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Recension Philosophie

Une philosophie bien sentie

À propos de : C. Jaquet. Philosophie de l’odorat, Puf.


par Philippe Choulet , le 24 septembre 2010


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En s’interrogeant sur les rapports entre philosophie et odorat, sur nos jugements de valeur et nos manières de saisir un objet si volatil, Chantal Jaquet lance le pari d’élaborer une véritable esthétique olfactive ; ce faisant, elle montre que les philosophes peuvent avoir du nez...

Chantal Jaquet

Voir aussi, sur le même sujet :

 Le nez du philosophe, par Ariel Suhamy, 24/09/2010.

Table ronde autour de Chantal Jaquet, auteur de la Philosophie de l’odorat, avec Pierre-François Moreau et Francis Wolff (vidéo).

Recensé : Chantal Jaquet. Philosophie de l’odorat, P.U.F., 2010, 438 p., 30 €.

Cette Philosophie de l’odorat a tout pour nous allécher (sic !). Après tout, un ouvrage qui déclare en odeur de sainteté le nez et l’odorat, qu’ils soient animal ou humain, naturel ou culturel, a vraiment de quoi aiguiser notre curiosité et exciter notre flair. Le lecteur se sent d’ailleurs aimablement réduit à l’état de truffe (celle du nez du chien, j’entends !), cherchant alentour les bonnes pistes de savoir, de découverte et de réflexion.

Le fait est que nous ne sommes pas déçus, car Chantal Jaquet est d’abord une grande et juste lectrice, qui sait se mettre au service et de ses auteurs, et de son problème : comment fonder une véritable philosophie de l’odorat, par delà les préjugés idéalistes qui ont longtemps empêché d’affronter cette question ? L’ouvrage parcourt la vaste boutique des approches, qui vont de l’affleurement à l’analyse véritable (Proust, Lucrèce, par exemple) — je dis « boutique », parce qu’il s’agit encore d’un pays de la raison théorique, comme dit Kant, mais il faudrait rêver d’un… pan…orama ! Comme pour l’iceberg de l’image de l’inconscient, malgré le « refoulement » de l’odorat par l’idéalisme, les textes sont foisonnants : mythes, contes, récits, rêveries, témoignages, analyses et théories, et ce à propos des fragrances et des parfums, des remugles « naturels » et des artifices de la chimie…

L’inventaire

L’ouvrage de Chantal Jaquet constitue ainsi d’abord un dossier extrêmement précieux pour qui veut tenter l’aventure. Il y a certes un côté scolaire, au bon sens du terme, c’est-à-dire élémentaire et appliqué, tout à fait apte à prendre les ignorants (que nous sommes tous) « comme par la main », et à leur faire visiter et renifler, par discours interposé, la vaste panoplie des qualités odoriférantes (qualités premières ? secondes ?), et surtout la remarquable variété des jugements humains (trop humains, voire régressifs, souvent) là-dessus. L’ouvrage constitue peut-être parfois (malgré lui ?) un sottisier de premier ordre — je pense aux passages sur l’art contemporain (p. 295-310), et au très captivant chapitre intitulé « L’un et l’autre à vue de nez », où sont exposées de manière salubre quelques variations édifiantes de la haine (contre le Noir, l’Homosexuel, la Putain, l’Allemand etc.). Il y a là un vrai catalogue des idées reçues, mais aussi une exégèse des bonnes idées, qui nous permet de nous initier à la question. Les chapitres consacrés à Condillac, Lucrèce, Proust et Huysmans sont très instructifs.

L’enjeu philosophique : la fondation

Le projet de Chantal Jaquet est de poser les prolégomènes d’une philosophie de l’odorat (du nez comme organe de l’odorat). Le travail commence donc logiquement par son moment critique, destructeur — l’introduction et la première partie, « La sensibilité olfactive », accomplissent cette tâche, insistant sur les obstacles épistémologiques (de l’ordre des représentations immédiates, du vocabulaire, des a priori) et sur l’idéal ascétique des philosophes, qui calomnient gravement l’odorat, voire le maudissent et le diabolisent, ce qui empêche d’affronter « innocemment », si l’on ose dire, la question. Où l’on voit que malgré des approches prometteuses (Aristote, par exemple), le champ n’est pas vraiment défriché. Rien d’étonnant, alors, si le travail du philosophe doive passer par la littérature : le vrai positif commence dans la deuxième Partie (« Esthétique olfactive »), avec Balzac (Le Lys dans la vallée) et, bien sûr, Proust ; il se poursuit avec la peinture (Gauguin notamment) et même de manière plus inédite avec la musique — Debussy (Pelléas et Mélisande) — ou la sculpture (Zumbo et la sculpture qui empeste (!) et Rodin) ou l’architecture. La référence au des Esseintes de Huysmans viendra renforcer l’idée d’une tâche essentielle : la littérarisation de l’expérience olfactive passe aussi par l’écoute de civilisations plus lucides que l’Occident sur ce point (le Japon, p. 275-294). L’ambition de l’auteur est d’exposer alors, dans la troisième Partie (« Philosophies olfactives ») quelques modèles réels, littéraires et philosophiques (Platon, contre toute attente, mais plus sûrement Bacon, quelques présocratiques — Démocrite, Héraclite, Empédocle —, et Lucrèce, Condillac et Nietzsche).

Un vrai problème, exemplaire du genre…

L’ouvrage est donc nourrissant et copieux. Là où notre nez commence à se tordre, c’est sur certaine étrangeté de répartition du matériau : le chapitre « Le silence olfactif de Parménide et d’Anaxagore » aurait pu être placé en début d’ouvrage, comme illustration de l’impuissance théorique à prendre l’odorat au sérieux. Le chapitre sur la pensée génétique de Condillac aurait également gagné à être la plaque tournante de l’ouvrage, en raison de la valeur inductive de son empirisme.

Il y a aussi une étrange confusion thématique (un télescopage, même) entre la question de la sensibilité (l’odorat proprement dit) et la forme nasale (cela m’a fait penser aux O’Hara et aux O’Timmins, dans Lucky Lucke) comme révélateur physiologique et racial : pourquoi ne pas consacrer un chapitre à cette question de la matérialité phénoménale du nez, pour la distinguer de son « intériorité » physiologique et déjà psychique, sa sensibilité véritable et révélatrice ? Les registres ne sont pas les mêmes : la nouvelle de Gogol, Le nez, ne porte pas sur l’odorat, mais sur le signe discriminant d’une hiérarchie sociale fantasmatique dans la Russie de l’époque (le nez des riches pointe vers le haut, celui des pauvres vers le bas) — même remarque pour l’image du nez de Cléopâtre (p. 351) chez Pascal : le nez séduisant n’est pas le flair. La question douloureuse du « nez juif » (p. 89 et suivantes) aurait ainsi pu être traitée en dehors de la question de la « puanteur juive ».

À vrai dire, ce point indique une difficulté que l’auteur ne lève pas assez, s’arrêtant à mi-chemin. Si la vérité d’une Philosophie de l’odorat est dans une Esthétique de l’odorat, comme l’affirment les 2e et 3e Parties, c’est bien à la question : « à quelles conditions une esthétique de l’odorat est-elle possible ? » qu’il faut répondre (question kantienne, donc). Mieux encore (ou pire, cela dépend des points de vue !) : quel est le coût d’une esthétique de l’odorat ? (question nietzschéenne, donc). Le défi est audacieux, le problème complexe, l’univers des références l’indique assez. L’auteur, trop occupée à régler son compte à l’idéalisme ascétique, ne le prend pas de front. Car une esthétique de l’odorat n’exige pas seulement une réconciliation avec l’odorat — sinon Brillat-Savarin et Chanel seraient nos maîtres à penser ! —. Cela va de soi, cela fait partie des règles de politesse, comme Bachelard disait que les règles cartésiennes de la méthode étaient les règles de politesse de l’entendement, sans plus — le chapitre final sur Nietzsche reste, à notre avis, prisonnier de cette tâche. Il faut surtout, esthétique oblige, une véritable refonte du discours de l’esthétique, et pas seulement en tenant compte de sa littérarisation, qui ne vaut que pour sa phénoménologie. C’est le concept qui prime, comme chez Spinoza et Hegel (sans oublier Diderot, Nietzsche, Bachelard ou Dagognet etc.). Que les auteurs forts sur la question soient des empiristes (Aristote, Lucrèce, Condillac), et surtout des sensualistes et des phénoménistes (Proust, Nietzsche, Valéry) montre que la clé de cette esthétique est la reprise de l’expérience comme intériorisation (la fabrique de l’identité, i.e. d’un invariant et ce malgré la variabilité, la relativité, la volatilité du rapport à la chose) et comme extériorisation (épreuve de l’étrangeté, de l’aliénation — les pages sur le viol, l’intrusion, l’invasion par l’odeur sont très suggestives, et il faudrait donner tout son poids ontologique à la dimension irréversible de l’événement…). Ce n’est pas un hasard si l’esthétique classique a pour objet les sens de la distance (la non-usure), l’œil et l’ouïe, et non ceux de la destruction (que l’odorat détruise, comme le toucher et le goût, voilà un défi que Kant ne peut relever (malgré les p. 227 et suiv.) puisque justement sa philosophie n’est pas une esthétique, mais une philosophie transcendantale du jugement).

Mais l’esthétique n’est pas qu’une théorie de l’expérience, elle est aussi logos, discours rationnel (les pages sur les mots et les noms de l’odeur sont épatantes). Comme dit Proust, « nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle » (Le côté de Guermantes). Ou : comment parvenir au concept, surtout si celui-ci est d’essence visuelle et auditive ? Le problème est celui du lien entre l’infra sensible et le logos, celui de la métaphore, ou plutôt de l’analogie. Hume et Nietzsche (celui de Vérité et Mensonge au sens extra-moral, 1873) sont précieux, certes, et Proust ou Valéry aussi, mais Platon (celui de la réminiscence plus que celui du plaisir pur, à notre sens !) et Hegel ont senti cela : il y a une valeur dynamique, spéculative et dialectique du sensible (que le « platonisme » a transformé, hélas, en contemplation). Cette vérité vaut pour l’odorat, elle gît dans la vérité de concepts qu’il faut désormais élaborer patiemment et finement : la nuance, le seuil, l’infinitésimal de la différence — quid du principe leibnizien des indiscernables ? —, le passage à la qualité (Hegel, oui, mais aussi le lien ténu du goût au dégoût, avec Sade, Stendhal — la cristallisation —, Baudelaire — les exhalaisons de la charogne — ou Freud, ou Spinoza — l’infini du désir…), et l’essence, oui, l’essence  !… si les parfums ont rapport aux huiles et substances essentielles…

À ce prix, donc, une esthétique de l’odorat accomplirait cette belle Philosophie de l’odorat, si ferme dans sa partie polémique et si apéritive dans sa partie utopique, malgré les impasses de l’industrie ou le déni, par l’art contemporain (Duchamp, p. 295), de cette question si décisive de l’analogie (la concordance pour défier l’intervalle), c’est-à-dire du saut proustien…

Chantal Jaquet

Voir aussi, sur le même sujet :

 Le nez du philosophe, entretien vidéo, 24/09/2010.

Chantal Jaquet, auteur de la Philosophie de l’odorat, répond aux questions de Pierre-François Moreau et Francis Wolff à l’Université de Paris-I Sorbonne. Qu’est-ce qu’une esthétique de l’odorat ? Pourquoi la philosophie est-elle anosmique, et que gagnerait-elle à s’ouvrir aux narines ? [Voir la vidéo]

par Philippe Choulet, le 24 septembre 2010

Aller plus loin

Débat autour du livre de Chantal Jaquet,

le samedi 12 mars 2011 (10h-13h)

sous la responsabilité d’Annie Ibrahim,

avec Chantal Jaquet, Christian Bonnet et Pierre-François Moreau.

Bibliothèque Centrale Robert Desnos,

salle Boris Vian,

14 boulevard Rouget de Lisle, 93100 Montreuil.

Métro ligne 9, station Mairie de Montreuil

Pour citer cet article :

Philippe Choulet, « Une philosophie bien sentie », La Vie des idées , 24 septembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-philosophie-bien-sentie

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