Recherche

Essai Histoire

Un permis de piller ?
Une erreur d’interprétation au sujet de la mission Dakar-Djibouti


par Julien Bondaz , le 22 avril


Télécharger l'article : PDF EPUB MOBI

La mission Dakar-Djibouti (1931-1933), considérée comme fondatrice de l’ethnologie française, était détentrice d’un “permis de capture scientifique”, longtemps interprété comme un permis de voler des objets. La vérité rétablie permet de comprendre autrement les pratiques prédatrices de la mission.

Du 15 avril au 14 septembre 2025, le musée du quai Branly-Jacques Chirac consacre une exposition à la mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti, expédition collective qui traversa l’Afrique d’ouest en est entre 1931 et 1933, sous la direction de l’ethnologue Marcel Griaule. Cette mission, considérée comme fondatrice de l’ethnologie professionnelle française, est aussi connue pour avoir rapporté en France environ 3600 objets, dont plusieurs dizaines ont été volés. Michel Leiris, recruté comme secrétaire-archiviste par Griaule, a raconté dans son journal (publié sous le titre L’Afrique fantôme en 1934) quelques-uns de ces vols, les plus sacrilèges, concernant des statues ou des masques conservés dans des sanctuaires, notamment au Mali (à l’époque Soudan français). L’exposition organisée par le musée du quai Branly-Jacques Chirac, aujourd’hui détenteur de l’immense majorité de ces objets, est intitulée « Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes » [1]. Elle documente de façon la plus précise possible les conditions d’acquisition (et donc, pour partie, de pillage) de ces collections. Elle s’inscrit ainsi pleinement dans le cadre des débats actuels au sujet de la restitution des biens culturels spoliés aux sociétés africaines.

Or, il existe un document qui a longtemps paru justifier, au nom de la science, les vols commis par Griaule et son équipe : un « permis de capture scientifique » accordé par le ministère des Colonies, dont l’existence a été révélée par Jean Jamin, l’un des premiers historiens de l’ethnologie française et qui fut également l’exécuteur testamentaire de Leiris. Ce permis est depuis devenu l’un des symboles du pillage des objets africains durant la période coloniale et de la part la plus sombre de l’histoire de l’ethnologie française. Tout récemment encore, il a été présenté comme « l’expression la plus flagrante » des dépossessions et des spoliations dont ont été victimes les sociétés colonisées [2]. Pourtant, cette interprétation est totalement erronée : le permis de capture scientifique accordé à la mission Dakar-Djibouti ne concerne aucunement les collections d’objets. Corriger cette erreur maintes fois répétée ne revient évidemment pas à occulter les vols commis par Griaule et son équipe. Au contraire, retracer son origine et comprendre son succès permet d’apporter de nouveaux éléments de compréhension à leur sujet.

Une erreur répétée depuis un demi-siècle

La première mention du « permis de capture scientifique » de la mission Dakar-Djibouti figure (à ma connaissance) dans une note de bas de page d’un texte que l’anthropologue et historien de l’ethnologie Jean Jamin a rédigé à l’occasion de l’exposition Le mal et la douleur, au musée d’ethnographie de Neuchâtel, du 7 juin 1986 au 4 janvier 1987. Dans cette note, Jamin explique que l’un des principaux buts de la mission était de « collecter » des objets et précise : « Marcel Griaule, le chargé de Mission, était d’ailleurs muni d’un "permis de capture scientifique" délivré par le ministère des Colonies » [3]. Mais c’est sans doute grâce à l’introduction que Jamin rédige, en 1996, pour Miroir de l’Afrique, édition critique des textes consacrés par Michel Leiris à l’Afrique, que le permis gagne une certaine célébrité. Dans un collage qui n’est pas sans évoquer la part surréaliste de la revue Documents, Jamin reproduit en effet, sous une photographie de « mannequins entreposés dans une salle du musée d’ethnographie du Trocadéro (vers 1929) », un extrait des Annales coloniales du 12 mai 1931 [4]. La légende précise : « Publication […] de l’arrêté émanant du ministère des Colonies et autorisant le chef de la Mission Dakar-Djibouti à prélever des éléments naturels ou culturels dans les colonies françaises ». Le document reproduit est plus précis. Il s’agit d’un arrêté composé d’un « article unique » accordant « un permis de capture scientifique, valable pendant toute la durée de son voyage pour l’ensemble des Colonies de l’Afrique Occidentale française ». Il ne concerne donc qu’une partie des colonies françaises.

L’effet visuel de ce collage est saisissant : le trouble provoqué par la vue de mannequins entassés et empoussiérés figurant, de façon réaliste, des hommes noirs quasiment nus (littéralement dépouillés) voisine avec un document dont l’authenticité semble renforcée par la date de publication, ajoutée de façon manuscrite. Jamin ne parle pas de vol dans la légende, mais de « prélèvement ». Le « permis de capture scientifique » a cependant été réinterprété depuis par de nombreuses personnes comme un permis de voler spécifiquement des objets « culturels » (et non des « éléments naturels »). Il faut dire que lorsque Jamin présente, quelques pages plus loin dans l’introduction de Miroir de l’Afrique, le « butin » de la mission, il liste notamment les 3600 objets, mais aussi les 300 amulettes et manuscrits éthiopiens conservés à la Bibliothèque nationale de France, les 6000 photographies, ou encore les 15000 « fiches d’observation », mais il occulte les 6600 spécimens naturalistes (des milliers d’insectes, des dizaines de mammifères, d’oiseaux, de reptiles ou de poissons, un herbier, etc.) ou les 70 ossements humains également rapportés par la mission. Le « permis de capture scientifique » a donc été interprété comme une autorisation de voler des biens culturels pour les transformer en objets ethnographiques. On peut par exemple lire dans un ouvrage récemment dédié à l’histoire de l’ethnologie française que, « pour la mission Dakar-Djibouti qu’il dirigeait, Marcel Griaule disposait […], sans que cela ne choque personne, d’un "permis de capture scientifique" », ce dernier continuant d’être associé aux collectes ethnographiques [5].

Or, cette (més)interprétation n’a pas seulement été répétée par de nombreux chercheurs et chercheuses. Elle a également été reprise hors du champ académique, dans des journaux, des magazines, des essais, etc. En 2005 par exemple, dans un encart dédié à la mission par le magazine Sciences humaines, on pouvait lire ceci : « le ministère des Colonies accorde même un "permis de capture scientifique" à M. Griaule sur l’ensemble des colonies françaises : concrètement, l’équipe pourra "piller" tous les objets (statues, masques...) qu’elle veut ! », tandis que, deux ans plus tard, dans Le monde des livres, un autre encart lui aussi dédié à la mission avait pour titre : « Au temps du "permis de capture scientifique" ». L’essayiste Michel Onfray, dans son livre Cosmos, a fait de ce document le symbole des méfaits de l’ethnologie : « Marcel Griaule, mandaté par l’État français, dispose d’un permis de capture – c’est l’expression officielle – qui lui permet de s’emparer légalement de tout ce qu’il convoite – autrement dit : un permis de voler ». Un arrêté publié dans les Annales coloniales est ainsi devenu le symptôme des rapports historiques entre l’ethnologie et la domination coloniale, avec pour conséquence de laisser penser que l’ensemble des objets acquis par la mission auraient été non seulement volés (en réalité une minorité d’entre eux, ce qui est de toute manière déjà trop), mais surtout volés légalement, permis officiel en main.

Une catégorie de permis de chasse

Fiche dédiée à un chacal capturé par la mission Dakar-Djibouti en février 1932 en Afrique équatoriale française et mort en captivité à Gondar (Ethiopie) le 7 octobre 1932, Fonds de la Mission scientifique Dakar-Djibouti, LESC/CNRS, Université Paris Nanterre.

En réalité, comme je l’ai déjà indiqué dans plusieurs de mes publications [6], le permis de capture scientifique de la mission Dakar-Djibouti ne concernait nullement les collectes ethnographiques : c’était l’une des catégories de permis de chasse alors en vigueur dans les colonies françaises. Délivré à Griaule par le gouverneur de l’Afrique occidentale française, Jules Brévié, le 19 avril 1931, ce document est actuellement conservé aux archives nationales du Sénégal. Il s’agit d’un arrêté comportant quatre articles, et non un seul comme indiqué dans les Annales coloniales, mentionnant sa validité (« pendant toute la durée de son voyage pour l’ensemble des colonies de l’Afrique occidentale française ») et indiquant que chaque lieutenant-gouverneur devra, pour sa colonie, fixer avec le directeur de la mission le nombre et les espèces d’animaux qui pourront être capturés et exportés par la mission [7]. La délivrance d’un tel document oblige ainsi à resituer la mission Dakar-Djibouti et les activités cynégétiques de ses membres dans une histoire plus large : celle de la mise en place d’un cadre législatif et juridique concernant la chasse dans les colonies. Cette part d’histoire environnementale révèle la concomitance, dans l’entre-deux-guerres, entre le développement de l’ethnologie professionnelle en France et la mise en œuvre de mesures visant à la fois à valoriser et à protéger la « faune coloniale » (c’est la terminologie utilisée à l’époque).

Il est frappant que, dans le contexte français du moins, l’ethnologie et la protection de la nature se soient ainsi rencontrées autour d’un même souci de sauvetage. L’une, étudiant des cultures qui semblaient vouées à disparaître sous les effets du colonialisme, se fixait pour ambition de les documenter, d’en sauver et conserver les objets, envisagés en tant qu’ultimes témoins. Pour les ethnologues, « il devient donc urgent non de les sauvegarder (ce qui eût entraîné une dénonciation puis une remise en cause du système colonial) […] mais de les sauver de l’oubli en prélevant, en conservant, somme toute en s’appropriant les éléments jugés significatifs et représentatifs de leurs cultures » [8]. L’autre, dénonçant une exploitation jugée non rationnelle de la faune des colonies, s’employait à sauver de la disparition les espèces animales les plus menacées. Le « permis de capture scientifique » de la mission Dakar-Djibouti est l’un des points de rencontre entre ethnologie de sauvegarde et protection de la nature, toutes deux confrontées à un même sentiment d’urgence et réduite à un même paradoxe : la lutte contre la disparition des cultures ou des espèces animales passe par des pratiques de prélèvement qui se font à leur détriment.

Le permis de capture scientifique est créé par décret, comme sous-catégorie du « permis administratif délivré aux Européens ou assimilés », le 25 mars 1914, plus d’une décennie après la Conférence Internationale pour la Protection des Animaux en Afrique de Londres en 1900. Les retards de la France par rapport aux autres puissances coloniales en matière de protection de la faune africaine ne cessent d’être soulignés tout au long de la période coloniale, fournissant un argument de poids aux protectionnistes qui font jouer la concurrence entre nations. Les cas des colonies britanniques de l’Afrique de l’Est et du Congo belge font l’objet de comparaisons récurrentes, au détriment de la politique française. À la même époque, Marcel Mauss et Paul Rivet usent d’une tactique identique pour défendre l’ethnologie, pointant les retards de la France dans son développement pour favoriser son institutionnalisation ou insistant sur la pauvreté (relative) du musée d’ethnographie du Trocadéro pour financer des missions de collecte. Dans la mise en place de la législation concernant la protection de la nature, la part d’autonomie laissée aux gouvernements de l’AOF et de l’AEF explique cependant que, contrairement à ce qui se joue pour l’ethnologie à la même époque, des disparités se font jour localement. Un retard s’observe entre les deux fédérations de colonies, l’AEF étant le plus souvent la première à modifier sa législation, imitée ensuite par l’AOF.

En 1914, c’est cependant la situation en AOF qui oblige à légiférer et à introduire une nouvelle catégorie de permis de chasse introduisant la notion de « capture scientifique ». La diminution rapide du nombre de chimpanzés conduit à interdire leur abattage tout en aménageant des exceptions. Moins de dix ans plus tard, le 6 septembre 1923, Jules Carde, le gouverneur général de l’AOF décide par arrêt d’interdire également la capture, la détention, le commerce et l’exportation de chimpanzés vivants. Seule l’obtention d’un permis de capture scientifique offre une dérogation permettant notamment de fournir la ménagerie du Jardin des Plantes et les singeries des Instituts Pasteur. La protection des éléphants en AEF joue le même rôle que celle des chimpanzés en AOF : dans les deux cas, des espèces faisant l’objet d’une chasse commerciale intensive sont présentées comme des cas exemplaires nécessitant de faire l’objet de mesures de protection.

La défense de la « faune coloniale » s’institutionnalise à partir de 1925, date à laquelle un Comité national pour la protection de la faune coloniale est créé (il sera ensuite étendu à la flore coloniale). Le décret du 10 mars 1925 « réglementant la chasse et instituant des parcs nationaux de refuge pour les espèces animales en Afrique occidentale française » reconfigure les catégories de permis de chasse et redéfinit les exceptions. Le « permis de capture scientifique » devient une catégorie à part entière et des raisons marchandes justifient la création d’un « permis commercial ». Ces deux catégories s’ajoutent aux « permis indigène », « permis de chasse ordinaire » et « permis sportif de grande chasse ». En 1929, l’Inspection des chasses est organisée. Elle est dirigée par Émile Bruneau de Laborie, dont la carrière est cependant rapidement interrompue : blessé par un lion au Tchad le 20 juin 1931, il décède dans la nuit du 1er au 2 juillet. Cette fin tragique contribue à en faire un héros, voire un martyr, de la protection de la faune africaine. Presque au même moment, le Service des chasses de l’AEF est installé sous la direction d’Henri Bouvard, ancien chasseur d’éléphant devenu protectionniste (une trajectoire classique) et écrivain, sous le pseudonyme de Saint-Floris. La mission Dakar-Djibouti le rencontre en Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine) et passe quelques jours en sa compagnie : l’inspecteur va à la chasse aux papillons avec Griaule et Leiris et accompagne les deux hommes sur le marché de Bangassou pour acheter des objets (onze sont ainsi acquis : fourneau de pipe, boîte en écorce, couteau, etc.). Collectes naturalistes et acquisitions d’objets sont ainsi mêlées, comme tout au long de la mission.

Des ethnologues armés

Trois spécimens d’inséparables d’Abyssinie (Agapornis taranta) rapportés par la mission Dakar-Djibouti, MNHN, Paris, MNHN-ZO-MO-1937-22 et 23, MNHN-ZO-MO-1957-1480

L’encadrement juridique et législatif dont le permis de Griaule est la marque ne se résume cependant pas aux autorisations ou aux limitations de chasse ni à l’expression d’un souci protectionniste dont Bouvard, que Leiris présente comme « un homme qui pense qu’une vie d’éléphant vaut largement une vie d’homme », est alors l’un des représentants. Il concerne également l’importation et la circulation d’armes dans les colonies, ainsi que l’approvisionnement en munitions. La mission Dakar-Djibouti dispose d’ailleurs d’un véritable arsenal fourni par la maison Aubé et Rolland, composé d’un fusil mitrailleur, de trois carabines Mauser et de trois fusils de chasse, de plusieurs pistolets automatiques et de carabines pour le petit gibier [9]. Munitions et accessoires ont été donnés par un autre établissement parisien, la manufacture d’articles de chasse Ballay et Cie. Le peintre Gaston-Louis Roux, qui rejoint la mission en Éthiopie avec l’ethnologue et linguiste Deborah Lifchitz, apporte des fusils supplémentaires.

Le droit de porter une arme est historiquement indissociable du droit de chasse : il est au fondement de l’« arsenal juridique du contrôle de corps armés » [10]. L’ordre colonial reposait sur le désarmement des populations colonisées. Si la chasse a fait l’objet de restrictions et de surveillance, c’est aussi – et peut-être d’abord – à cause de sa proximité avec la guerre : les armes servant à abattre le gibier auraient pu se retourner contre les colons. Les différentes catégories de permis de chasse et les autorisations de port ou d’importation d’armes organisent donc une hiérarchie entre chasseurs qui reflète l’ordre colonial. Limiter les droits des « chasseurs indigènes » revient à contenir toute velléité de révolte armée. La législation concernant la chasse et les armes ne vise donc pas seulement à protéger la faune africaine, elle a aussi pour horizon la sauvegarde des colons eux-mêmes. La curiosité des chasseurs coloniaux ou l’intérêt des ethnologues pour les savoirs cynégétiques des populations colonisées et la reconnaissance de compétences parfois très appréciées aux « chasseurs indigènes » peuvent certes brouiller, occasionnellement, la rigidité des catégories administratives et juridiques. Le statut d’auxiliaire, de pisteur, au mieux de guide, accordé à ces chasseurs locaux n’en reste pas moins largement subalterne, quand ils ne sont pas présentés comme les principaux responsables de la destruction de la faune africaine. Au-delà du permis de capture scientifique accordé à Griaule, l’histoire de la protection de la faune africaine permet donc de situer les pratiques de chasse des ethnologues dans un système cynégétique plus large, fondé sur des ambivalences et des dissymétries présentant des similitudes avec l’entreprise de sauvegarde scientifique qu’ils défendent alors.

Un paradigme cynégétique

L’erreur d’interprétation qui a été répétée depuis un demi-siècle au sujet du permis attribué à Griaule n’est donc pas sans intérêt. Elle repose certes sur une corrélation illusoire entre deux événements : l’attribution d’un « permis de capture scientifique » à la mission Dakar-Djibouti et les vols d’objets commis par les membres de cette même mission. Mais si elle a été aussi longtemps reprise, répétée, voire amplifiée, c’est sans doute aussi parce qu’elle était, sous un certain angle, pertinente.

Rétablir la vérité historique au sujet de ce document permet à tout le moins de préciser que les vols d’objets commis par la mission l’ont été le plus souvent sans autorisation officielle, en-dehors de tout cadre légal – à une occasion d’ailleurs, l’administration coloniale a obligé à restituer un objet que Griaule et son équipe avaient volé, en l’occurrence un masque et son costume, pris à San, au Mali, en septembre 1931. Corriger cette erreur d’interprétation invite en outre à s’intéresser aux pratiques de collecte zoologique et de capture de la mission Dakar-Djibouti. On découvre alors que les chasses perpétrées « en l’honneur du Muséum » (pour reprendre une expression ironiquement utilisée par Leiris) sont loin d’être les seules. Les membres de la mission outrepassent largement les droits que leur confère leur permis : ils abattent de nombreux animaux pour les manger ou pour le plaisir. On constate en outre que les rares animaux rapportés vivants par la mission à Paris (des mangoustes, un céphalophe, une civette, deux aigles bateleurs, un faucon et un corbiveau) ont en fait tous été capturés en Éthiopie, un pays indépendant où le « permis de capture scientifique » n’avait évidemment aucune validité.

L’erreur d’interprétation concernant le permis de Griaule, en réalité quasiment inutile pour la mission, fournit ainsi l’occasion de pointer l’importance du rôle joué par la chasse dans la première grande mission ethnographique française. En redonnant la véritable portée de ce document, il ne s’agit pas – comme on l’a déjà souligné – de nuancer les cas avérés de vols d’objets par Griaule et son équipe ni d’amoindrir la violence des rapports d’autorité entre les membres de la mission et les populations des villages traversés. Cette violence se retrouve au contraire plus explicitement formulée par l’octroi d’un permis de chasse : administrativement redéfinie comme cynégétique, la mission Dakar-Djibouti apparaît comme fondatrice de l’ethnologie française et révélatrice des pratiques coloniales de collecte ethnographique, mais aussi, sous ce nouveau jour, comme un moment de violence polymorphe. La capture des animaux constitue un autre versant d’une entreprise de prélèvement qui se révèle ainsi irréductible à la seule question des objets. Le « permis de capture scientifique » accordé à Griaule invite alors à la fois à dénoncer rétrospectivement le comportement prédateur des membres de la mission qu’il a dirigée et à mettre en question les continuités entre des pratiques de prélèvement qui dépassent les oppositions entre vivant et non-vivant, animaux et objets, ethnologie et chasse.

Il est devenu habituel, depuis une dizaine d’années, d’étendre la notion d’extractivisme au-delà de la seule question minière ou du champ des ressources naturelles. Les collectes ethnographiques de la période coloniale se retrouvent alors dénoncées comme ayant fait partie d’une ambition extractiviste transversale et généralisée. Il me semble cependant dommage de privilégier une démarche heuristique et critique attentive à la continuité des formes de l’extraction, au détriment de celles de la prédation. La notion d’extractivisme a certes pour intérêt d’insister sur la logique du prélèvement et le principe de la métonymie (lequel correspond bien à celui des musées coloniaux, dont le musée du quai Branly-Jacques Chirac est aujourd’hui l’un des héritiers) ; elle a cependant pour inconvénient de réifier les choses prélevées, redoublant ainsi la violence des gestes de l’extraction. La notion de prédation, au contraire, souligne les rapports de pouvoir et l’exercice de la domination sans nier les subjectivités en jeu. Les relations entre prédateurs et proies demeurent des relations d’intersubjectivité (les premiers ne cessent d’attribuer aux secondes des intentions et des capacités d’action, ne serait-ce que pour mieux jouir de leur destruction). Sous cet angle, les animaux chassés ou capturés par la mission Dakar-Djibouti sont proches de plusieurs des objets rituels qu’elle a volés – y compris visuellement : plusieurs d’entre eux sont zoomorphes. Les populations qui en avaient la charge ne les considéraient pas comme de simples objets, mais comme des entités dotées d’intentions et capables d’agir. Plusieurs de ces objets chargés étaient d’ailleurs réputés agir comme des fauves invisibles fondant sur leurs proies. Dans cette perspective, les collecter ou les voler revenait à renverser la position qu’ils occupaient dans les conceptions locales des rapports de prédation. Une continuité ainsi s’esquisse, qui permet de reconnaître à ces objets une part de subjectivité.

Cette reconnaissance semble indispensable pour penser la possibilité, mais aussi la complexité, de leur restitution : dans nombre de cas, il s’agit moins de rendre des objets que de recréer des relations d’intersubjectivité dénuées de toute logique de prédation. Telle est peut-être la leçon de l’erreur commise au sujet du « permis de capture scientifique » de la mission Dakar-Djibouti. Cesser d’établir une synonymie infondée entre la capture et le vol ne suffit pas. L’enjeu, autrement plus large qu’une simple rectification, est d’interroger sur le double plan historique et épistémologique les rapports entre les collectes ethnographiques et les pratiques de chasse et de capture ou – pour le dire autrement – de faire la critique de la part cynégétique de l’ethnologie française.

par Julien Bondaz, le 22 avril

Aller plus loin

Éléments de bibliographie
 Retour sur la mission Dakar-Djibouti
 Julien Bondaz, « L’ethnographie comme chasse. Michel Leiris et les animaux de la mission Dakar-Djibouti », Gradhiva, n° 13, 2011, p. 162-181.
 Julien Bondaz, Poussière d’oiseaux. Une autre histoire de la mission Dakar-Djibouti, Montreuil, éditions B42, 2025.
 Jean Jamin, Le Cercueil de Queequeg. Mission Dakar-Djibouti, mai 1931-février 1933, Paris, Bérose-Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie (« Les Carnets de Bérose », 2), 2014, en ligne.
 Éric Jolly et Marianne Lemaire (édition établie par), Cahier Dakar-Djibouti, Meurcourt, Éditions Les Cahiers, 2015.
 Éric Jolly, Marianne Lemaire et Salia Malé (dir.), Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes, Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac-éditions El Viso, 2025.

Pour citer cet article :

Julien Bondaz, « Un permis de piller ?. Une erreur d’interprétation au sujet de la mission Dakar-Djibouti », La Vie des idées , 22 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-permis-de-piller

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Gaëlle Beaujean, la commissaire générale de l’exposition, a rassemblé un nombre inédit de commissaires associés pour cette exposition, dont plusieurs sont ressortissants des pays traversés autrefois par la mission : Claire Bosc-Tiessé, Hugues Heumen, Didier Houénoudé, Aimé Kantoussan, Daouda Kéita, Mame Magatte Sène Thiaw, Salia Malé, Sisay Sahile Beyene, Marianne Lemaire et Éric Jolly (je remercie d’ailleurs ces deux derniers pour leur lecture de ce texte et pour leurs conseils et suggestions). Je suis moi-même commissaire associé en charge des collections naturalistes.

[2Octave Debary, préface à Fernanda Celis, Musées d’ethnographie et temps présent(s), Paris, La Documentation française, 2024.

[3Jean Jamin, «  Ethnographie mode d’inemploi. De quelques rapports de l’ethnologie avec le malaise dans la civilisation  », dans Jacques Hainard et Roland Kaehr (dir.), Le mal et la douleur, Neuchâtel, musée d’ethnographie de Neuchâtel, 1986, p. 53, note 5.

[4Jean Jamin, «  Introduction à Miroir de l’Afrique  », dans Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, Jean Jamin (édité par Jean Jamin), Paris, Gallimard, p. 9-59, p. 17.

[5André Delpuech, «  Collectes, collecteurs, collections dans les années trente : entre théorie ethnologique et réalité pratique  », dans André Delpuech, Christine Laurière et Carine Peltier-Caroff, C. (dir.), Les Années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37, Paris, éditions du Muséum national d’Histoire naturelle, 2017, p. 449-479, p. 470.

[6Voir en particulier Julien Bondaz, «  Ethnozoologie  », dans Éric Jolly et Marianne Lemaire (édition établie par), Cahier Dakar-Djibouti, Meurcourt, Éditions Les Cahiers, 2015.

[7«  Décision accordant un permis de capture scientifique à M. Griaule, chargé de mission  », 10 avril 1931, Archives nationales du Sénégal, 17G196 (versement 104), Dossier «  Mission Griaule. Dakar-Djibouti 1931  ».

[8Jean Jamin, «  Objets trouvés des paradis perdus : à propos de la Mission Dakar-Djibouti  », dans Jacques Hainard et Roland Kaehr (éd.), Collections passions, Neuchâtel, musée d’Ethnographie, p. 69-100, p. 80. Sur l’ethnologie de sauvetage, voir aussi Éric Jolly, «  Ethnologie de sauvegarde et politique coloniale : les engagements de Marcel Griaule  », Journal des africanistes, 89-1, 2019, p. 6-31.

[9Communiqué «  Mission scientifique Dakar-Djibouti  », 2 AM 1 M2 F, archives du MNHN.

[10Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, Éditions La Découverte, 2017, p. 20.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet