Considérée comme l’une des avancées thérapeutiques majeures du XXe siècle, la transplantation d’organes, qui engage une conception singulière des corps humains ainsi que des interrogations bioéthiques fondamentales, permet de traiter des pathologies et des patients toujours plus nombreux. Devant le manque de greffons prélevés sur cadavres, le risque de mort encouru par les malades inscrits sur liste d’attente et l’avantage de programmer l’intervention au meilleur moment, le recours au donneur vivant est rapidement apparu dans la plupart des pays occidentaux comme une alternative séduisante à la transplantation classique.
Parce que le foie est composé de territoires autonomes qui ont la particularité de régénérer, on sait ainsi en opérer le partage depuis une vingtaine d’années, et prélever un lobe hépatique sur un donneur en bonne santé pour le transplanter sur un proche gravement malade. Si cette nouvelle pratique a d’abord soulevé un formidable enthousiasme du côté des équipes médicales, elle suscite actuellement un doute croissant parmi les professionnels de la greffe hépatique, aux États-Unis comme en Europe [1]. Contrairement à son équivalent pour le rein, cette intervention suppose en effet pour le donneur des risques conséquents alors même que les résultats s’avèreraient moins bons qu’avec une greffe hépatique classique et l’utilisation d’un foie entier cadavérique [2]. En France par exemple, la transplantation hépatique avec donneur vivant (THDV) accuse une régression spectaculaire [3], et reste aujourd’hui réservée à de rares indications.
C’est dans ce contexte médical et à l’occasion de la 2500e greffe hépatique, que le président de la République s’est rendu à l’hôpital Paul Brousse le 18 septembre 2009. Dans un vibrant hommage aux donneurs, aux receveurs et aux équipes médico-chirurgicales, Nicolas Sarkozy a fermement pris position en faveur du développement de la THDV, appelant de ses vœux la diffusion de nouvelles modalités de don entre vifs. En cela, l’allocution présidentielle annonçait la toute récente révision de la loi de bioéthique, qui encadre les activités de transplantation et autorise désormais l’élargissement du cercle des donneurs vivants hors du cadre familial ainsi que les dons croisés.
Une telle contradiction entre les dernières conclusions médicales et le discours politique ne peut que laisser perplexe et conduire à s’interroger sur les raisons d’une telle promotion. D’autant que cette allocution présente le recours au donneur vivant comme une évidence indiscutable et qu’il sollicite par tous les moyens l’empathie du public, pour opérer ainsi une véritable « greffe de LA FOI », comme le suggère le lapsus qui ouvre le discours présidentiel.
Or, d’un point de vue non plus médical ou politique mais éthique, la justification d’un tel parti-pris est loin d’aller de soi. Cet article propose une analyse à la fois philosophique et psychologique étayée sur une expérience clinique de plusieurs années au sein d’un service de transplantation hépatique. Il examine certaines difficultés éthiques rencontrées par la THDV et tente d’éclairer les ressorts fantasmatiques d’une pratique qui inspire, aux médias comme aux politiques, un engouement sans condition.
Notre hypothèse directrice est que le discours actuellement dominant sur la THDV est loin d’en épuiser les enjeux. Le don entre vifs implique en effet des questions relationnelles, à la fois ordinaires et concrètes dont le souci de justice à l’égard du malade, le volontarisme politique ou la glorification du don ne suffisent à rendre compte, et qu’une éthique alternative, comme celle du care, permettrait d’apprécier avec davantage de justesse.
De l’équité à l’exception
L’appel à la THDV procède le plus souvent d’un désir de justice, celui de compenser l’injustice de la maladie et de repartager les ressources organiques. Une telle approche semble justifiée, au moins en théorie, par le contexte général de la transplantation en France qui ne relève ni de l’extrême pénurie ni de l’extrême abondance. Il présente donc des caractéristiques que le philosophe David Hume qualifiait de « circonstances objectives de la justice ». À la différence de l’abondance, qui rend la coopération superflue, et de la pénurie, qui la rend impossible, la rareté relative des greffons pose, quant à elle, le problème moral et politique des conditions de la coopération et de la solidarité entre les personnes. De sorte qu’il semble tout à fait rationnel, à première vue, d’envisager la THDV sous l’angle de préoccupations liées à la justice et aux droits. Au droit qu’a la personne malade d’attendre de l’aide, répondrait un devoir de solidarité de la part des bien portants.
Comment, dès lors, partager des ressources d’une rareté relative, mais indispensables à la vie ? Jusqu’en mars 2007, l’accès aux greffons hépatiques se faisait pour le malade en fonction de son rang d’inscription sur la liste d’attente. Schématiquement, les besoins étaient satisfaits par ordre chronologique, il s’agissait, en quelque sorte, de « faire la queue » pour attendre son greffon, chaque patient étant traité à l’identique. Seule la super-urgence [4] engageant le pronostic vital du patient sous quelques heures échappait à cette règle.
Si cette procédure traitant tous les patients à l’identique était conforme à la plus stricte justice, elle ne répondait pas en revanche à l’inégalité des pathologies et à leur évolution, ni même à la répartition des greffons sur l’ensemble du territoire. L’instauration de nouvelles règles d’attribution des greffons permet désormais de prendre en compte la gravité de la maladie, par une cotation régulière, qui attribue des points aux patients dans cette course à la greffe. Ce dispositif favorise une plus grande équité, les inégalités n’étant introduites que pour bénéficier aux plus défavorisés.
Tout autre, cependant, est le recours au donneur vivant dans le cadre de la transplantation hépatique, lequel constitue l’objet propre de cet article. Destinée à pallier la rareté relative des greffons, cette pratique, qui consiste à prélever sur un proche compatible une partie de son foie [5], présenterait le double avantage d’apporter un bénéfice au receveur mais aussi aux autres patients en attente de greffe, le receveur cédant sa place aux suivants sur la liste d’attente.
Si la THDV compense une certaine injustice, les modalités dans lesquelles elle s’exerce créent toutefois une part d’iniquité au sein même du processus. Le receveur d’un don entre vifs se trouve en effet placé en dehors du circuit habituel et de la règle établie. En contrevenant à l’ordre institué de la liste, la THDV fait passer le malade d’une sphère publique à une sphère privée. De la sorte, elle ne place pas tous les malades sur un pied d’égalité et laisse pour compte le patient qui ne peut disposer d’un donneur parmi ses proches. De son côté, le donneur vivant bénéficie lui aussi d’une priorité sur liste d’attente depuis février 2011, au cas où il devrait à son tour recourir à une greffe [6]. Si les critères médicaux étaient jusque-là déterminants dans la logique d’attribution des greffons, la loi introduit désormais la reconnaissance sociale comme autre critère de priorité [7].
Aussi, la justice qui semble la motivation première de la transplantation avec donneur vivant s’efface-t-elle, dans les faits, au profit de l’exception. Plus encore, cette dimension exceptionnelle et extraordinaire du geste focalise l’attention des protagonistes comme celle du grand public ou du législateur.
Une surenchère héroïque
Rien d’étonnant alors, à ce que cette dimension extra-ordinaire soit régulièrement exploitée dans le champ public. Par exemple, une campagne de promotion du don post mortem, intitulée « héros malgré lui » n’hésite pas à mettre en scène un très jeune homme gisant dans une mare de sang, figé à même la route dans la posture de superman, le poing levé, prêt à prendre son envol pour secourir les victimes [8].
Comme on le voit, le don d’organe après la mort octroierait au donneur un statut exemplaire et super héroïque. Selon cette logique, le don entre vifs, ne peut que faire surenchère et ouvrir sur un « hyper héroïsme », le caractère assumé et volontaire du geste en accentuant la force symbolique. Par ce sacrifice consenti, le donneur vivant accèderait à une dimension de perfection morale, voire surérogatoire, qui pour le psychologue Lawrence Kohlberg, correspond précisément à l’excellence éthique [9].
Dans les médias, articles, reportages et fictions retracent régulièrement les parcours de ces femmes et de ces hommes confrontés aux ultimes développements de la maladie, et qu’un proche a pu sauver grâce au don d’un de ses organes : ce frère qui a offert un rein à sa sœur atteinte d’une maladie génétique incurable, ce fils qui a donné un morceau de son foie à sa mère qu’une cirrhose hépatique condamnait, ou bien cette enfant soustraite à un cancer grâce au lobe de foie prélevé sur son père.
La gravité des enjeux – souffrance, dégradation inévitable de la maladie et menace de mort – confère d’emblée au don d’organe une intensité dramatique peu commune, et met sur le devant de la scène des sujets « sans histoire » justement, que la maladie a propulsés de force dans cette épreuve. Personnages ordinaires accédant à l’extraordinaire, donneur comme receveur ne peuvent manquer de susciter chez chacun de nous de l’admiration et de l’empathie, d’autant que ce geste s’inscrit dans le cercle restreint des proches, le donneur étant électivement choisi dans l’entourage immédiat du receveur [10]. Opérant dans l’espace intime, cette pratique médicale en appelle ainsi au corps dans son articulation originaire entre biologique, affectif et même patrimonial, pour procéder d’une mise en commun qui paraît naturelle. « Ma mère m’a donné la vie une seconde fois ! », affirme un reportage sur « le plus beau geste d’amour » [11].
Dès lors, donner un morceau de son foie pour secourir un de ses proches tient tout autant du sacrifice et de l’héroïsme que de l’évidence. Et ce geste d’exception trouve en chacun de nous une résonance et des prolongements immédiats, parce qu’il revisite ce qui nous fonde dans la relation à l’autre et questionne nos « histoires de famille » respectives.
On le voit, la greffe entre vifs ne peut se réduire à une technique médicale et thérapeutique : par les potentialités dramatiques et l’universalité des thèmes qu’elle conjugue, elle s’appréhende d’abord, ainsi que le souligne le discours déjà cité, comme une « belle histoire » dont la simplicité manifeste rappelle le conte, la fable, le mythe ou même la parabole religieuse.
Il était un foie
À l’instar des récits merveilleux [12], cette pratique peut en effet se décomposer en séquences attendues, en personnages aux fonctions bien définies, en motifs canoniques : le parcours s’ouvre sur une rupture critique d’équilibre qu’il convient de rétablir, l’aggravation de l’état de santé du malade. À l’issue des différents examens du bilan préopératoire, qui constituent les épreuves qualifiantes, le donneur est distingué parmi plusieurs candidats : c’est l’élection du héros chargé de remplir le pacte initial, le contrat aussi difficile que courageux. Grâce au secours d’auxiliaires indispensables, les équipes médico-chirurgicales, le héros peut réaliser l’acte illustre et performant, le don. La situation finale est marquée par le retour à l’harmonie première, avec la guérison du malade.
Dans ce parallèle, la technique hautement sophistiquée que la greffe requiert d’une part, et les propriétés extraordinaires de régénération du foie de l’autre, rajoutent encore à la dimension fabuleuse de la transplantation, comme autant d’ingrédients surnaturels propres au genre. Paradoxe apparent, le caractère ultramoderne, de ce transfert d’organes renvoie au thème traditionnel de la métamorphose, à la croyance au miracle, à la résurrection même : le foie, c’est cet organe magique du Titan Prométhée que l’aigle de Zeus n’en finit pas de dévorer et qui pourtant repousse, le transplanté, c’est Lazare que Jésus fait sortir de son tombeau...
Si cette imagerie multipliant les références au sacré est volontiers exploitée par les médias [13], elle infiltre tout autant le discours médical. Les chirurgiens eux-mêmes peuvent employer l’expression « foie sacré », pour désigner le lobe hépatique prélevé sur donneur vivant [14], ou n’hésitent pas à expliquer aux candidats au don que leur foie « repousse » après le prélèvement, comme s’il s’agissait d’une opération blanche [15]. Aussi n’est-ce probablement pas un hasard, si le donneur vivant purement altruiste, celui qui aux États-Unis par exemple se présente spontanément dans les hôpitaux pour proposer l’un de ses organes à un patient inconnu, est couramment appelé « bon samaritain »...
Foie sacré ? Une pratique de la transgression
Dans le champ médical, cette sacralisation de la THDV rend possible la transgression de certains principes classiques de la pratique médicale.
Sur le plan technique, cette double intervention, engageant deux équipes chirurgicales dans deux blocs opératoires synchronisés, exige une dextérité spécifique pour le prélèvement. Il ne s’agit pas en effet d’éliminer du corps ce qui en altère le bon fonctionnement, comme dans l’ablation d’une tumeur cancéreuse par exemple, en isolant, pour les retirer, les parties endommagées. Le prélèvement d’un morceau de foie sur donneur vivant impose au chirurgien un geste à rebours, un geste de pointe où il convient autant d’extraire que de préserver, afin de recueillir un greffon optimal pour le receveur tout en lésant le moins possible l’intégrité du foie restant et sa fonctionnalité.
De sorte que cette pratique d’exception resterait réservée à quelques rares équipes chez lesquelles elle suscite en retour une fascination et un engouement extrêmes. En marge des nombreux discours médicaux que l’activité de transplantation produit au sein de l’hôpital – exposés de cas cliniques, demandes de bilans, mises au point techniques, etc. – peuvent en effet se saisir d’autres discours aux tonalités nettement moins rationnelles et scientifiques, témoignant d’une charge imaginaire inhérente à la greffe entre vifs. Pour évoquer cette pratique, les professionnels font volontiers le détour par des champs sémantiques apparemment éloignés de leur domaine. Il est question d’aéronautique ou d’exploits sportifs, conquête spatiale et Formule Un, de combats ou d’aventures fabuleuses conjuguant risque, grandeur et exaltation [16]. Mais il est souvent aussi question d’art. En la matière, le modèle asiatique et en particulier japonais est régulièrement cité, renvoyant à un idéal de rigueur, de discipline et de raffinement. On raconte par exemple qu’un grand chef de service japonais enjoint ses collaborateurs de ne verser aucune goutte de sang pendant l’intervention sur le donneur [17], alliant la prouesse technique à la perfection esthétique. Il s’agit bien, dans l’analogie, de souligner « la beauté du geste » chirurgical au double sens du terme. En effet, cette opération sur donneur vivant qui prend pour objet un organe sain et intact réclame une minutie virtuose. Il reste cependant un geste parfaitement « gratuit » pour le corps du patient sur table, qui n’est en rien malade, mais sélectionné, au contraire, parce qu’il est en parfaite santé. Cette inutilité de la chirurgie pour le corps opéré lui-même fait rupture, désintriquant la technique médicale de l’objectif thérapeutique direct qui habituellement la fonde.
La dimension politique de la THDV
Cette sacralisation de la THDV se repère également dans les accents thaumaturgiques des discours officiels : « Je sais que pour être parfaitement maîtrisée, la greffe n’en demeure pas moins un miracle, comme une résurrection. », s’exclame le président dans le discours déjà mentionné. Parce qu’il apparaît comme un exemple inédit de solidarité et permettrait une consolidation du lien social, le don d’organes entre vifs dépasse la seule perspective médicale et peut aisément servir des enjeux politiques [18].
L’excellence morale du donneur, l’excellence technique des équipes médico-chirugicales et l’engagement sans faille de tous les protagonistes qu’elle affirme constituent un modèle précieux de « passion » et d’« enthousiasme » [19]. Détournée au profit du domaine économique, cette excellence morale et médicale de la THDV devient excellence techno-industrielle par un glissement des plus équivoques. Si bien que la greffe entre vifs ne procèderait plus que d’un cas particulier de compétitivité : « Le prélèvement sur donneur vivant doit progresser. Il concerne moins de 5 % des transplantés ici à Paul-Brousse. C’est 40 % en Norvège. Il n’y a aucune raison qu’il y ait cet écart. [20] »
On le voit, cette idéalisation de la THDV et l’usage politique qu’elle permet ne peuvent que brouiller la réflexion sur une pratique qui engage avant tout des enjeux humains d’une grande complexité.
Ne faire « que son devoir » ?
L’excellence technique dont procède la THDV recouvre-t-elle pour autant l’exigence éthique ? Que l’on parvienne techniquement à greffer à partir du vivant implique-t-il nécessairement que l’on doive moralement l’accomplir ? La question est loin d’aller de soi dans la mesure où d’une part, la virtuosité technique ne saurait se confondre avec la justification morale de son utilisation et où d’autre part, la logique de compétitivité et d’excellence n’est probablement pas la plus opératoire en éthique.
D’une certaine manière, on pourrait suggérer, ainsi qu’il est souvent fait, que le donneur comme le médecin ne font « que leur devoir », celui de sauver une vie. Du point de vue de l’éthique médicale, on peut cependant s’interroger sur le devoir qu’il convient de privilégier – voire se demander si l’éthique médicale ne relève que du devoir.
La conception la plus influente en bioéthique, le « principialisme », pose en effet quatre principes fondamentaux dont deux entrent ici en contradiction, à savoir la non-malfaisance (le fameux primum non nocere) et la bienfaisance – sans compter le principe de justice que la dimension privée de la greffe entre vifs est susceptible de mettre à mal, comme on vient de le voir. Si une telle contradiction entre les principes est loin d’être exceptionnelle dans la pratique médicale, la particularité ici vient du fait que l’on se trouve en présence de deux patients et non plus seulement d’un, de sorte que l’interprétation est susceptible de changer radicalement selon la perspective adoptée.
Si l’on se place du côté du receveur, c’est la bienfaisance qui prime et incline du côté de la transplantation, quelle que soit l’origine de l’organe. Si l’on se place du côté du donneur vivant, c’est la non-malfaisance qui prévient contre le prélèvement, alors considéré comme préjudiciable et mutilant. Or, le problème dans le cas de la THDV, c’est que le respect du principe de bienfaisance ne peut intervenir qu’au prix de la transgression du principe de non-malfaisance. Chacune des personnes en présence pouvant prétendre au respect de son intégrité physique ou à son rétablissement, ce cas de figure pose un dilemme moral particulier.
Toutefois, si le prélèvement lèse le corps du donneur, on ne peut pas non plus considérer que ce geste reste sans bénéfice pour lui, puisqu’il vise à surseoir à la mort d’un proche. Cet argument fondamental est régulièrement invoqué avant la greffe par les donneurs eux-mêmes pour souligner le caractère volontaire de leur acte. Dans cette perspective, le quatrième principe bioéthique, celui d’autonomie, paraîtrait décisif.
Cette dimension volontaire du don est également centrale sur le plan juridique et le « consentement libre et éclairé » du donneur est activement recherché. Le candidat au don est en effet informé, entendu, puis confirmé par un « comité donneur vivant », avant d’exprimer son accord devant un magistrat du tribunal de grande instance [21].
Comment, pourtant, le futur donneur peut-il se dédire lors de son audition devant le comité d’experts ou face au magistrat, alors même que ces procédures interviennent en toute fin de parcours, que les innombrables bilans médicaux ont confirmé que le prélèvement était possible, que l’équipe médico-chirurgicale s’est largement impliquée dans ce projet et surtout que le receveur et sa famille toute entière engagent désormais leurs espoirs dans cette intervention ? Que reste-t-il de cette liberté de choix, dès lors que le don s’insère dans un contexte dramatique, engageant le pronostic vital du receveur et qu’il est soumis à l’injonction d’un discours sacralisant ? Après avoir signé son consentement devant un magistrat, une donneuse formulait ainsi cette ambiguïté : « On me poignarde avec mon accord » [22].
Pour le candidat au don en effet, ce geste s’impose à lui comme une évidence indiscutable à plusieurs titres. En premier lieu, parce que ne pas donner alors que ce serait techniquement réalisable, serait démériter aux yeux de tous et assumer la lourde responsabilité de laisser mourir son proche malade. En second lieu, parce que si la technique chirurgicale qui permet le geste est non seulement validée mais aussi promue par la société, le donneur ne peut que remplir son office : « Le fait que la médecine ait ouvert la possibilité du don vivant condamne en quelque sorte le donneur à se porter candidat, il se doit d’être à la hauteur. C’est la médecine qui induit sa décision et derrière elle la société qui permet à la médecine de recourir au don vivant. [23] »
Soumis aux attentes conjointes de la famille, de l’équipe médico-chirurgicale et de la société dans son ensemble, ce geste ne relèverait ainsi pas véritablement d’un choix autonome mais plutôt d’un devoir soumis à de multiples pressions, ainsi que le soulignent de récentes études sur le sujet [24].De sorte qu’avancer ce quatrième principe éthique, celui d’autonomie ne permet pas de légitimer cette pratique. Le recours au principialisme peut ainsi sembler insuffisant, en deçà de la complexité des enjeux.
Par-delà le médical, le relationnel
Face à cette impasse, peut-être serait-il souhaitable d’envisager le problème en proposant un déplacement, voire un changement, de paradigme. L’une des dimensions essentielles de la THDV est, en effet, la relation sur laquelle elle se fonde, celle qui unit électivement un receveur à un donneur apparenté et qui préexiste à la maladie et à la greffe. Cette dimension humaine et inter-relationnelle est si fondamentale qu’elle n’échappe pas aux professionnels de santé eux-mêmes. Les équipes en charge des donneurs mettent en forme ce projet de greffe et n’hésitent pas à interférer dans le huis clos familial pour le mener à bien, quitte à se livrer à des manœuvres complexes et à sortir de leur cadre d’exercice ordinaire. Par exemple, la sélection du donneur s’avère une procédure délicate, et représente une lourde responsabilité pour une équipe, car cette hépatectomie comporte des risques de complications importants pour le donneur, alors même que les résultats de la greffe ne sont en rien assurés pour le receveur. Or, les bilans préopératoires ne permettent pas toujours de faire la différence entre plusieurs candidats compatibles [25]. Les chirurgiens se doivent alors de trancher sur des critères qui excèdent largement leurs compétences scientifiques, hors protocole préétabli. La teneur insolite de ces débats, mêlant intuitions, projections et parfois même rumeur, en manifeste les enjeux fantasmatiques. Il ne suffit pas en effet que le candidat soit compatible avec le receveur pour être à la hauteur de ce défi d’exception. Plus encore, il doit témoigner d’une véritable « profession de foi », attester d’un engagement sans faille par un discours adapté. Pris dans un réseau serré d’identifications projectives, le donneur est considéré comme un allié thérapeutique et est tenu, à ce titre, d’incarner au mieux l’idéal du chirurgien. Finalement, dans un cas on écarte le fils qui paraît trop fragile pour cette épreuve au prétexte d’une contre-indication anatomique, dans un autre on hésite entre deux sœurs, doutant de la stabilité professionnelle et financière de la première et des motivations de la seconde, ou encore on retient le frère aîné parce qu’il n’a pas de charge de famille plutôt que le cadet qui a deux enfants.
En appariant donneur et receveur selon cette logique composite, faite d’arguments scientifiques, de données familiales, de bon sens mais aussi d’arbitraire, les équipes réalisent une mise en culture quasi expérimentale des organes et des attaches affectives. Par ce corps à corps inédit, se tisse une nouvelle trame de relations entre les protagonistes, qui ne tient pas forcément compte du passé, voire du passif familial [26].
Entendre les voix assourdies par le discours officiel
Pour certains, donneurs comme receveurs, tout se passe au mieux et l’on pourrait ici être tenté, en alternative à l’approche déontologiste évoquée auparavant, de s’appuyer sur une logique utilitariste, voire strictement arithmétique : le nombre de vies sauvées parle en faveur de la greffe entre vifs, simplement parce qu’en opérant un partage des richesses organiques, elle permet de faire vivre deux personnes – le donneur et le receveur –, plutôt qu’une seule – le donneur.
Pourtant, dans le cas de la THDV, l’équation est loin d’être aussi simple, notamment parce que cette pratique ne se contente pas de reconfigurer le tissu social et affectif, mais aussi parce qu’elle implique une nouvelle vie, tant chez le receveur que chez le donneur. Pour ce dernier, et contrairement au prélèvement d’un rein par exemple, le prélèvement hépatique implique une prise de risque particulièrement importante. Il s’agit d’une chirurgie dite majeure, qui induit régulièrement d’importantes complications postopératoires pouvant même conduire exceptionnellement au décès du donneur [27].
Pour se figurer ce que cette intervention suppose pour ce dernier, considérons par exemple que le foie d’un homme mesurant 1,80 m pour 80 kg pèse 1,6 kg. Le prélèvement au bénéfice d’un receveur adulte dure environ 6 heures et retranche près de 65% du foie existant, soit un kilo. Par un processus de régénération des plus intensifs, le foie récupère 90% de son volume initial 8 jours après la chirurgie. On comprend ainsi qu’après la transplantation, le corps du donneur soit souvent si affaibli qu’il est loin de ressembler à celui du hyper-héros du discours consacré...
D’autre part, les propos que tiennent les donneurs après le prélèvement contrastent parfois avec le volontarisme affiché avant le don, témoignant d’une certaine désillusion, un écart entre ce qu’ils avaient pu anticiper avant l’intervention chirurgicale et ce dont ils font ensuite l’expérience [28]. Le basculement opéré par l’intervention devient complet si la violence faite au corps est ressentie comme une violence morale et que le donneur a le sentiment d’avoir été lésé, parfois même dupé, par cette surenchère héroïque.
Peut-être serait-il alors nécessaire, à côté, voire à la place de cette éthique de l’exceptionnel et de la justice, dont le discours officiel fait plus ou moins explicitement la promotion, de mettre en œuvre une autre conception éthique, non plus centrée exclusivement sur le receveur, ni même sur le donneur – ce qui serait l’excès inverse. Au contraire, il paraîtrait légitime de laisser à ces autres voix la possibilité de s’exprimer et d’en revenir à la particularité des relations en jeu, au cas par cas. Une telle conception de l’éthique a justement été proposée comme une alternative à cette approche kohlbergienne évoquée précédemment – laquelle fait coïncider la plus suprême justice et l’idée que sauvegarder la vie autorise certaines transgressions morales.
Au contraire, l’éthique du « care », telle qu’elle a été notamment développée par Carol Gilligan [29] et Joan Tronto [30], suggère que l’on ne peut, pour des raisons à la fois éthiques et politiques, se satisfaire d’une conception de l’excellence morale appuyée sur des grands principes de justice parce que, ce faisant, on laisse pour compte une partie du champ éthique. Cette conception met en avant le sens de l’autre, sans pour autant confondre altruisme et abnégation. Elle invite aussi à prendre en compte la texture particulière des relations entre personnes, ce qui importe pour elles et la manière dont elles s’occupent et se soucient les unes des autres. Mettre en œuvre cette éthique non extraordinaire, mais plutôt ordinaire, supposerait tout un travail, tant du côté des équipes que des familles, tant des medias ou du grand public que des politiques. Un travail dont une grande partie reste encore à faire, mais qui suppose de manière préalable que l’on donne à entendre et que l’on écoute les voix – parfois divergentes – des protagonistes.
Confronté à la maladie d’un proche et à la peur de le perdre, chacun de nous pourrait bien certainement vouloir faire son possible pour le sauver et se départir d’un morceau de lui-même, sans hésitation, sans réflexion même, et la noblesse de ce geste ne fait pas ici question. De plus, proposer des solutions thérapeutiques aux patients en danger de mort constitue la mission même des médecins [31], et le recours au donneur vivant ne saurait être écarté d’emblée.
Toutefois, la gravité des enjeux que ce don engage pour les parties en présence, invite à considérer attentivement les conditions d’exercice de cette pratique et les responsabilités qui incombent au médical et au politique. A fortiori si la promotion de la THDV s’exerce sur le mode idéologique d’une surenchère hyper-héroïque : « Malheureux le pays qui a besoin de héros ! » s’exclamait le Galilée de Brecht.
Face au discours fasciné et incantatoire, à une « greffe de la foi » prônant la diffusion vaille que vaille du don entre vifs sur le modèle des technologies industrielles et dans une perspective de compétitivité, peut-être serait-il urgent de chercher à accentuer la réflexion éthique ainsi que l’écoute des parties en présence.