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Recension Philosophie

Une mondialisation sans monde

A propos de : Franck Fischbach, La Privation de monde, Temps, espace et capital, Vrin


par Claire Pagès , le 15 mars 2012


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Franck Fischbach se propose d’analyser cette forme d’aliénation qu’il nomme, avec Heidegger, « privation de monde ». Comment se manifeste-t-elle ? Quelles en sont les causes ? Et que faire pour y remédier ?

Recensé : Franck Fischbach, La Privation de monde, Temps, espace et capital, Paris, Vrin, Problèmes & Controverses, 2011, 144 p.

Philosophie sociale et privation de monde

Ce livre, qui propose de croiser Marx et Heidegger, constitue le dernier temps d’une réflexion entamée en 2005 dans La production des hommes et poursuivie en 2009 dans Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation. Dans ces trois ouvrages, la démarche générale de Franck Fischbach consiste à revendiquer l’actualité aujourd’hui du concept d’aliénation pour analyser et critiquer certains développements des sociétés contemporaines, en dépit des défauts qui ont souvent été reprochés à ce concept : idéalisme, normativisme, naturalisme, etc.

En effet, s’il s’agit d’argumenter en faveur de la pertinence du concept d’aliénation, c’est que celui-ci s’est trouvé exposé depuis longtemps à des critiques visant à le disqualifier. Les années 1960-1970 ont vu fleurir les critiques magistrales ou discrètes de la notion d’aliénation, chez des penseurs comme Adorno, Althusser, Baudrillard, Deleuze et Guattari, Derrida, Foucault, Lyotard, Lipovetsky, Rancière et bien d’autres, critiques dont on ne négligera pas pourtant l’hétérogénéité voire la complète opposition.

Pourtant est-il possible et souhaitable de se défaire ainsi d’un concept critique de l’aliénation ? Il faut mettre au crédit du mouvement de la philosophie sociale de faire valoir l’intérêt aujourd’hui du concept d’aliénation. Comme l’explique Franck Fischbach dans l’introduction du Manifeste pour une philosophie sociale, celle-ci part d’expériences sociales négatives et de l’expérience de formes de vie inaccomplies. Cette expérience renvoie à une forme déterminante d’extériorité : on recherche les conditions extérieures déterminées, historiques, sociales, collectives – même étayées sur les conditions internes – qui contraignent l’individu à vivre une vie aliénée. Le concept d’aliénation est retenu par les théoriciens de la philosophie sociale pour cette raison qu’il serait porteur d’une compréhension critique des sociétés modernes [1]. Il est à la fois descriptif et évaluatif car il fait signe vers un dysfonctionnement, une logique sociale aberrante et pathogène. Le concept signifie à la fois la consistance de l’étiologie sociale de la souffrance et la critique de la société qui engendre celle-ci, cette souffrance n’étant pas naturelle ou constitutive, normale, mais inutile, anormale. Il revient en particulier à Stéphane Haber, dans L’aliénation, vie sociale et expérience de la dépossession, d’avoir élaboré une réhabilitation non essentialiste de la problématique de l’aliénation. Il établit que le concept est requis pour décrire et comprendre cette expérience que font beaucoup, et beaucoup trop de gens de vivre des « existences radicalement hétéronomes » [2], soit l’expérience d’une limitation importante de soi voire d’une indisponibilité de son propre être.

Le présent ouvrage permet d’analyser ce type d’aliénation que constitue ce que Fischbach nomme la « privation de monde » à partir du concept heideggérien d’Entweltlichung (démondanéisation). Celle-ci accompagnerait le développement des sociétés contemporaines, sociétés mondialisées. L’argumentation part donc d’un paradoxe. Ce dont les hommes se trouvent privés par le processus de mondialisation, par le système monde, c’est précisément l’appartenance et la relation à un monde : « je considérerai ici le monde comme ce dont nous sommes privés par la réalité sociale, ou comme ce dont notre réalité sociale est très largement parvenue à nous priver » (p. 11). Il y a donc aliénation car l’individu se trouve dépossédé de quelque chose qui lui est propre : une forme de relation au monde. En effet, la réalité sociale avec laquelle nous sommes actuellement en lien ne constitue pas ou plus un monde (p. 24). Or le monde constitue une dimension essentielle de l’homme, si celui-ci n’est pas seulement un être qui a ou possède un monde mais qui est dans le monde (raison pour laquelle il est chez Heidegger un In-der-Welt-sein). Par conséquent, la privation de cette véritable structure existentielle qu’est le monde rend l’homme étranger à lui-même, à ce qu’il est en propre – aliéné. F. Fischbach se propose dans le livre d’expliquer pourquoi et comment se produit une telle expropriation du monde.

Espace et temps

Plus précisément, le livre analyse pourquoi l’abolition des distances, et la suppression de l’espace, due au processus de mondialisation inséparable de l’expansion du mode de production capitaliste, entraîne paradoxalement une mise à distance du monde qui est le nôtre, jusqu’à sa privation. L’argumentation montre d’abord comment le processus d’unification de l’espace va de pair avec une forme d’unification du temps qui occulte le lointain pour réduire le temps au seul présent (p. 18). Si l’analyse de cette négation du temps impliquée par la suppression des distances s’est d’abord appuyée sur la pensée heideggérienne de la « frénésie de proximité », elle s’en écarte ensuite pour recourir à Marx. Fischbach soutient en effet que cette double suppression est non seulement un phénomène socio-historique mais est en outre le produit d’un type de société, de rapports sociaux et de mode de production déterminé : la formation sociale de type capitaliste telle que Marx permet de la comprendre. À défaut d’une telle restitution de la séquence historique en cause dans la double annulation de l’espace et du temps, le propos se priverait de toute portée critique. Le diagnostic critique faisant état d’une privation de monde comprise comme aliénation impose d’être situé dans un contexte étiologique socio-historique déterminé. En effet, l’enjeu du texte ne peut consister à rapporter la privation de monde à la société comme institution symbolique en général, mais il entend en spécifier les causes sociales, la rapporter à une conjoncture et à un type de société, permettant d’en faire la critique.

Par exemple, l’analyse montre comment le rapport du travail au temps est tributaire de la façon dont celui-ci est socialement organisé (p. 66). Elle permet de mettre en relief un point essentiel du discours de Marx, à savoir que la valeur qui sert à l’interprétation de toute chose est d’abord une détermination temporelle : en réalité, dans le mode de production capitaliste c’est un type de temps particulier qui sert à quantifier la valeur des marchandises. Comme il s’agit du temps passé ou révolu (p. 73), il ne reste donc plus d’espace pour un travail qui ne serait qu’actuel, vivant et actif. S’installe alors une domination du travail mort sur le travail vivant (p. 81)…

Pour expliquer en quoi consiste la façon contemporaine de spatialiser et temporaliser, l’auteur commence par exposer le type de consommation et de production capitalistes, rendues indépendantes du système des besoins et indexées sur nos « envies » (p. 27). S’impose alors une étude plus poussée portant sur le sujet de ces envies, défini à la fois comme sujet de la jouissance et de la performance (p. 31). De quoi ce sujet est-il privé ? Fischbach montre comment la privation de monde est en réalité constitutive de la catégorie de sujet : l’identité à soi qui définit d’abord le sujet caractérise en effet justement la privation de monde, soit le fait « d’être privé de cet étirement, de cet éloignement de soi, de cet être-au-loin qui est le mode d’être de l’existant » (p. 33). Le problème n’est donc pas celui de la négation du sujet mais celui de l’injonction à être toujours davantage un sujet, celui de l’ « ultrasubjectivation » [3] (p. 35) : développer et affirmer toujours plus sa subjectivité, maximiser jouissance et performance. Ce sujet privé de la possibilité d’être dans le monde auprès des autres s’évertue à être lui-même. Le livre va alors s’employer à défendre deux thèses solidaires. D’abord, le fait que cet accès au monde est temporellement et historiquement médiatisé par le travail. Ensuite, celui qu’à l’origine de la fermeture de cet accès au monde on trouve aussi le travail.

Histoire, travail, capital

Fischbach discute – avec Heidegger – la façon dont il faut comprendre l’affirmation selon laquelle nous sommes des êtres historiques. En effet, domine aujourd’hui une conception de l’histoire comme succession de faits qui se produisent, et qui n’implique aucune dimension d’advenir ; c’est « la conception courante du temps ». Or, une telle conception peut justement être comprise comme le résultat d’un processus de privation du monde. On retrouve là l’intrication entre subjectivité et privation de monde. L’existant, contrairement au sujet replié dans son intériorité, vit dans la « préoccupation » qui exprime cette dimension de son être qu’est celle de la projection. Par conséquent, si l’existant est privé de cette ouverture sur le monde, il ne peut plus être lui-même. À cet égard, la privation de monde désigne « le retrait de l’existant en dehors du monde alentour dans lequel il est d’abord en tant qu’existant préoccupé » (p. 58). La question est alors celle des causes de ce retrait.

Si l’analyse présente les différents motifs formulés par Heidegger, elle en retient surtout l’idée que ce monde dans lequel peuvent advenir les existants est un monde où ceux-ci travaillent et œuvrent, et que c’est par le travail que les hommes participent d’une temporalité historique. Pour Heidegger, le travail au sens noble où celui-ci est compris comme œuvre ou ouvrage, est le seul à pouvoir faire du temps un temps historique car il est le lieu de l’advenir de l’existence humaine. Dans le travail peut en effet avoir lieu un éclatement de la subjectivité (p. 121) : l’individu n’y existe pas comme ego, sujet fermé sur lui-même, mais comme existant aux prises avec le monde. L’aliénation consiste en ceci que la compréhension de cet advenir dans le travail a été perdue.

Le problème est donc de comprendre ce qui transforme en sujet séparé du monde un existant qui travaille. Selon Fischbach, Heidegger pose sans y répondre la question de savoir d’où provient cette dénaturation. Une telle « démondanéisation » semble à l’auteur inséparable du processus d’abstraction par quoi Marx désignait les transformations que fait subir aux travaux humains leur inscription dans la logique du capital. Par exemple, l’abstraction conduit à considérer le produit du travail seulement sous l’angle de la valeur ; mais il y a aussi abstraction quand le travail devient « extérieur » à l’ouvrier parce que celui-ci est « contraint », parce que son activité et le produit de son activité ne lui appartiennent pas… [4] La double dénaturation du temps et de l’histoire, qui fait de ceux-ci un curieux mélange d’immobilité et de mouvement, résulte historiquement de l’adoption dominante de la forme sociale du travail salarié (p. 126).

L’originalité de ce recours à Marx tient au fait qu’il dégage dans sa pensée la dialectique du temps, de la vitesse de circulation, et de l’espace, mais surtout qu’il en renouvelle l’interprétation. Il permet déjà de corriger l’idée selon laquelle Marx accréditerait la représentation classique d’un primat du temps sur l’espace, au motif que la vitesse de circulation du capital induirait une négation de l’espace par le temps (la vitesse de production ayant raison de l’importance des distances). Le texte permet de mettre en valeur la dimension spatiale du capital ; bien plus la tendance de celui-ci à « spatialiser le temps » (p. 76), si bien que l’aliénation est à rapporter à cette spatialisation. Elle va correspondre à « la forme spatiale d’une accumulation de plus en plus grande de travail objectivé détaché de la force de travail » (p. 79). Le règne de la valeur est alors aussi celui de l’espace et la question devient celle de savoir si – et comment – on peut échapper à ce temps spatialisé de la valeur qui est un temps figé.

Que faire ?

Pour y répondre, il faut commencer par examiner la solution proposée par Lukacs qui croyait possible de contrer le temps figé du capital par la dynamique temporelle de l’histoire. Il lui apparaît faisable de résister à la spatialisation croissante de la vie sociale et à la négation du temps qu’elle induit, provoquée par le capitalisme. Il place ainsi ses espoirs dans le processus de fluidification et d’historicisation porté par le prolétariat. Pour Lukacs, dans Histoire et conscience de classe, le prolétariat peut prendre conscience du fait que les objets et faits sociaux (dont le travail) figés sont en réalité le résultat d’un processus de réification. Cette prise de conscience est libératrice et revient à réintroduire de l’historique, du devenir là où on semblait en présence de phénomènes sociaux figés. Mais peut-on encore aujourd’hui nourrir un tel espoir ?

Pour évaluer cette possibilité, l’auteur revient à Marx afin d’analyser les conditions dans lesquelles une société peut être pensée comme historique. Ce développement permet de montrer que pour Marx, contrairement à une idée reçue du marxisme traditionnel, la conscience historique n’a rien de trans-historique : « la conscience historique et la vision historique du monde sont elles-mêmes des produits historiques » (p. 107). Seule la société se pensant libérée de la nature – et donc d’abord la société bourgeoise moderne – se comprend comme proprement historique.

C’est pourquoi il faut écarter la solution lukacsienne qui pense pouvoir séparer dans le capitalisme les tendances dynamique et statique (celle de la spatialisation du temps, du temps abstrait). Il s’agissait chez lui de miser sur la tendance dynamique, celle du progrès constant, sur le processus, l’advenir pour prolonger le capitalisme au-delà de lui-même et résister au poids du temps figé, instrument de la réification. Fischbach montre qu’il est impossible de faire ainsi le départ entre une bonne et une mauvaise forme de temporalité historique inhérente au capitalisme. Ces deux formes, d’ailleurs inextricables, sont « impropres, inauthentiques ou aliénées » (p. 110). Il n’est donc ni possible ni souhaitable de prendre appui sur l’irrésistible pression du global flow capitaliste pour contrer la tendance à la fixation dans le temps figé. D’autre part, contrairement à ce qui se passait pour Lukacs, l’acteur possible d’une fluidification du temps qui redonne à celui-ci sa profondeur n’a plus rien d’évident.

Reste néanmoins possible de réfléchir au lieu possible de cette réhistoricisation. Si aucune des deux formes capitalistes de la temporalité (forme dynamique et forme statique) ne peut servir d’appui, que faire ? Une autre forme de temporalisation sociale est-elle pensable et possible ? Il s’agirait de reconquérir le sens, révélé à la fois par Heidegger et par Marx, du travail compris comme Arbeit, comme travail humain, sens qui implique la référence au temps et à l’histoire, référence perdue dans la défiguration capitaliste du travail devenu substance de la valeur… Cela se produit avec l’abstraction du travail quand celui-ci est considéré comme dépense de force de travail humaine en général, indépendamment de la particularité concrète de chaque travail. Ce serait retrouver le « travail concret » ou « travail vivant » et abolir le travail productif tout entier consacré à la valorisation du capital, celui d’un sujet abstrait, d’un progrès automatique dans un temps vide (p. 134). Cela signifie que c’est par le travail, par ce travail, que l’existant pourra de nouveau avoir accès à une temporalité qui lui soit propre et ce faisant à une historicité véritable.

Ce que peut alors la théorie consiste à « s’opposer à toutes les formes de discours et à tous les procédés qui aboutissent à produire et à engendrer une invisibilisation du travail » (p. 128), qui dénient, ce faisant, qu’il n’est pas d’autre accès à la temporalisation et à l’historicisation de l’existence que le travail – pas d’autre accès au monde [5].

Remarques conclusives

Bien que l’argument dans son ensemble emporte l’adhésion, avec la perspective de philosophie sociale qui l’oriente et la thèse de la centralité du travail [6] à laquelle il est adossé, sa critique de la consommation capitaliste paraît reconduire un présupposé anthropologique discutable. L’Introduction dégage comme tendance problématique le fait que cette consommation, déconnectée du système des besoins, mise tout sur les envies. Cela présuppose a contrario l’existence d’une mesure naturelle du besoin, témoignant d’une certaine idéalisation du besoin. Celui-ci est « solide, massif, matériel et fini » (p. 28). C’est là un présupposé classique de pensée marxiste et de la critique marxiste de l’aliénation. On suppose implicitement l’existence d’un corps de référence – qui désignerait l’articulation adéquate, transparente, immédiate et naturelle entre l’homme et son environnement social et naturel. Ce corps devient l’horizon d’action et la norme d’évaluation des autres états du corps – qui peuvent alors être déclarés « aliénés » – et vient fonctionner comme présupposé naturaliste de la critique (l’existence d’une relation idéale de l’homme au monde par l’intermédiaire de ses besoins). Mais cela implique plusieurs choses également discutables : que le règne heureux du besoin soit indemne de phénomènes d’aliénation, c’est-à-dire qu’il existe un règne harmonieux du besoin, mais aussi une détermination négative des logiques de l’envie présentées comme partiellement inauthentiques…

On associera à ce premier point une remarque connexe concernant l’analyse du retour en force de la subjectivité dans le monde contemporain (p. 34). Si une telle promotion du sujet, qui doit s’affirmer toujours plus, constitue un risque car elle cache mal une injonction à la performance et à la flexibilité, elle nous paraît néanmoins plus ambiguë, raison pour laquelle elle a fonctionné si efficacement. Il semble qu’elle correspondait aussi à un désir postmoderne de pluralisation de l’identité, celui de vivre une pluralité de vies différentes, de jouer une multiplicité de rôles, dont on ne rend pas seulement compte en invoquant le profit que tire le capitalisme de la promotion de l’individualité mais qui est aussi dépendante d’une crise profonde de la conception moderne de l’identité.

On peut également et surtout s’interroger sur le concept de travail mobilisé par le texte. Alors même que l’argumentation repose sur la nécessité de considérer le travail dans un cadre socio-historique déterminé – détermination qui conditionne la possibilité d’une critique – l’analyse de l’abstraction du travail nous semble conduite à un niveau élevé de généralité. En effet, l’argumentation semble présupposer une certaine unité du concept de travail, car est conduite l’analyse de l’abstraction capitaliste du travail en général. Or cela entrave la visée critique. L’absence d’une différenciation des types de travail qui associerait plus spécifiquement l’abstraction à certaines activités professionnelles plus qu’à d’autres conduit subrepticement à donner le sentiment que la privation de monde liée au travail constitue une institution symbolique ou une structure générale de l’existence dans les sociétés contemporaines. Certes, la critique marxiste a montré qu’on ne peut pas facilement, dans les sociétés capitalistes, placer certaines professions hors de la logique de l’exploitation du travail : souvent le taux d’exploitation est caché, il y a des travaux productifs et exploités, dont le dispositif empêche d’établir le taux d’exploitation... Néanmoins, il nous semble aussi que le genre de travail effectué induit un type et un degré distinct de privation de monde.

La dernière remarque concerne également la représentation donnée du travail dans le mode de production capitaliste. La fin du texte en donne une image unifiée, celle du travail productif de valeur et de survaleur, du travail productif enrôlé dans le procès de la valorisation du capital (p. 134). Or nous pouvons demander si la forme travail possède véritablement cette unité aujourd’hui. N’y a-t-il aucune forme de travail au sein du mode de production capitaliste ouvert à une temporalisation et historicisation de l’existence ? Il ne s’agit nullement d’une réhabilitation de l’organisation capitaliste du travail, mais d’une analyse plus inquiétante encore qui insiste sur le pouvoir de récupération à l’intérieur de la sphère capitaliste de formes de production sociale aux principes distincts. La difficulté tient à ceci que le capitalisme mêlerait à des formes de privation de monde portée par la forme travail dominante des types de travail moins évidemment aliénés. D’où la difficulté de sa critique. Après tout, on ne peut pas dire du travail de celui qui porte le projet intellectuel de la présente critique du capitalisme qu’il est simplement abstrait ou aliéné sous le même rapport… Cette intégration insidieuse à côté de la forme hégémonique du travail productif de logiques de travail opposées alimente la croyance collective perverse qu’il ne s’agirait pas pour l’homme de changer le sens du travail mais de bénéficier pour soi-même et les siens de types de travail moins abstraits.

par Claire Pagès, le 15 mars 2012

Pour citer cet article :

Claire Pagès, « Une mondialisation sans monde », La Vie des idées , 15 mars 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-mondialisation-sans-monde

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Notes

[1Sur le type de conception de l’aliénation dont a besoin la critique de la souffrance sociale, Voir Emmanuel Renault, Souffrances sociales, Paris, La Découverte, 2008, p. 381 sq.

[2Stéphane Haber, L’aliénation, Paris, PUF, Actuel Marx Confrontations, 2007, p. 23.

[3Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.

[4Karl Marx, « Ebauche d’une critique de l’économie politique », in Œuvre II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 60-61.

[5Pour une critique de l’idée d’une « fin du travail », voir Le monde du travail, dir. J. Boutet, H. Jacot, J. Kergoat, D. Linhardt, Paris, La Découverte, 1998.

[6Thèse soutenue en particulier par Christophe Dejours, auteur de Souffrances en France (Seuil, 1998), Travail, usure mentale (Bayard, 2000), Le facteur humain (Que sais-je ?, 2004), Travail vivant (T I et II, Payot, 2009).

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