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Essai Société International

Un genre de pape


par Anthony Favier , le 3 avril 2018


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À l’occasion des 5 ans de l’accession du pape François au trône de Saint Pierre, Anthony Favier revient sur le parcours et l’action d’un pontife tiraillé entre volonté de changement et nécessité d’incarner une unité catholique aujourd’hui fragilisée.

Depuis son élection le 13 mars 2013, le pape François marque l’esprit de ses contemporains. À la tête d’une institution hybride, il joue sur deux tableaux en étant à la fois un leader religieux (le premier des évêques catholiques), et un homme politique (le souverain de l’État du Vatican). François s’est constitué comme un personnage médiatique de premier plan, au prix d’un paradoxe dans nos sociétés globalement sécularisées et démocratiques.

En effet, le 266e successeur de l’apôtre Pierre fascine. Une simple recherche documentaire montre vite qu’il est un sujet éditorial de premier plan. On ne compte plus les ouvrages le concernant. Les 5 ans de son accession au trône de Saint Pierre ne manqueront d’ailleurs pas d’apporter leur lot de publications. De droite ou de gauche, libéral ou conservateur, progressiste ou non, les grilles de lecture ne manquent pas. Les clivages usuels des analyses sociales et politiques peinent peut-être toutefois à rendre compte d’un homme à la pensée complexe.

Fidèle à la tradition jésuite, le pape refuse l’idéologie. Il la voit comme quelque chose qui enferme et qui réduit l’expérience de la foi. Il est difficile d’identifier le « programme » de François. Au mieux, on peut lui reconnaître une vision du monde et de l’Église. Par quels traits peut-on la caractériser après 5 années de pontificat ? En particulier, quelle est la position du Pape sur les enjeux entourant le genre ?

Si le pape jouit d’une incroyable popularité, sa méthode ne réveille-t-elle pas les tensions internes du catholicisme contemporain ? François parviendra-t-il à être à la fois le pape du changement et le gardien de l’unité catholique ?

Pape latino et jésuite pour Église mondialisée

Suite à une renonciation inédite dans l’histoire récente de la papauté, c’est sur un évêque argentin peu connu des médias que les cardinaux électeurs ont porté leurs suffrages pour élire le nouveau pape, en 2013. Les difficultés des journalistes à comprendre le nom donné depuis le balcon dans la célèbre formule « habemus papam » par le doyen du Sacré Collège ont révélé le caractère d’outsider du papabile qu’était alors le cardinal Bergoglio.

Né en 1936 en Argentine dans une famille d’émigrés italiens, Jorge Mario Bergoglio a fait de nombreuses fois le récit de sa vocation. Jeune étudiant, après une confession marquante, il se sent appelé au sacerdoce en 1953 et entre au noviciat en 1958 [1]. Suivant la formation très exigeante des jésuites, il n’est ordonné prêtre qu’en 1969 et prononce sa profession perpétuelle en 1973.

Assez jeune, Jorge Mario Bergoglio devient supérieur de province alors que l’Argentine sombre dans la dictature. C’est une période complexe pour lui. Le père Bergoglio gouverne sa province d’une main de fer face à la crise des vocations. Il restreint la liberté d’expression des jésuites pour protéger l’ordre de la dictature du général Videla. Si on le tient responsable de l’abandon de deux prêtres jésuites, alors en rupture avec les ordres, arrêtés par la dictature, la justice argentine a depuis statué qu’il ne les avait pas dénoncés. C’est toutefois en partie à cause de cet épisode qu’il est envoyé de 1980 à 1986 en Allemagne. À son retour, il n’occupe pas de fonction particulière avant d’être nommé, en 1992, évêque auxiliaire de Buenos Aires puis archevêque titulaire en 1998.

Bergoglio se distingue durant un synode d’évêques américains sur la pauvreté. Il est récompensé en étant élevé au cardinalat par Jean-Paul II en 2001. À la mort de ce dernier en 2005, il apparaît déjà comme « papabile », mais son passé ressurgit avec la sortie dans la presse d’éléments concernant les deux jésuites abandonnés sous la dictature. En 2007, lors d’un conseil épiscopal latino-américain (CELAM), il joue un grand rôle dans la rédaction du texte final et impressionne ses collègues. Après la renonciation de Benoît XVI en 2013, les cardinaux lui accordent la confiance qu’ils ne lui avaient pas donnée 7 ans auparavant.

Le pontificat du pape François se situe en rupture avec celui de son prédécesseur sur trois plans principalement. Tout d’abord, il s’agit du premier pape latino-américain d’une institution, qui, malgré l’évangélisation de l’Amérique à partir du XVIe siècle, n’était pas parvenue à hisser un clerc du Nouveau Monde aussi haut dans sa hiérarchie. Si l’élection d’un polonais en 1978 avec Jean-Paul II constituait déjà une rupture, cela restait un Européen, même de l’Est, tout comme Josef Ratzinger, son successeur en 2005, qui était bavarois.

L’élection du pape François confirme d’abord que le centre de gravité du catholicisme a basculé vers les pays du Sud. Si dans les années 1950, les pays d’Europe occidentale, France et Italie en tête, constituaient le cœur démographique du catholicisme romain, ce dernier se trouve désormais en Amérique latine. Deux pays, le Brésil et le Mexique, avec respectivement 113 et 96 millions de baptisés catholiques, représentent à eux seuls 19 % des catholiques du monde. C’est plus que tout le continent africain, qui en rassemble 16 %.

La spécialiste des relations internationales Constance Colona-Césari estime également que c’est à travers le prisme Nord-Sud qu’il convient de lire l’action du pape François. Selon elle, on peut voir une « grande différence avec le pontificat de Benoît XVI, qui n’a démontré aucune velléité d’agir de façon temporelle (…) et qui était un souverain pontife qui se concentrait sur la vie de l’Église (…) : la paix avec les traditionalistes, la messe en latin, digérer le concile Vatican 2 ».

François compterait donc davantage s’appuyer sur le soft power de l’institution pour porter une critique éthique de la mondialisation financière. N’ayant gratifié aucune capitale européenne d’un voyage, le pape porte davantage son intérêt vers les périphéries et les pauvres, dans une optique résolument sud-américaine. Avec François, « le Vatican s’entend aujourd’hui comme un contre-pouvoir contre la mondialisation, les injustices qu’elle génère, les crises environnementales, la destruction de la Planète » et l’on pourrait ajouter à cette liste la difficulté des Européens à gérer le drame humanitaire des migrants.

L’histoire conduit peut-être à relativiser le caractère novateur du règne de François. C’est en réalité depuis la fin des États pontificaux, avec l’unité italienne, que le Saint-Siège a dû faire de nécessité vertu et se constituer comme une vigie morale sur les questions temporelles. Pour l’historien de la papauté Philippe Levillain, « la prise de Rome en 1870 réduisit le Saint-Siège au Verbe. L’institution gagna en mystère ce qu’elle perdit en assise de conviction historique » [2]. La papauté s’est affirmée moralement dans sa lutte, finalement victorieuse, contre des idéologies qui en menaçaient l’existence même durant la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide. Au moment du concile Vatican II, dont l’ouverture en 1962 constitua l’un des premiers événements diffusés en « mondovision », le pape, qui se disait jusque-là prisonnier du Vatican, se transforma en leader international, dont le voyage devint un outil de communication majeur.

À partir de 1978, Jean-Paul II incarna avec une grande habileté la fonction de pontife globe-trotteur. Il s’est fait défenseur des droits humains, pourtant longtemps considérés avec circonspection par l’Église, contre le communisme ou les errements, à son sens, de la modernité libérale. Son pontificat a sans nul doute constitué l’une des plus importantes étapes de cette métamorphose de la papauté récente. Le pape François est l’héritier de cette histoire contemporaine et exploite, dans le sillage de ses prédécesseurs, les possibilités données par une institution dont la force repose sur la densité du réseau diplomatique et le relais culturel que constitue un vivier de 1,3 milliard de baptisés catholiques.

Dépassé par une Curie emplie de rumeurs et de scandales publics, fatigué par l’âge et la maladie, Benoît XVI préfère renoncer à la charge de souverain pontife en 2013. Lui qui avait excellé en cardinal au poste de gardien de la doctrine à l’époque de Jean-Paul II s’était en quelque sorte laissé dépasser par la charge de pape qui demande un charisme si particulier. L’affaire du discours de Ratisbonne, la réintégration de plusieurs évêques intégristes, dont un se révélant négationniste, ainsi qu’une polémique sur l’usage des préservatifs avaient rapidement noirci le tableau de son pontificat. La défiance des sociétés occidentales à son égard était forte. Il faut dire que les choix du prélat allemand avaient pu dérouter le pôle d’ouverture du catholicisme. Benoît XVI avait en effet libéralisé l’usage de l’ancien rite de la messe, en signe d’apaisement envers les « lefebvristes » [3], et avait manifesté une certaine intransigeance dogmatique, tout particulièrement sur les questions bioéthiques.

François est reçu d’autant plus favorablement par les fidèles et le grand public dans cette fonction qu’il a su en renouveler le style. Excellent pasteur, à l’aise à l’oral et improvisant notamment lors de ses audiences hebdomadaires, le nouveau pape s’est rapidement imposé par une présence qui le rend populaire. Elle donne une assise morale à son message au delà du catholicisme lui-même.

Quelques « exempla » lui ont vite forgé une image de prêtre accessible, affable et bonhomme : se faire bénir par la foule au moment de son élection, refuser l’appartement de fonction au cœur du Vatican pour préférer un logement simple à la cité Sainte-Marthe, se faire prendre en photo avec des jeunes en selfie avec une tablette, utiliser, hors protocole établi, le téléphone pour appeler des personnes qui lui envoient des lettres qui l’émeuvent ou encore enlever le blindage de la papamobile.

En plus des gestes qui redorent le blason de l’institution, François a vite mis à son palmarès des petites phrases. Ces maximes ou aphorismes ecclésiastiques lui assurent également un succès d’estime. L’image de l’Église comme « hôpital de campagne » a été l’une des premières métaphores qui ont attiré l’attention sur lui. Pour François, les prêtres, en bons pasteurs, doivent sentir « l’odeur des brebis » (discours pour les nouveaux évêques, 19 septembre 2013). En décembre 2014, il dénonce les « 15 maladies » de la Curie et tient des propos libres sur la sexualité des catholiques ne se reproduisant pas « comme des lapins ». Ces sorties spontanées font de ses voyages et de ses discours des événements suivis tant par les fidèles que les médias. Ces derniers trouvent en lui un personnage dont le bon mot ou le geste audacieux assurent un succès d’audience.

La troisième rupture qu’a constituée l’avènement du pape François provient, enfin, du style de gouvernement qu’il a choisi d’exercer d’une manière résolument plus familière et horizontale. Certains analystes l’associent au fait qu’il soit jésuite. Un pape religieux n’est pas en soi une nouveauté, mais à l’époque contemporaine, cela n’était pas arrivé depuis le XIXe siècle. Ce qui est totalement novateur, par contre, c’est qu’il est prêtre de la Compagnie de Jésus, l’ordre fondé à l’époque de la Réforme catholique par Ignace de Loyola.

Jamais avant l’élection de François les cardinaux n’avaient accordé autant de pouvoir à un jésuite dans l’Église. De ce choix découlerait le primat accordé à la méthode du « discernement » spirituel : une attention particulière confiée aux situations pour y déchiffrer la volonté de Dieu et la proximité des Évangiles. Comme François l’a rappelé : « le jésuite doit être une personne à la pensée incomplète, ouverte ». Par rapport à la façon emplie de certitudes et descendante de Benoît XVI, théologien et philosophe, d’exercer son ministère, François fait le choix de l’horizontalité, de la consultation et de la possibilité de se laisser interroger par les situations.

Cette clé d’analyse permet également de comprendre qu’il est un peu vain de chercher un programme au pape François, puisque ce dernier laisse beaucoup de place à la consultation et au déplacement de jugement personnel dans sa façon de gouverner.

Du catholicisme social au catholicisme sexuel ?

Dans le désamour de l’institution catholique en Occident, il y a encore le concile et les espoirs déçus des baby-boomers catholiques de sensibilité progressiste. La mise en minorité de l’aile réformatrice du catholicisme n’est pas sans raison associée, après Vatican II, à Humanae vitae. L’encyclique de Paul VI interdit en effet en 1968 le recours aux contraceptifs chimiques aux couples mariés. L’aggiornamento permis dans la liturgie ou certaines questions politiques ne s’étend pas aux mœurs. Ce moment révèle, dans la doctrine sociale de l’Église, un basculement de priorité entre des questions de justice sociale et des questions de mœurs et de bioéthique.

Les textes du Magistère catholique confirment depuis que le seul lieu licite de la sexualité est le mariage, dont la finalité reste la procréation. Il ne peut exister de situations moralement acceptables qui permettraient d’y déroger. Le catéchisme de 1992 caractérise les actes homosexuels comme « intrinsèquement désordonnés ». Les papes n’ont jamais accordé la moindre forme de légitimité politique au mouvement d’émancipation homosexuelle.

Sur un autre plan, celui de l’organisation des ministères, l’ouverture des fonctions de clercs aux femmes, malgré un courant intellectuel militant dans ce sens, notamment chez les théologiennes nord-américaines, ne s’est pas produite. Les refus polis des années 1970 se sont transformés dans les années 1990, sous le pontificat de Jean-Paul II, en un « non possumus » ferme : les femmes ne peuvent pas accéder au sacerdoce, ce serait déroger à la révélation [4]. Enfin, sur le terrain de la bioéthique, les couples catholiques ne sont pas autorisés à recourir aux techniques médicales qui permettent de lutter contre la stérilité, même dans les situations où il suffirait d’utiliser les gamètes des deux conjoints sans tiers-donneur [5].

Ces domaines variés ont en commun d’avoir tous trait à l’organisation de genre du catholicisme. Les changements demandés par des fidèles ou des théologiens sur ces questions touchent la façon dont l’Église catholique conçoit et énonce la différence entre les sexes. Ces thématiques partagent le fait qu’elles questionnent l’idéologie et l’organisation de genre du catholicisme lui-même.

Le pontificat de Benoît XVI avait témoigné une grande fidélité à ces différentes prises de position. S’adressant en 2006 à des membres du Parti populaire européen, le pape allemand avait rappelé que l’objet principal des interventions de l’Église dans la vie politique « porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et (qu’) elle accorde donc une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables ». Ces points non négociables, c’est-à-dire qui ne peuvent faire l’objet de transactions de la part des fidèles et des politiques, sont : « la protection de la vie à toutes ses étapes (…) la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille » et « la protection du droit à éduquer leurs enfants ».

C’est également à Benoît XVI que l’on doit la diffusion du syntagme dépréciatif « théorie du genre » pour désigner les études universitaires de genre. Ces dernières sont présentées comme un complot des institutions internationales pour combattre la conception traditionnelle de la famille et légitimer l’homosexualité ou la transidentité [6].

Dans la lignée de Jean-Paul II, Benoît XVI ne souhaitait pas tant aider au développement d’une conscience de discernement et du travail bioéthique que défendre des repères objectifs et universels, inscrits dans la loi et devant être adoptés par les catholiques, sans possible aménagement, en ce qui concerne la vie humaine et la sexualité.

Une démarche synodale plus que magistérielle

En arrivant à la charge de souverain pontife, le pape François hérite donc d’une situation assez complexe. Il doit gérer la relation du catholicisme à la modernité sur les questions de genre et de bioéthique, surtout dans les pays occidentaux, sans céder sur l’essentiel de la foi catholique ni se lancer dans une lutte avec la modernité à l’issue incertaine. Le pape doit le faire tout en préservant l’unité dans une Église elle-même divisée sur ces questions.

Stratégiquement, François a très vite cherché à ne pas se laisser enfermer sur le terrain litigieux de la morale sexuelle pour se recréer une marge d’action. Dans l’entretien qu’il livre dès l’été 2013 à différentes revues jésuites, François dénonce l’impasse pastorale à laquelle conduit la confrontation polémique sur les questions de mœurs :

Nous ne pouvons pas insister seulement sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives […] Une pastorale missionnaire n’est pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance […] Nous devons donc trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Église risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Évangile. [7]

En se replaçant sur le terrain de la pastorale, au nom d’une juste hiérarchisation de ce qui est important dans l’annonce de la foi par les croyants, le pape François reprend le débat là où l’avaient laissé ses deux prédécesseurs.
Bien plus, pour avancer sur ces questions, François a cherché à susciter une démarche « synodale », de réflexion collective dans l’Église, là où Benoît XVI avait surtout mis en avant la dimension « magistérielle » (d’enseignement) de son ministère. Dès son arrivée, le pape argentin annonce ainsi la tenue de deux synodes romains [8] sur la famille, qui se réuniront effectivement en 2014 et en 2015.

Résistances internes

Interrogé sur la « théorie du genre » lors d’un voyage, le pape François a ainsi renouvelé en octobre 2016 l’essentiel de la condamnation romaine en fustigeant les manuels employés dans les écoles françaises. Dans le même temps, il a réorganisé le Conseil pontifical pour la famille qui était le bras armé de Rome contre cette « théorie ».

Concernant la question des ministères, le pape a d’emblée déclaré sa méfiance à l’égard du « machisme en jupe », reprenant le thème bien connu d’une demande d’égalité excessive contraire à la nature profonde des femmes. Il s’est plutôt dit en faveur de l’approfondissement de la compréhension de ce qui est spécifiquement féminin, en appelant de ses vœux, dans sa conférence de 2013, une « théologie approfondie du féminin », sans aborder la question de l’égalité réelle [9]. Dans le même temps, François a nommé, de manière inédite, deux femmes à la Curie aux postes de sous-secrétaires. Enfin, en 2016, le pape a institué une commission d’étude, composée de 13 membres, dont 6 femmes, sur le rôle des femmes diacres dans l’histoire. C’est d’ailleurs de manière inédite que les religieuses présentes à Rome ont commencé à contester, au début de l’année 2018, la façon dont elles étaient traitées par les hommes d’Église.

Cette ambivalence est-elle un trait jésuite de gouvernement ? Elle répond peut-être à une forme de realpolitik face à l’état des forces à l’intérieur du catholicisme. C’est également le reflet de la méthode du pape François : sa volonté de monter en complexité, en laissant le temps d’offrir des moyens de discernement, pour dépasser les clivages.

Qu’ont changé concrètement les deux synodes ? L’exhortation post-synodale [10] Amoris Laetitia (2016) ne dévie pas de la ligne traditionnelle. L’indissolubilité du mariage chrétien, et la non-validité du second mariage civil, ou encore le caractère illicite des unions homosexuelles, y sont rappelés [11].

Néanmoins, certaines prises de position ouvrent indéniablement des horizons. Tout d’abord, pour les divorcés remariés, la possibilité est désormais donnée aux diocèses d’aménager des parcours spécifiques. Ils permettent aux baptisés concernés, après pénitence, d’accéder de nouveau aux sacrements. Paroisses ou diocèses sont autorisés à lancer des groupes à destination spécifique des publics LGBT même pour les baptisés homosexuels qui vivent en couple. La mise en avant d’une pastorale de l’accueil, avant la formulation de tout jugement dépréciatif, est demandée.

De bien des manières, la sociologie montre qu’il n’existe pas de tradition religieuse sans une institution capable de la maintenir vivante et de la faire évoluer par des processus complexes et variés [12]. Étudiant le changement dans le catholicisme dans un article récent, l’historien Guillaume Cuchet rappelle que toute institution doit gérer sur le temps long d’éventuelles évolutions et la fidélité à la tradition.

Partant de l’idée que les moments de resynchronisation des normes, à l’instar de ce qui s’est passé à Vatican II, sont finalement rares dans le catholicisme, il analyse deux étapes nécessaires. Tout d’abord, l’écart entre pratique et norme « s’accroît et devient tel que s’instaure de fait une situation nouvelle à l intérieur de laquelle une première ligne de déviants ou de novateurs commence à s’interroger sur le bien-fondé de la norme elle-même ou de la manière où elle est présentée ». Le second moment est celui où « l’Église refait alors la thèse (sa doctrine) de sa nouvelle hypothèse (pratique) en réduisant l’écart apparu lors de la phase précédente, soit totalement, soit partiellement » [13].

Suivant ce raisonnement, on peut faire l’hypothèse que le pape François est en train d’amorcer ce changement en légitimant, dans l’Église, une période d’interrogation des normes. La méthode synodale entreprise a en effet permis le surgissement à un haut niveau de formulations peut-être hétérodoxes, mais exprimées de manière interrogative. La plus significative des innovations a sûrement été, à l’automne 2014, deux paragraphes, finalement non adoptés, d’une version préparatoire des conclusions du synode. Ils reconnaissaient, d’une part, les « dons et qualités » que les homosexuels offrent aux communautés, et, d’autre part, la prise en compte des « cas où le soutien réciproque jusqu’au sacrifice constitue une aide précieuse pour la vie des partenaires ». De telles expressions auraient été impossibles sous les pontificats précédents. Sont-ils le prélude à la doctrine de demain ?

Le caractère potentiellement transgressif de ce qu’accomplit François est bel et bien visible dans la réaction qu’il suscite dans le camp du statu quo. La fronde contre le pape existe depuis son arrivée au pouvoir. Le cardinal états-unien Raymond Burke, nommé en 2008 par Benoît XVI, est assurément le chef de file public de cette opposition. Il manifeste son désaccord avec les réformes entreprises dès le premier synode en 2014, estimant publiquement que le pape « a fait beaucoup de mal » [14].

En novembre 2016, un blogueur spécialiste du Vatican révèle une lettre écrite par 4 cardinaux, dont Raymond Burke. Dans la missive, les prélats mettent en doute l’accord entre Amoris Laetitia et la doctrine traditionnelle. En 2017, Gerhard Ludwig Müller, en charge de la doctrine catholique, n’est pas reconduit dans ses fonctions. Le cardinal n’a pourtant pas atteint la limite d’âge et aurait pu continuer d’exercer sa tâche. Certains médias italiens l’interprètent comme une mise à pied. Depuis, le cardinal a donné plusieurs entretiens à des journaux dans lesquels il exprime ses craintes sur les risques d’un « schisme » que pourrait susciter le laxisme doctrinal [15]. Jouant la carte de l’opinion des masses contre les élites cardinalices, François a pu fragiliser son pontificat en s’aliénant les cadres de l’Église.

Depuis le concile Vatican II, le corps des cardinaux est pourtant un enjeu central dans le changement du catholicisme [16]. Aucune réforme ne peut se passer en réalité d’un soutien du gouvernement du Vatican qu’est la Curie, qu’on peut assimiler à une société de cour [17]. François peine toutefois à réformer son gouvernement. Le crédit du « C9 », conseil de 9 cardinaux fondé en 2013 à cette fin, a été entaché par un nouveau scandale de corruption qui touche l’un de ses principaux membres : le cardinal Oscaro Maradiaga [18]. La mise au niveau des standards éthiques internationaux des finances du Vatican, accusées d’être opaques et mal gérées, est également en panne, alors que le cardinal Georg Pell a dû repartir en Australie pour organiser sa défense dans un procès pour agression sexuelle. Pour beaucoup d’observateurs, cette cinquième année de pontificat sera cruciale pour François. Elle manifestera sa capacité à réformer le gouvernement de l’Église.

Après 5 ans de pontificat, François est à un tournant. Il a engrangé d’indéniables succès. Le pape, par l’intérêt et l’estime qu’il suscite, a renouvelé le soft power du Vatican. Sa bonhommie et son affabilité lui assurent une popularité qui soutient ses audaces. Sur les questions de genre, la tenue de deux synodes et les textes qui en sont issus ont fait bouger la doctrine à une vitesse plus géologique que numérique. L’opposition de certains prélats révèle que son action est loin d’être anodine. Le pape François, par sa volonté d’élever en complexité le niveau des problèmes et de dépasser les clivages dans lesquelles on souhaite l’enfermer, ouvre une voie résolument originale dans le gouvernement récent de l’Église catholique. Le pontificat de François reste néanmoins en tension, car sans la courroie de transmission des cardinaux, il sera difficile pour lui d’exercer son ministère comme à la fois celui du changement et de l’unité.

par Anthony Favier, le 3 avril 2018

Pour citer cet article :

Anthony Favier, « Un genre de pape », La Vie des idées , 3 avril 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-genre-de-pape

Nota bene :

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Notes

[1Le pape a fait ce récit dans différents ouvrages, comme Je crois en l’homme, Paris, J’ai lu, 2014, p. 45.

[2Philippe Levillain, Le moment Benoît XVI, Paris, Fayard, 2008, p. 19.

[3Les intégristes catholiques ayant suivi l’évêque Marcel Lefebvre dans son schisme de 1986.

[4Voir : Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi, «  Inter Insigniores  », déclaration sur la question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel, 1976  ; Jean-Paul II, «  Ordinatio sacerdotalis  », lettre apostolique sur l’ordination sacerdotale, 1994  ; Jean-Paul II, «  Mulieris dignitatem  », lettre apostolique sur la dignité et la vocation de la femme, 1995.

[5Jean-Paul II, «  Donum vitae  », encyclique sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation, 1987.

[6Sara Garbagnoli et Massimo Prearo, La Croisade «  anti-genre  » : du Vatican aux manifs pour tous, Paris, Textuel, 2017.

[7François, L’Église que j’espère, op. cit., p. 72-73.

[8Depuis le concile Vatican II, l’Église catholique se donne la possibilité d’organiser des «  synodes  » d’évêques du monde entier sur des questions proposées par le pape qui garde la main sur l’ordre du jour, les travaux et les conclusions de l’assemblée.

[9François, L’Église que j’espère, op. cit., p. 77.

[10Le texte de synthèse rédigée par le pape après un synode pour lui donner la légitimité d’un enseignement pontifical.

[11François, «  Amoris laetitia  », exhortation apostolique post-synodale sur l’amour dans la famille, 2016.

[12Danielle Hervieu-Léger, La Religion pour mémoire, Paris, le Cerf, 1993.

[13Guillaume Cuchet, «  “Thèse” doctrinale et “hypothèse” pastorale. Essai sur la dialectique historique du catholicisme à l’époque contemporaine  », Recherches de Science religieuse, 2015/4 (Tome 103), p. 546.

[14Nicolas Senèze, «  Le pape “a fait beaucoup de mal” au Synode, estime le cardinal Burke  », La Croix, 18 octobre 2014.

[15Marie Malzac, «  Le cardinal Müller affirme craindre un schisme  », La Croix, 28 novembre 2017.

[16Hans Küng, théologien allemand brillant au moment du concile, petit à petit rentré en dissidence au cours des années 1970-1980 analyse l’échec du pôle réformateur au refus de Jean XXIII de toucher au fonctionnement du Vatican : «  Jean XXIII garda la Curie, dont les protagonistes sont décidés à se soumettre en apparence seulement au pape réformateur, dans la stricte mesure nécessaire, et de pratiquer, par ailleurs, une politique d’obstruction et de limitations des dommages afin de conserver les anciennes structures de pouvoir  », in Mon combat pour la liberté : mémoires, Paris, le Cerf, 2006, p. 217.

[17Voir par exemple : Laura Pettinaroli et François Jankowiaks (dir.), Les Cardinaux entre cour et curie : une élite romaine, 1775-2015, Rome, École française de Rome, 2017.

[18Ce cardinal hondurien est accusé d’avoir touché des sommes importantes pour un travail honoraire à l’université de Tegucigalpa et aurait investi, à perte, plus d’1 million de dollars dans des sociétés londoniennes, voir : «  Il cardinale da 35 mina euro al mese  », L’Espresso, 21 décembre 2017.

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