Un facteur de discorde mine l’Union monétaire européenne. Le système complexe de paiement qui existe au sein du Système Européen de Banques Centrales aboutit à une accumulation de dettes entre États membres, dégradant la qualité de la monnaie unique. Le diagnostic que propose J. Fayolle permet de prendre la mesure de la crise européenne actuelle.
La tentation de la désunion monétaire
Chaque fois que la conjoncture européenne donne des signes de faiblesse, la BCE est sommée de venir à la rescousse, par la relance d’interventions dites non conventionnelles en faveur du soutien à la liquidité des banques et des États. L’impact bienfaisant de telles interventions, en termes de détente financière, s’est incontestablement fait sentir au début de l’année 2012. Il a suffi que l’action de la BCE revienne à la “normale” pour que cet impact fonde comme neige au soleil du printemps et que l’anxiété sur la solvabilité de banques et d’États revienne au galop, dans un contexte d’austérité budgétaire généralisée déprimant encore plus les perspectives de croissance.
À l’été 2012, le président de la BCE, Mario Draghi se dit comptable de la sauvegarde de la zone euro, menacée par des primes de risque dont l’ampleur semble indiquer qu’elles incorporent déjà un risque de sortie de la zone euro pour les pays qui les subissent. Il prend même le parti d’effets d’annonce en forme de roulements de tambour mais finalement temporise en subordonnant de nouvelles actions d’envergure de la BCE à la sollicitation, par les gouvernements nécessiteux, des dispositifs existants (le FESF, Fonds Européen de Stabilité Financière) ou prévus (le MES, Mécanisme Européen de Stabilité). Les apports du MES seront accessibles aux États demandeurs, y compris pour leurs emprunts primaires, moyennant une conditionnalité stricte.
Certes, on peut regretter que la BCE, pourtant indépendante, ne se sente pas plus libre de ses mouvements et ne manifeste pas un soutien à l’activité aussi continu que celui de la Réserve Fédérale aux États-Unis ; on peut juger, in abstracto, que la BCE ne va pas assez loin et ne montre pas assez de constance dans la monétisation des dettes publiques. À travers ses interventions non conventionnelles, la BCE est cependant déjà allée au-delà du strict code de base hérité de la Bundesbank. Pour nombre de responsables allemands, la monétisation diffère indûment l’engagement résolu dans un processus de désendettement. Il est de plus en plus difficile d’ignorer cette opposition qui existe bel et bien et se renforce, devenant un élément crucial du problème européen. Le Président du Conseil italien, Mario Monti, ne s’y trompe pas, lorsqu’il parle de “rupture psychologique” au sein de l’Union européenne.
La relance des interventions de la BCE aiguise les conflits d’interprétation sur ses missions, notamment entre nombre de responsables allemands (dont ceux en fonction à la BCE) et d’autres dirigeants européens. Ces conflits touchent à des conceptions fondamentales, sur le rôle de la monnaie et des normes juridiques dans la construction européenne. Comment pérenniser une union monétaire dont les acteurs nationaux ne partagent pas la même conception de la monnaie ?
Plus la BCE s’engagera dans le soutien monétaire à l’activité et aux États en difficulté – ce qu’on peut fort bien justifier au vu de la conjoncture –, plus cette tension interne à l’Union monétaire, d’ordre politique, grandira, jusqu’au conflit. Certains responsables allemands n’hésitent plus à dire qu’il vaut mieux que la Grèce et d’autres sortent de la zone euro, par un processus aussi maîtrisé que possible, avant que leur maintien ne signe la survenue de ce conflit. Il devient dès lors difficile de reprocher aux marchés de spéculer sur la rupture de l’Union monétaire.
C’est sur cette idée qu’Hans-Werner Sinn, économiste allemand président de l’institut CESIfo de Munich et promoteur de critiques virulentes du fonctionnement de l’Union monétaire, conclut un long article paru dans la presse française [1]. Il prend néanmoins la précaution de signaler que cette sortie pourrait n’être que temporaire, le temps pour la Grèce et d’autres de restaurer leur compétitivité sans devoir passer par une déflation nominale interne, destructrice et périlleuse. La prise de position n’est pas sans rationalité économique : l’examen de multiples expériences passées tend à montrer que les dévaluations externes réussissent plutôt mieux que les déflations internes, quand bien même elles ne sont guère plus indolores [2]. Évidemment, la mesure des coûts et avantages de la sortie d’un ou plusieurs pays de la zone euro n’est pas réductible à l’argument de la dévaluation : compte tenu de la densité des liens de créancier à débiteur au sein de la zone euro, les pays créanciers peuvent se demander plusieurs fois s’ils ont intérêt à la sortie de leurs débiteurs insolvables, y compris parce que la défiance des marchés pourrait les atteindre à leur tour en cas de rupture chaotique [3]. Sans parler de l’isolement de la Grèce dans un environnement balkanique dont la stabilisation est précaire. Avec l’amputation des membres défaillants, la zone euro assurerait-elle sa survie ou se condamnerait-elle définitivement ?
Les ‘balances Target2’ : des faits comptables…
Dans ses dernières Perspectives de l’économie mondiale, le FMI publie un graphique qui, jusque-là, n’était pas habituel mais fait désormais partie des indicateurs permettant de jauger la crise de la zone euro. Il s’agit des créances et dettes entre Banques Centrales nationales au sein du Système Européen de Banques Centrales, sachant que la BCE sert de place de compensation et que ces obligations réciproques sont consolidées dans son bilan. Ce bilan consolidé ne constitue qu’une part minoritaire du bilan global du SEBC.
La mise en évidence de ces relations de créancier à débiteur entre banques centrales nationales de la zone euro s’est imposée à partir de la controverse qui s’est développée en Allemagne depuis un an, notamment à l’initiative de l’institut CESIfo et de son président Hans-Werner Sinn, puis s’est propagée à l’échelle européenne et internationale [4]. Mais le problème, tel qu’il est posé par ces économistes et responsables allemands, n’est sans doute pas perçu avec la même acuité par la plupart des autres européens. Cette divergence dans la reconnaissance du problème et de son éventuelle gravité participe à la difficulté du dialogue. Pour les allemands qui ont monté en épingle cette question, il devient impossible d’évaluer correctement l’ampleur du soutien accordé aux pays en difficulté sans prendre en compte les soutiens implicites et silencieux qui prennent naissance dans le fonctionnement courant du système de paiement organisant les relations au sein du SEBC : ces soutiens sont d’un ordre de grandeur supérieur aux soutiens officiellement accordés.
De quoi s’agit-il ? Essayons de résumer une controverse dont les aspects techniques gênent l’appréhension par un large public, y compris par les responsables politiques eux-mêmes. Mais lorsqu’il s’agit de monnaie, la technique n’est pas de l’ordre de l’intendance secondaire : le système de paiement, qui organise les relations au sein du SEBC et, plus largement, du système financier européen, est à la zone euro ce que le réacteur est à une centrale nucléaire alimentant un vaste réseau électrique. Mieux vaut éviter les situations de surchauffe.
Dans une zone monétaire depuis longtemps unifiée, qui ne doute pas de sa pérennité, certains agents – en premier lieu les banques – se refinancent auprès de la Banque Centrale tandis que d’autres disposent de liquidités excédentaires. À l’échelle de la zone, le bilan consolidé de ces relations se lit dans le bilan de la Banque Centrale qui dispose à son actif de créances sur l’économie et sur le Trésor public, contrepartie de la monnaie émise à l’occasion des opérations de refinancement et d’acquisition de titres publics. En fonction de préférences théoriques et/ou idéologiques, on peut apprécier diversement la manière dont la banque centrale gère ces opérations, si elle prend ou non des risques inflationnistes, mais, sauf les cas extrêmes d’hyperinflation et de fuite devant la devise nationale, la confiance dans celle-ci n’est fondamentalement pas mise en cause. La flexibilité du change sert de force de rappel corrective.
Dans une Union monétaire récente, constituée d’États encore attachés à leur souveraineté et de pays encore structurellement différents, les mécanismes basiques de la création monétaire sont les mêmes mais débouchent, dans certaines circonstances, sur des résultats qui n’ont pas la même neutralité. Si ces pays présentent entre eux des déséquilibres persistants de balances des paiements, qui ne sont plus comblés par des apports spontanés de capitaux ou par des emprunts ordinaires, les banques en demande de refinancement vont être localisées prioritairement dans les pays déficitaires tandis que les institutions accumulant des liquidités seront localisées prioritairement dans les pays excédentaires. Les banques des pays déficitaires se refinancent après avoir financé les importations courantes de leurs clients mais aussi d’éventuelles sorties de capitaux. À s’en tenir au bilan consolidé de la zone, tel qu’il transparaît dans le bilan de la Banque Centrale commune, cette polarisation n’est pas d’emblée tangible car elle ne débouche pas, a priori, sur un excès généralisé de création monétaire.
Cette polarisation nationale des refinancements et des excès de liquidités va se produire d’autant plus aisément que l’Union monétaire fonctionne sur une base décentralisée et dispose d’un système de paiements techniquement performant. C’est exactement le cas dans la zone euro : la BCE joue un rôle pivot au sein du SEBC et les opérations de refinancement passent d’abord par les Banques Centrales nationales, dans le respect des règles adoptées en commun au niveau de la BCE (par exemple pour l’acceptation des titres collatéraux permettant l’obtention d’un refinancement) ; la zone euro a perfectionné en 2008 son système de paiement qui organise la compensation des règlements réciproques au sein du système bancaire de la zone (système dénommé Target2, après Target1 inauguré en même temps que la zone euro, Target comme Trans-european Automated Real-time Gross settlement Express Transfer system).
Une importation élémentaire d’un pays déficitaire en provenance d’un pays exportateur de la zone euro peut être financée à crédit par une banque locale qui va se refinancer auprès de sa Banque Centrale nationale ; l’importation va se traduire, en dernière instance, par une reconnaissance de dette de cette Banque Centrale auprès de la BCE, laquelle crédite en contrepartie la Banque Centrale nationale du pays exportateur. Pas de souci au premier degré : l’exportateur a bien été payé, en euros déposés sur son compte bancaire, via un crédit consenti à son client par une banque qui se refinance aussitôt et la banque de l’exportateur dispose de liquidités qu’elle peut déposer auprès de sa Banque Centrale nationale. La contrepartie ultime est une créance de celle-ci sur la Banque Centrale du pays importateur, via le pivot qu’est la BCE au sein du SEBC.
À l’entrée dans la crise, les conditions étaient donc réunies pour que le creusement des déséquilibres courants entre pays de la zone euro se traduise par une accumulation polarisée de créances de certaines Banques Centrales nationales sur d’autres (les “balances Target”), via le rôle pivot joué par la BCE. L’accumulation de “balances Target” entre Banques Centrales nationales de la zone euro est donc, au premier degré, l’effet-miroir presque banal des déséquilibres réciproques de balances courantes et n’apportent, à cet égard, pas d’information supplémentaire. Ce que montre assez clairement le rapprochement statistique entre les déficits cumulés de balances de paiement et ces “balances Target”. À une précaution près qui n’est pas mince : d’éventuelles fuites de capitaux, et pas seulement les importations courantes, peuvent nourrir ces balances. Cette occurrence semble s’être produite, au moins à certains moments, dans le cas de certains pays déficitaires, en liaison avec la défiance des investisseurs.
Le graphique repris par le FMI montre la polarisation spectaculaire des “balances Target” depuis 2008, y compris l’accélération de cette polarisation dans la toute dernière période, avec le creusement récent des balances grecque, espagnole, italienne. Traduits en milliards d’euros, les montants sont tout autant spectaculaires. Le “memorandum Merkel” imaginé par The Economist évalue les balances négatives du quintette Grèce, Portugal, Irlande, Chypre, Espagne à plus de 700 milliards d’euros, la contrepartie se trouvant pour une grande part à l’actif de la Bundesbank. Dans l’article cité du Monde, Sinn évoque des ordres de grandeur analogues et même supérieurs (en rajoutant l’Italie). Il estime que les créances Target de la Bundesbank sur les autres Banques Centrales européennes représentent maintenant la moitié de la richesse extérieure nette de l’Allemagne.
Les montants seraient arrivés à un point où les refinancements accordés par la Bundesbank aux banques allemandes seraient globalement négatifs, celles-ci apportant davantage de liquidités alimentées par la création monétaire dans les pays déficitaires qu’elles n’ont besoin de refinancements. La monnaie créée dans les pays périphériques de la zone est ainsi détruite dans les pays du cœur, tant que la capacité de stérilisation, par ces derniers, de l’afflux de liquidités n’atteint pas ses limites [5]. La création monétaire dans la zone euro est aujourd’hui polarisée par le financement des déficits courants dans les pays dits périphériques mais elle contribue ainsi au maintien de l’activité dans l’ensemble de la zone, puisque c’est ce qui permet aux exportateurs, notamment allemands, d’être payés.
… aux interprétations normatives
À partir de ce qu’on peut considérer comme une lecture comptable des faits – encore qu’elle ne soit pas si simple –, deux lignes interprétatives peuvent se développer. Elles font référence à des divergences analytiques mais aussi à des conceptions différentes de ce qu’est la monnaie dans les sociétés modernes (conceptions qui réactualisent de vieux clivages théoriques) :
• Pour Sinn et les sympathisants universitaires et politiques de ses thèses, il s’agit d’un dysfonctionnement fondamental et gravissime du fonctionnement de la zone euro, qui aboutit à faire du système de paiement Target2 le substitut souterrain d’une union de transferts budgétaires qui ne dit pas son nom. Car, au travers des déficits courants, ce sont aussi les déficits budgétaires qui sont ainsi monétisés, soit qu’ils soient directement à l’origine des déficits courants (les déficits jumeaux, par excès de dépenses publiques), soit que les banques locales absorbent les émissions de dettes publiques et mobilisent ces titres comme collatéraux pour leur refinancement. La BCE a facilité cette dérive en acceptant des titres de moindre qualité comme collatéraux des refinancements accordés : elle porte donc une responsabilité propre, ce qui contribue à expliquer la crispation des représentants allemands dans ses organes de direction.
Dans l’évaluation du soutien européen aux États déficitaires, il faut donc, pour Sinn et ses sympathisants, ajouter les “balances Target”. Si ces États défaillent, ces balances contribueront aux pertes faramineuses subies par les États créanciers (quelques dizaines de % de leurs PIB). Ce sera en particulier le cas si les États défaillants sortent de la zone euro, puisque ces balances ne seront plus alors, si on peut dire, que de la “monnaie de singe”. En comptabilité nationale, elles sont pourtant une contrepartie de l’épargne nationale, à l’actif de la Banque Centrale nationale du pays créancier : les contribuables nationaux y perdront massivement en devant recapitaliser cette dernière ainsi que la BCE (pour la part qui leur revient, soit au prorata de la part nationale dans le capital de la BCE). Dans les textes qui défendent cette vision, pointe une véritable angoisse, sincère ou non, à propos de cette menace, qui pèse aussi à l’encontre de la notation AAA des créanciers les plus solides. Si bien qu’on voit même surgir des suggestions de remboursement de la Bundesbank par d’autres Banques Centrales de la zone euro grâce à des transferts d’actifs tangibles comme l’or [6]. La situation fait alors penser à celles qui ont prévalu lors de ruptures au sein de systèmes de change rigides, comme celui de Bretton Woods en 1971 ou le Système Monétaire Européen en 1992 : la zone euro n’aurait été qu’une fausse union monétaire, dissimulant un système de change hyper-rigide et finalement intenable. Si on adhère à cette vision, il devient dès lors logique d’acter, comme le fait Sinn, la sortie de certains pays, quitte à payer les pots cassés.
• Pour les analystes critiques des conclusions ainsi tirées – dont font partie, il convient de le dire, d’autres économistes allemands en fonction à l’Université ou dans des institutions financières –, elles dramatisent à l’excès ce qui est de l’ordre d’un fonctionnement normal à l’intérieur d’une zone monétaire dotée d’une devise unique : la Banque Centrale, quelles que soient ses incarnations (BCE ou Banques Centrales nationales du SEBC), détient, sur les agents qui se refinancent, des créances en contrepartie de la monnaie émise. L’euro étant bien une monnaie unique, il n’a pas d’odeur, si on peut dire, en fonction de la localisation des opérations qui donnent lieu à son émission par refinancement : il n’y a pas de “bons euros”, du nord, et de “mauvais euros”, du sud. En outre, les monnaies modernes sont plus fondées sur une convention de confiance (fiat currency) que sur la qualité supposée des actifs de la Banque Centrale qui les émet (le dollar ne serait plus une valeur refuge depuis longtemps, si on faisait dépendre mécaniquement la confiance en lui de la soutenabilité de la dette publique américaine). La dépréciation des actifs d’une Banque Centrale n’a pas d’impact mécanique sur la confiance dans la monnaie émise, car elle n’est pas contrainte à ne disposer que d’actifs durs (hard assets) [7].
Ce qui est commun à ces lignes argumentatives opposées, c’est qu’elles ont toutes deux une composante auto-réalisatrice :
• si l’hétérogénéité fondamentale et irréversible de la zone euro est postulée au point de ne plus croire en la pérennité de la monnaie unique, il faut se préoccuper sans retard du dénouement des “balances Target” avant la rupture, sans attendre leur annihilation par le retour à des devises nationales dévaluées : mais c’est d’une certaine façon hâter la fin de la monnaie unique, puisque c’est reconnaître que l’euro n’a pas la même valeur partout, en fonction de la localisation de sa création, et exiger que le remboursement donne lieu à des transferts d’actifs dotés d’une valeur intrinsèque.
• si la pérennité de la monnaie unique est postulée, les relations de créancier à débiteur au sein du SEBC n’affectent pas la solidité de la monnaie unique. Ce ne sont jamais que des interdépendances entre les bilans de banques centrales parties prenantes d’un même système coordonné par la BCE : un remboursement en euros de certaines banques centrales par d’autres n’aurait guère de sens. Il faut consolider le SEBC pour en avoir une vision correcte et juger si, à cette échelle consolidée, la politique de la BCE comporte des risques spécifiques, de nature inflationniste, par un soutien trop facile aux banques et aux États en difficulté.
La thèse développée par Sinn et d’autres prend parfois des allures extrémistes, dans la forme et le fond : Sinn va jusqu’à qualifier la BCE de bureau planificateur qui distord l’allocation des ressources au détriment des épargnants allemands (mais les investissements allemands, au sud et à l’est de l’Europe, depuis une quinzaine d’années, n’ont pas été forcés et, dans bien des cas, ont participé au renforcement des chaînes de valeur animées par l’industrie germanique) [8]. D’autre part, l’énoncé de la thèse, qui insiste sur la monétisation des déficits budgétaires via Target2, donne à croire que les États en difficulté bénéficient par cette voie d’un financement monétaire quasi-gratuit. Si c’était complètement vrai, certains d’entre eux et non des moindres, ne subiraient pas, lorsqu’ils vont sur les marchés, des taux d’intérêt prohibitifs et ne seraient pas confrontés au risque récurrent d’illiquidité [9]. La confusion relevée par Sinn entre politique monétaire et politique budgétaire, via Target2, ne va pas jusqu’à supprimer la dureté des contraintes sur les États en difficulté. La comptabilité globale des “balances Target” ne doit pas dissimuler la spécificité des circuits financiers : que des banques de pays périphériques se refinancent à bon compte, et pas toujours pour de bonnes causes [10], ne signifie pas que les États où elles sont implantées voient disparaitre toute contrainte dure. En l’occurrence, c’est bien de nouveau le fonctionnement du système bancaire qui est en cause et l’avancée résolue vers l’Union bancaire peut y trouver des arguments.
Mais on peut penser aussi que la position consistant à répondre simplement à la thèse de Sinn et consorts par “il n’y a pas de problème” pèche par excès de légèreté. Elle fait comme si la pérennité de l’euro, dans sa configuration actuelle, était acquise. Ce n’est cependant pas le cas et on peut penser que, dans le cas d’une devise jeune dont la pérennité n’est pas d’emblée garantie, la qualité des bilans partiels et consolidés des banques centrales qui la gèrent n’est pas un argument complètement indifférent. Quoi qu’il en soit, les faits sont désormais affichés (comme l’indique leur prise en compte par le FMI) et le problème est sur la table, si bien que l’avancée dans la résolution de la crise européenne, sur les voies esquissées par les derniers sommets européens, est douteuse sans traitement négocié de ce problème basique de l’Union monétaire : il va s’imposer dans l’agenda.
Dans la controverse, des options raisonnables s’esquissent, en direction d’une réforme du SEBC et de son mode de fonctionnement. Faut-il ainsi davantage centraliser le SEBC et les opérations de refinancement, ou introduire une règle de compensation périodique entre les balances des Banques Centrales nationales ? [11] Faut-il introduire, dans le cadre de l’union bancaire, des contraintes plus directes sur les refinancements auxquelles peuvent accéder les banques, en fonction de leurs ratios de capital, de manière à éviter que ces refinancements ne soient le moyen d’un effet de levier excessif ?
Affronter le traitement de la crise systémique de la zone euro
Les problèmes du fonctionnement courant de l’Union monétaire, découlant du système de paiement Target2, sont mis en avant par des cercles intellectuels et politiques, notamment en Allemagne, comme un désordre majeur de la zone euro, qui entretient les déséquilibres fondamentaux à l’origine de la crise. Ces cercles sont dotés de pouvoir d’influence, sur les responsables politiques et les banquiers centraux : ce ne sont pas de simples spéculations académiques.
Une avancée réelle vers la résolution de la crise de la zone euro, qui se traduise par un repli significatif et durable des tensions financières et libère ainsi les anticipations des acteurs économiques sur l’avenir de la zone, suppose de prendre en compte ces problèmes dans l’agenda des négociations. Il est douteux que les dirigeants allemands consentent à progresser vers une solidarité conditionnelle mieux assumée au sein de la zone euro, en l’absence d’une réforme des institutions et des mécanismes de celle-ci. Le système Target2 finit par entériner, sans en être la cause, la persistance des déséquilibres courants entre pays de la zone alors que sa vocation est d’assurer le bon fonctionnement quotidien des paiements réciproques. Il n’a pas vocation à être un outil de financement à long terme.
Au demeurant, la prise en compte de ces problèmes peut être l’occasion d’un trade-off bénéfique dans les négociations, qui contribue à la détente du dialogue intra-européen. La progression vers la solidarité conditionnelle au sein de la zone, passant par un fonds inter-gouvernemental suffisamment calibré, comme le MES, et l’émission encadrée de différents types d’Eurobonds, peut décharger la BCE d’un excès de responsabilité, en la recentrant sur sa fonction première consistant à assurer la stabilité monétaire et financière. Aujourd’hui, la monétisation implicite des déficits courants est un ersatz d’une stratégie explicite de solidarité conditionnelle avec les pays affectés par les déséquilibres courants. Ces déséquilibres manifestent de l’inertie, car l’ajustement des productivités, des coûts et des prix relatifs est, hors dévaluation brutale, un processus long. Il vaut mieux que la progressivité de leur correction puisse s’appuyer sur une telle solidarité, politiquement assumée par l’ensemble des acteurs concernés, que sur l’usage routinier de Target2, qui peut finir par miner définitivement la confiance envers la monnaie unique.
Jacky Fayolle, « Une Union monétaire en trompe-l’œil ? »,
La Vie des idées
, 7 septembre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Une-Union-monetaire-en-trompe-l
Nota bene :
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[1] “Pourquoi Paris et Berlin s’opposent”, Le Monde, 1er août 2012.
[2] Pour un examen récent, voir Yves-Emmanuel Bara et Sophie Piton, “Peut-on dévaluer sans dévaluer ?”, La Lettre du CEPII, n°324, 1er août 2012.
[3] The Economist, 11-17 Août 2012, imagine un “Merkel memorandum” confidentiel soumis par ses conseillers à la Chancelière et lui proposant deux options de sortie de certains États de la zone euro : la Grèce seule ; tous les États ayant requis une aide européenne (Grèce, Portugal, Irlande, Chypre, Espagne). Ce mémorandum virtuel (écrit par des britanniques qui se mettent dans la peau des allemands !) analyse avec lucidité les risques et les coûts associés, notamment les pertes qui seraient à consentir par les créanciers européens et allemands. On n’échappera pas, d’une manière ou d’une autre, à la dévalorisation des dettes.
[4] Les publications initiales sont en allemand, mais l’institut CESIfo a édité récemment deux publications en anglais couvrant largement le sujet et accessibles sur le site www.cesifo.de : The European Balance of Payments Crisis, CESifo Forum, Volume 13, Special Issue, January 2012 ; The EEAG Report on the European Economy, Eleventh Annual Report 2012, European Economic Advisory Group, CESifo, 2012. La première publication présente un large ensemble de contributions, majoritairement favorables aux thèses développées par Hans- Werner Sinn, qui introduit le volume et étrille les voix discordantes ; la seconde, qui est l’édition 2012 du rapport annuel sur l’économie européenne publié par CESIfo, propose dans son chapitre 2, The European Balance-of-Payments Problem, une synthèse de la controverse, plus équilibrée que dans la publication précédente. Si, dans ses publications et manifestations, l’institut CESIfo se montre ouvert au pluralisme, on ne peut méconnaître que son implantation bavaroise, dans l’une des régions les plus riches d’Europe, favorise la perméabilité avec la branche régionale de la démocratie chrétienne, la CSU, qui n’est pas la plus ouverte à la solidarité européenne.
[5] C’est un point qui fait controverse. Pour certains auteurs, dès que les refinancements nets des agents internes deviennent négatifs, la banque centrale n’aurait plus d’autre choix que de vendre son or et ses réserves de devises pour stériliser un afflux excessif de liquidités ; pour d’autres, la banque centrale dispose d’une gamme plus souple d’instruments pour réguler une telle situation.
[6] Ce serait un comble que la crise de l’euro signe ainsi le retour de la relique barbare : “But there may be another possibility for a time for the GIPS countries and thus the ECB instead of expanding the monetary base. Instead of increasing their Target debts at the ECB, these countries would have to finance their deficits by relinquishing their gold reserves to the ECB and thus indirectly to the Bundesbank. This would, of course, only be possible until their gold stocks were exhausted”, Peter Berholz, “The current account Deficits of the GIPS Countries and their Target Debts at the ECB”, in The European Balance of Payments Crisis, op.cit.
[7] C’est par exemple la position développée par Karl Whelan, “Target2 : Not why Germans should fear a euro breakup”, The markit magazine, Summer 2012.
[8] “Whether good or bad, it is a matter of fact that credit relocation via the ECB System meant that part of the German savings capital was flowing out via the system of central banks, rather than via the interbank markets”… “The allocation of capital to the single euro countries is no longer determined by market forces, but by a central planning organization (called the ECB)”, H.W. Sinn in “The European Balance of Payments Crisis : An Introduction”, The European Balance of Payments Crisis, op. cit.
[9] Symétriquement, l’Allemagne, et même pour l’instant la France, bénéficient de taux bas, voire même négatifs aux échéances courtes, sur leurs emprunts publics, considérés comme valeurs refuges par les investisseurs. Ce sont donc les États du cœur qui ont accès à des emprunts bon marché : en termes de service de la dette, ils en retirent des marges de manœuvre pas du tout négligeables.
[10] On comprendra l’indignation germanique face à certains usages bancaires… (sans garantir l’information) : “the claims from the loans for purchases of players for Spanish football clubs are to be financed via ECB securitisation”, Georg Milbradt (ex Minister-President of Saxony), “The Derailed Policies of the ECB”, in The European Balance of Payments Crisis, op. cit.
[11] Une telle règle existe aux États-Unis, sous forme d’une redistribution annuelle d’actifs entre les banques régionales de réserve, mais sa lecture par les commentateurs européens ne fait visiblement pas consensus.