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Recension Histoire

Une sombre affaire

À propos de : Frédéric Chauvaud, L’Affaire Pranzini. Aventurier, don Juan… et tueur de femmes ?, Chêne-Bourg, Georg éditeur


par Jean-Claude Farcy , le 1er novembre 2018


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En 1887, Pranzini a égorgé trois femmes avec une « véritable science de boucher ». Frédéric Chauvaud étudie le crime dans ses rapports avec la société de l’époque et son imaginaire, mais sans évoquer le contexte colonial de l’affaire.

Frédéric Chauvaud, L’Affaire Pranzini. Aventurier, don Juan… et tueur de femmes ?, Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2018, 232 p., 15 €.

Spécialiste de l’histoire de la justice et du crime, Frédéric Chauvaud a, dans de multiples ouvrages et articles, abordé la plupart des affaires criminelles célèbres des XIXe et XXe siècles. Dans la lignée des grands chroniqueurs judiciaires du passé, il consacre un second livre, après L’Effroyable Crime des sœurs Papin (Larousse, 2010), à un autre criminel célèbre, Henri Pranzini, qui a nourri de mars à septembre 1887 les chroniques quotidiennes de la presse. Cette dernière, abondamment citée dans l’ouvrage, constitue, avec les dossiers de l’enquête policière et celle de l’instruction criminelle, ainsi que les récits des protagonistes, l’une des sources majeures mobilisées pour reconstituer l’histoire de cet « aventurier, don Juan… et tueur de femmes ».

L’avant-propos expose les choix faits par l’historien. Destiné à un large public, l’ouvrage ambitionne de permettre au lecteur « de comprendre l’intensité des émotions que l’affaire avait suscitées » (p. 13). Frédéric Chauvaud considère que cette affaire criminelle, comme d’autres, entre « en correspondance avec une époque, ses peurs et ses espoirs » et qu’elle façonne durablement l’« imaginaire de toute une société » (p. 13).

Au-delà du récit du « drame judiciaire le plus fantastique et le plus empoignant » de cette fin du XIXe siècle, selon les mots de Marie-François Goron, ancien chef de la Sûreté, dans ses Mémoires publiés dix ans après l’affaire, l’objectif est d’appréhender le crime dans ses rapports avec la société de l’époque et son imaginaire. La démarche est celle d’une histoire sensible, se plaçant au plus près du vécu et des émotions des acteurs, des protagonistes contemporains du crime.

L’affaire

Hervé Pranzini, natif d’Égypte de parents italiens, interprète polyglotte, aventurier, épongeant ses pertes de jeu par le vol et l’escroquerie, vivant de l’argent de ses conquêtes féminines dans le demi-monde, est condamné à mort le 13 juillet 1887 par les assises de la Seine pour le triple assassinat de la rue Montaigne – Marie Regnault, alias « Régine de Montille », courtisane de la haute galanterie, sa dame de compagnie et la petite fille de cette dernière – commis le 17 mars précédent.

Frédéric Chauvaud suit la chronologie, en commençant par la nuit du crime, les cris entendus par les voisins et la découverte, au matin, des trois victimes « égorgées avec une véritable science de boucher », selon les termes employés par le premier médecin rendu sur place (p. 23) : la photo prise à la morgue, publiée dans la presse, montre des corps quasiment décapités, la tête de la fillette de 12 ans ne tenant plus qu’à un morceau de peau au tronc. Le lecteur assiste à l’autopsie des victimes comme aux premiers pas de l’enquête conduite par un « limier de la police judiciaire » (p. 36) et le juge d’instruction, ces trois principaux acteurs de l’instruction – le professeur Brouardel, Marie-François Goron et Adolphe Guillot – faisant l’objet de pertinentes biographies. Un chapitre est consacré au monde des demi-mondaines, évoqué par la description de la demeure de Madame de Montille et sa biographie étroitement liée à ses amants.

L’arrestation de Pranzini résulte du hasard, car la Sûreté parisienne s’égare d’abord sur la piste d’un homme décrit par le concierge de l’immeuble de la rue Montaigne comme un « gringalet », aperçu la nuit du crime dans l’immeuble. Il s’agirait d’un nommé Geissler, d’après quelques indices trouvés sur place. L’assassinat ayant pour motif le vol de bijoux, c’est la découverte d’une partie de ceux-ci, à Marseille, qui fait grandement avancer l’enquête, une tenancière de maison de tolérance apportant à la police des bijoux (suspects d’être le produit d’un vol à ses yeux) remis à l’une de ses filles par un voyageur qui s’avère être Pranzini.

Le policier Marie-François Goron a beau jeu de se moquer de ses collègues et du parquet marseillais – reprenant les clichés sur la métropole du Midi, des enquêteurs vite fatigués entretenant des liaisons malsaines avec la presse –, ce sont bien eux qui, par le hasard du témoignage d’une prostituée, ont permis l’arrestation du présumé coupable. Encore faut-il être assuré que ce dernier, confondu sur le fait de recel de bijoux qu’il avoue, soit bien l’assassin, alors qu’il le niera jusqu’à sa condamnation.

« Don Juan oriental »

Le doute à cet égard rend compte des suites de l’enquête, qui s’efforce de trouver un complice éventuel qui serait le véritable assassin. Cet inconnu, qualifié d’homme brun par la presse – le deuxième homme insaisissable – est l’objet de tout un chapitre. C’est la piste Geissler qui conduit Goron en Allemagne, pour finalement y apprendre que sous ce nom se cache un pauvre diable arrêté à la suite d’une tentative de suicide et incarcéré à la prison de Mazas.

Quant aux preuves contre Pranzini, elles sont recherchées dans son emploi du temps, particulièrement lors de la nuit du crime. Affirmant l’avoir passée dans la maison de sa maîtresse, Antoinette Sabatier, la confrontation de cette dernière avec son amant est conduite de main de maître par le juge d’instruction jouant de l’effet de surprise, mais sans résultat décisif : confortant d’abord la version de Pranzini sur sa présence chez elle, se rétractant ensuite, son témoignage n’ébranle pas Pranzini. Jusqu’au bout, il se dira innocent, prétendant avoir passé la nuit chez une femme du monde qu’il se refuse de nommer.

Deux chapitres le présentent longuement, d’abord comme « aventurier cosmopolite » (p. 125). Né à Alexandrie, commis renvoyé des postes égyptiennes pour vol, il exerce ses talents d’interprète au service de l’armée anglaise sur différents théâtres de guerre ou dans les colonies. On le croise en Afghanistan, au Soudan, aux Indes, avant le retour en Italie et en France, sur la côte méditerranéenne d’abord, attiré par les tables de jeu. Ses ressources ? Pour l’essentiel, en dehors de vols et de rémunérations de commissions diverses, elles proviennent des femmes qu’il séduit : gigolo, il « incarne le don Juan oriental…. Charnellement irrésistible, Levantin, il personnifie le séducteur d’un genre nouveau » (p. 138). Ses conquêtes nous sont ainsi présentées à travers les lettres que trois d’entre elles adressent à leur « chéri magnifique ».

Le procès donne lieu à des pages qui sont plus familières à l’historien, après la lecture du maître livre que l’auteur a consacré aux cours d’assises [1]. On n’est donc pas surpris de l’évolution du « drame judiciaire » (p. 181) qui se joue du 9 au 13 juillet 1887. Pour cette « audience des grands jours » (p. 173), l’attente est longue pour ceux et celles qui ont obtenu les cartons d’invitation. Malgré les mises en garde du président Onfroy de Bréville sur la tenue de l’assistance, l’audience ne devant pas se confondre avec une salle de théâtre, « rires et petits cris étouffés » ne sont pas rares (p. 175).

Des moments forts sont attendus et vécus par le public : l’attitude de Pranzini, la démonstration de l’accusation, la défense (Edgar Demange) et la confrontation – cette fois publique – entre Pranzini et Madame Sabatier, un témoignage de dernière heure mettant à mal la défense, mais finalement récusé par le ministère public. En dépit de l’absence de l’aveu, Pranzini est jugé coupable du triple assassinat.

Son exécution, le 31 août 1887, met en scène le « cabotinage de la guillotine » (p. 204) bien connu des historiens : foule de curieux attendant plusieurs jours à l’avance devant la prison de la Grande Roquette, débordements scandalisant les autorités, préparatifs et déroulement de la mise à mort sont conformes aux précédentes exécutions dans la capitale. Le corps du supplicié, transféré à l’École de médecine, est autopsié et découpé pour analyses diverses. L’épilogue scandalise presse et opinion : la peau de l’assassin est utilisée à la demande de Goron pour confectionner deux porte-cartes… La révélation de ce fait ternit l’image des policiers parisiens, déjà fortement malmenée pendant l’enquête.

L’ouvrage s’achève par la « mémoire du crime » : de l’impact de l’affaire sur le parcours de sainte Thérèse de Lisieux (Pranzini, ayant refusé la confession, embrassant le crucifix avant l’exécution, exauce sa prière) à la série télévisée En vôtre âme et conscience de Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet et Claude Barma, en passant par les ouvrages des grands chroniqueurs judiciaires. Par son agencement chronologique, son écriture empruntant avec bonheur les mots des contemporains, l’ouvrage de Frédéric Chauvaud se lit comme un roman, solidement arrimé aux acquis de la recherche.

Crime, société et émotions

L’historien peut toutefois se demander s’il répond entièrement à l’objectif annoncé en avant-propos, notamment pour ce qui est de l’analyse des émotions. Or le matériau judiciaire, on l’a souvent noté, offre une source de choix en la matière, donnant la parole aux témoins et donc à l’expression de leur sentiment, même si la parole recueillie est très encadrée par l’enquêteur. Il ne semble pas que les dépositions soient utilisées en ce sens, Frédéric Chauvaud privilégiant la presse en la matière, laquelle en rajoute beaucoup dans le sensationnel, quand elle n’est pas sujette à caution : à l’annonce du verdict, Pranzini est décrit comme « décoloré » ou « livide », alors que Goron estime qu’il a gardé tout son sang-froid (p. 202).

Quant aux protagonistes, enquêteurs et magistrats ont pour habitude de maîtriser leurs sentiments – c’est tout juste si Goron avoue un mouvement de recul à la découverte des cadavres – et Pranzini, soumis à forte épreuve, paraît suivre la même attitude imposée par sa stratégie de dénégation. Seule Antoinette Sabatier, par ses larmes lors des confrontations, exprime sans fard ses sentiments. Au-delà des acteurs de l’affaire, les réactions de la population ne sont évoquées qu’au moment de la découverte du crime (dizaines de badauds au pied de l’immeuble de Marie Regnault) ou lors de la scène finale, devant la Roquette.

Certes, l’évocation d’illuminés s’accusant du triple assassinat peut exprimer le traumatisme engendré par le crime, mais on conviendra qu’ils constituent un cas très particulier. Sans doute est-ce en raison du déficit des sources, de la difficulté à utiliser sur ce point les journaux, que l’auteur doit se contenter de notations rapides sur l’émoi suscité par telle ou telle péripétie chez tel protagoniste ou dans l’opinion en général. Il est probable d’ailleurs que, pour prendre un exemple, une analyse des peurs suscitées par la criminalité demanderait à sortir du cadre d’une seule affaire particulière.

Le rôle de la presse

Elle nécessiterait également une prise en compte du contexte social et politique, au-delà des intervenants de la scène judiciaire. Sur ce plan, l’ouvrage conforte les travaux de Dominique Kalifa sur la presse devenue enquêtrice après le Second Empire. Les reporters sont littéralement aux basques des policiers, occupant dans le train de retour de Marseille le compartiment voisin de celui de Goron et Pranzini, logeant dans les mêmes hôtels que le premier en Allemagne. Il se font gloire de devancer la police en découvrant des indices ou des témoignages nouveaux, publiant des signalements tirés des pièces d’information, au point que Guillot finit par adresser directement un appel à témoins dans la presse.

D’opinion ou non, les journaux ridiculisent les policiers, particulièrement le chef de la sûreté, Taylor, présenté comme incapable. Dans cette rivalité, le coup de grâce est porté par la révélation de la peau tannée de Pranzini. Même si ce scandale n’a pas entraîné de sanctions judiciaires, il est révélateur d’un climat dont il serait intéressant de suivre les implications politiques. Dans un livre récent l’historien américain Aaron Freundschuh [2], travaillant le même dossier criminel, avance l’hypothèse d’une « revanche » de la police qui aurait laissé filtrer des informations alimentant un autre scandale, celui des décorations, ayant conduit à la démission du président Jules Grévy au début de décembre 1887. Surtout, cet historien développe longuement le contexte colonial de l’affaire Pranzini, le situant dans un climat de xénophobie montante – très rapidement évoqué par Frédéric Chauvaud – en avançant la thèse d’une « insécurité impériale », nourrie par les migrants en provenance des colonies. Pranzini, le Levantin, le « rastaquouère », symboliserait cette nouvelle figure criminelle.

La lecture de la belle chronique judiciaire de Frédéric Chauvaud nous invite à prolonger l’analyse de l’imaginaire lié au crime à la fin du XIXe siècle, en le replaçant dans son contexte social et politique.

par Jean-Claude Farcy, le 1er novembre 2018

Pour citer cet article :

Jean-Claude Farcy, « Une sombre affaire », La Vie des idées , 1er novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-sombre-affaire

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Notes

[1Frédéric Chauvaud, La Chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises, 1881-1932, Rennes, PUR, 2010, 382 p.

[2Aaron Freundschuh, The Courtesan and the Gigolo : The Murders in the Rue Montaigne and the Dark Side of Empire in Nineteenth-Century Paris, Stanford University Press, 2017, 272 p.

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