aussi, on peut estimer que les craintes peut-être trop vite cataloguées comme « nativistes » ont été, et continuent d’être, au regard par exemple de l’afflux d’immigrés mexicains aujourd’hui, en partie raisonnées.
L’indispensable ennemi
Ainsi, il y a toujours eu un « Autre » contre lequel définir l’identité américaine, mais cet « Autre » a évolué au cours de l’histoire, et avec lui l’identité américaine elle-même. Les premiers indésirables ont été les juifs et les catholiques. Puis les Irlandais, les femmes de moralité douteuse, les Italiens et les Polonais. Les Chinois, ensuite, furent les premiers à être visés nommément par des mesures d’exclusion, en 1875, sans doute par racisme, mais aussi parce qu’ils venaient aux Etats-Unis comme coolies liés par des contrats avec leurs transporteurs. N’étant pas libres, ils ne pouvaient prétendre devenir des membres de la communauté politique américaine, et étaient donc perçus comme des oiseaux de passage. On pouvait les utiliser comme main-d’œuvre, mais certes pas imaginer les intégrer dans la nation. Les décennies suivantes virent se succéder des lois toujours plus strictes pour limiter l’entrée des Chinois sur le territoire américain, puis, en 1895, leur accès à la naturalisation (y compris pour les résidents d’origine chinoise nés aux Etats-Unis). De telle sorte qu’entre 1900 et 1920, la population d’origine chinoise avait diminué d’un tiers. De la même manière, l’immigration en provenance du Japon a très vite été strictement limitée par des accords passés entre les deux gouvernements. Ce que l’on peut voir comme un prélude à l’hostilité paranoïaque à leur encontre, puis à leur internement au moment de la Seconde Guerre mondiale.
Car à des peurs de nature économique, ou culturelle, sont venues s’ajouter à plusieurs reprises des craintes sécuritaires, à chaque fois que la nation semblait menacée. Avec ces précédents en tête, la situation actuelle n’a donc rien d’exceptionnel : elle présente deux cibles aux nativistes, d’une part les travailleurs agricoles venus du Mexique, soupçonnés de consommer des biens publics et de la protection sociale sans contribuer à l’intérêt général, ainsi que de dénaturer l’identité nationale en installant l’espagnol comme seconde langue du pays, et d’autre part les musulmans, depuis l’attaque du 11-Septembre. Un Samuel Huntington, pour Zolberg, n’est que le dernier avatar d’une Amérique qui a peur de se corrompre, de se diluer, ou d’être rendue vulnérable par les aspects les plus « libéraux » de son régime politique et social. Les lignes de démarcation entre « nous » et « les autres », entre lesquels on serait sommé de choisir, n’ont fait que se déplacer, au risque parfois de se contredire, et c’est tour à tour le sang anglo-normand, puis anglo-normand et scandinave, la race blanche, le protestantisme, la prédisposition à la vie en démocratie, la moralité et l’éthique du travail, ou le christianisme dans son ensemble, qui ont permis d’opposer les « vrais » Américains aux indésirables, « wanted but not welcome ».
Strange bedfellows
La très grande permanence de ces questionnements autour de l’immigration est donc l’une des thèses principales de ce livre. Mais ce dernier éclaire également la mécanique complexe par laquelle ces débats se sont traduits, ou non, dans la loi, pour constituer une véritable « politique » de l’immigration, avec ses phases d’ouverture et de repli. Ainsi, si les questions d’immigration ne sont pas forcément très visibles dans la législation jusqu’au régime des quotas dans les années 1920, c’est parce que d’une part elles étaient traitées au niveau des villes et des Etats, et parce que d’autre part il s’agit là de la longue période de gestation du fédéralisme américain. La question des droits des Etats dominait alors largement tous les débats au Congrès, et avec elle celles de la légalité de l’esclavage, de la ségrégation et de la concurrence entre, le modèle économique de la plantation ou de la petite ferme familiale, et celui des grands centres industriels et urbains. Ce qui, en retour, poussait au « laissez-faire » : soucieux à l’origine de pouvoir continuer à « importer » des esclaves, les Sudistes, alors Démocrates, ont longtemps refusé de soutenir les propositions de loi visant à réduire le nombre d’arrivées ou à imposer le fameux literacy test (l’épreuve de lecture et d’écriture à laquelle étaient soumis les arrivants pour éliminer ceux qui risquaient de devenir des charges pour la société) où ils voyaient un abus de pouvoir de l’Etat central dans la gestion que chaque Etat pouvait faire de sa population, et notamment des plus démunis.
Zolberg consacre ainsi plusieurs passages de son livre à la complexité et aux évolutions des alignements politiques dans le système bi-partite, expliquant comment la question de l’immigration a toujours traversé et divisé chacun des grands partis. S’intéressant à tous les acteurs importants de ces débats (les intérêts du « grand business », toujours favorables à l’ouverture, les syndicats, méfiants, les lobbies ethniques qui se sont formés très vite pour peser en faveur de l’accueil de leurs concitoyens ou corréligionaires, ou au contraire pour faire barrage à des groupes concurrents, les conservateurs sociaux…), il montre comment ces strange bedfellows ont pu par moment se lier les mains, ou bien à l’inverse fournir un appui inattendu à des propositions de loi, le même parti abritant par exemple, suivant les époques, les grands industriels et les tenants d’une tradition nationale (ou nationaliste), ou bien les syndicats et l’électorat des minorités. Il décrit comment ces questions se déclinent toujours suivant deux axes, le premier représentant les questions économiques et la contribution de l’immigration à la prospérité du pays, le deuxième les questions politiques et culturelles, et la propension des immigrés à renforcer ou au contraire à affaiblir le système politique des Etats-Unis, à se fondre ou non dans la communauté de citoyens partageant un même idéal civique. Chacun des axes comportant tout le spectre des prises de position entre le « pour » et le « contre », l’ensemble peut produire des Républicains libertariens défendant l’intérêt des marchés pour un monde sans frontières, ou des Démocrates noirs syndiqués craignant l’effet délétère de la concurrence salariale sans limite…
L’administration Bush est à cet égard tout à fait représentative, en ce qu’elle abrite des conservateurs nationalistes, des chrétiens traditionalistes et les intérêts du « grand business ». Les derniers chapitres du livre sont ainsi consacrés à l’explosion de la population d’origine hispanique et aux problèmes particuliers qu’elle pose au regard du nombre d’entrées illégales sur le territoire américain ; puis aux conséquences du 11-Septembre sur la question du contrôle des frontières. Avec une stridence que l’on compare très souvent à présent aux excès du McCarthysme, le gouvernement dénonce tout ce qui est « un-american », autorise les contrôles discriminatoires ciblés sur toutes les personnes venues du Moyen-Orient, aux frontières et sur le territoire, use et abuse de la rhétorique de la forteresse assiégée, et limite de manière très significative le nombre de visas attribués à des étudiants étrangers – au point que certains s’inquiètent des répercussions de cette logique sécuritaire sur le dynamisme et la capacité d’innovation des Etats-Unis. Mais dans le même temps, le président Bush a courtisé, avec succès, l’électorat hispanique, remettant en question l’une des données fondamentales de l’équilibre entre Républicains et Démocrates, qui voulait que les minorités votent toujours pour ces derniers ; il a mis sur pied un programme ambitieux de permis de travail temporaires, satisfaisant ainsi les grands patrons du Sud et de l’Ouest, et négocié à toutes les étapes avec le gouvernement mexicain, conférant ainsi au voisin du Sud le même statut privilégié que le Canada, les kilomètres de frontières terrestres impossibles à contrôler plaidant d’ailleurs forcément pour des solutions de compromis. Mais la question de l’amnistie des sans-papiers, elle, reste très controversée au sein même de son parti, les tenants de la loi et de l’ordre s’y opposant, avec les Samuel Huntington et les Pat Buchanan, tandis que les entrepreneurs capitalistes y sont favorables.
Plaidant pour une lecture complexe et complète, et contre la facilité des jugements moraux anachroniques, Aristide Zolberg a donc écrit un livre d’une très grande exigence critique. Saluant la détermination et le volontarisme des fondateurs de la nation américaine, qui ont fait de groupes sociaux disparates éparpillés sur un territoire immense une grande démocratie moderne, il souligne l’audace de leur vision selon laquelle on devenait américain non en vertu d’une appartenance héréditaire, organique, à un ensemble ethnique ou religieux donné, mais par adhésion à un projet civique. Il n’en est pas pour autant complaisant et dévoile les aspects les plus sombres de ce processus d’ingénierie sociale : dès l’origine, les Américains sont intervenus de manière radicale sur leur peuplement, détruisant les peuples indiens et important en masse des esclaves venus d’Afrique ; ils ont ensuite ostracisé certains groupes, en ont promu d’autres et continuent aujourd’hui de faire primer les intérêts économiques sur le bien-être culturel et social des travailleurs américains. Zolberg estime enfin que les Etats-Unis portent une très lourde responsabilité dans la marche vers la Solution finale, ayant échoué, tout comme les autres grandes démocraties de l’époque, à faire émerger un vrai droit d’asile qui aurait permis d’accueillir les millions de réfugiés juifs que les nazis voulaient avant tout, dit-il, chasser d’Allemagne.
Ce dernier point est sans doute l’indice le plus sûr que A Nation By Design, consacré aux spécificités américaines en matière de politique de l’immigration, est aussi un plaidoyer pour une réflexion globale et responsable sur les principes mêmes sur lesquels repose notre conception de l’immigration : si nous reconnaissons le droit des populations opprimées à quitter un territoire, nous n’imposons à personne, dans un système international composé d’Etats souverains, le devoir de les laisser entrer. Dans un monde globalisé de flux migratoires de plus en plus variés et nombreux, et d’inégalités criantes, il devient donc urgent de savoir quels principes doivent nous guider en ce domaine. Soulignant que l’existence des libertés politiques dans les démocraties est indissolublement liée à l’émergence d’une communauté, en partie circonscrite, qui les protège, Zolberg n’appelle pas de ses vœux un monde sans frontières, mais il nous demande instamment de revoir nos critères sur l’ensemble des menaces, vitales, qui pèsent aujourd’hui sur les populations les plus vulnérables.
L’article tiré de La Vie des Idées (version papier) n° 17, novembre 2006.