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Recension Histoire

Un financier au Siècle d’Or

À propos de : Sébastien Malaprade, Des châteaux en Espagne. Gouvernement des finances et mobilité sociale au XVIIe siècle, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2018. 352 p., 26 €.


par Benoît Carré , le 24 septembre 2018


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C’est l’histoire du vrai Ruy Blas, celle du grand financier disgracié pour ses malversations Rodrigo Jurado y Moya. S. Malaprade révèle les dessous socio-politiques des scandales financiers dans l’Espagne du Siècle d’Or, où l’enrichissement des uns menace les hiérarchies traditionnelles.

C’est l’histoire d’une ascension fulgurante et éphémère, celle de Rodrigo Jurado y Moya (1584-1650), dans une société réputée figée : l’Espagne de la première moitié du XVIIe siècle. Fils de producteur d’huile d’olive, monté à la force de son ambition jusqu’au Conseil des finances de la monarchie, cet humble Andalou est regardé avec méfiance par les vieilles élites nobiliaires. Alors qu’il est devenu un des hommes les plus fortunés d’Espagne, le voilà visé, en 1643, par une enquête destinée à faire la lumière sur les causes de cet enrichissement. Au terme de plusieurs années de procédure, en 1649, Rodrigo Jurado y Moya est condamné à payer une amende de 28 000 ducats – somme faramineuse dont se souviennent les annales judiciaires.

Déchu, il perd ses charges et se voit interdire l’accès à toute fonction publique pendant six ans, avant que la mort ne le frappe l’année suivante. Si l’auteur rappelle que la chute de Jurado a souvent été présentée comme une conséquence mécanique de celle d’Olivares [1], il ne se contente pas de cette explication un peu trop simpliste. À partir de sources inédites (les lettres de Jurado à son frère) croisées avec les pièces du procès, l’auteur donne une épaisseur nouvelle à l’analyse des soubassements de cette affaire, prouvant que les liens de Jurado avec l’ancien favori du roi ne suffisent pas à expliquer la brutalité de sa chute.

Quant au récit de l’enrichissement de Jurado, il éclaire sous un nouvel angle le fonctionnement de l’appareil financier de l’État espagnol, marqué par l’entente entre négociants, officiers et financiers.

Chronique d’une chute

Satisfaisant immédiatement la curiosité de son lecteur, Sébastien Malaprade ouvre sa recherche par l’événement qui enclenche la disgrâce de Rodrigo Jurado y Moya : la « visite » du Conseil des finances par le procureur Diego de Riaño y Gamboa. Commissionné par le roi Philippe IV (qui règne de 1621 à 1665), le 16 juillet 1643, Riaño y Gamboa est chargé d’enquêter sur la nature du patrimoine des officiers qui composent ce conseil. Ces derniers sont soupçonnés de s’être enrichis aux dépens de la monarchie en spéculant sur divers titres de rentes, principalement des juros. Pourquoi cette date, pour le déclenchement d’une telle enquête ? Au début des années 1640, le royaume traverse une crise généralisée qui provoque la chute d’Olivares le 23 janvier 1643. Les adversaires de ce dernier veulent entraîner dans son sillage la chute de tous les membres de la faction olivariste. Les pamphlets se multiplient contre les membres du Conseil des finances, accusés de s’être enrichis en profitant de la protection de l’ancien favori.

Philippe IV doit donc donner des gages à la faction anti-olivariste et rassurer les gens de finances en montrant que l’action de ses agents est bien contrôlée. Sébastien Malaprade démonte ici finement les ressorts de ce qui est avant tout une opération de communication. Quant à l’enquête du procureur, elle donne lieu à la manifestation de cyniques réflexes de survie de la part du milieu des officiers des finances. Pendant un an, Riaño y Gamboa entend près de deux-cents témoins. « Rapidement, les dénonciations se cristallisent sur quelques personnalités. Elles s’abattent sur Rodrigo Jurado et Pedro Valle de la Cerda, cibles de la plupart des imputations. » (p. 52) Pour Sébastien Malaprade « la concordance des déclarations incite à penser que certains fermiers se sont entendus pour accuser le procureur. (…) Il est préférable de porter les accusations sur Jurado et Valle de la Cerda plutôt que de s’attaquer à l’ensemble des responsables du Conseil des finances » (p. 52). L’auteur montre que la chute de Rodrigo Jurado y Moya ne s’explique pas seulement par son appartenance à la faction olivariste. Jurado apparaît surtout comme la victime expiatoire qui permet à la majorité de ses collègues de se maintenir à leur place même s’ils sont tous des protégés d’Olivares et même s’ils se sont, eux aussi, enrichis en manipulant l’argent public.

Itinéraire d’un « parvenu »

Comment expliquer que Rodrigo Jurado ait été dénoncé par ses collègues ? À travers le rejet de Jurado s’exprime le rejet de ce qu’il est aux yeux des notables qui composent le Conseil des finances : un parvenu. Pour comprendre la construction de cette image, l’ouvrage retrace l’itinéraire et le cursus honorum de cet « ‘‘homme neuf’’ sans lien préalable avec l’institution qui l’accueille » (p. 66). Rodrigo Jurado est en effet le premier, dans l’histoire de sa famille, à entrer au service du roi. Jurado est né en Andalousie en 1584, à Villanueva de Andújar (aujourd’hui Villanueva de la Reina) au bord du Guadalquivir. La province andalouse est alors la plus riche du royaume, grâce à une prospérité assise sur une abondante production agricole. Les parents de Rodrigo Jurado sont des propriétaires terriens qui ont su habilement tirer profit de leur exploitation. S’ils font partie de l’élite locale par leurs revenus, ils n’ont pour autant jamais exercé de charges municipales. Rodrigo Jurado a 13 ans lorsque son père décède. Son héritage lui permet de financer ses études et d’accéder ensuite à l’université de Séville où il se spécialise dans le droit canon. Docteur vers 29 ans, il est en âge de postuler aux principaux offices royaux et commence sa carrière en exerçant les fonctions d’assesseur du fournisseur en chef des flottes et des armées des Indes.

À peine sorti de l’université, le voilà plongé dans l’univers du commerce atlantique. En 1617, le mariage de Rodrigo Jurado avec Isabel de Orozco lance sa carrière. La famille d’Isabel appartient à une noblesse fortunée et liée aux milieux financiers. Francisco de Orozco, son père, occupe depuis trois décennies la charge de receveur général des Cortes et la transmet à Rodrigo Jurado en 1624. Entre-temps, le jeune couple s’est installé à Madrid. À quarante ans, Jurado devient l’un des principaux trésoriers du royaume. Cette charge le met ainsi en relation avec les principaux acteurs du fisc et de la finance. Devenu un des plus importants comptables d’Espagne, Rodrigo Jurado n’en entretient pas moins ses liens avec les juristes et rejoint la congrégation des avocats de Madrid en 1628. Cette double casquette est un atout majeur pour la suite de la carrière de l’Andalou. En 1632, la réforme de la Commission des millions conduit à la création d’un office de procureur. « Jurado affiche le profil idéal pour occuper le nouvel emploi : juriste, officier des finances, il vient d’être employé pour assurer le bon recouvrement des millions. » (p. 89) Après le décès du premier titulaire, Rodrigo Jurado devient procureur du roi en 1634.

Succès et jalousies

Cette nomination de Jurado à la Commission des millions est le signe de la confiance que le roi Philippe IV lui accorde, car cette institution fait l’objet d’une lutte impitoyable entre le pouvoir royal et les Cortes. Le nouveau procureur des millions s’acquitte avec habileté de sa tâche et améliore les rentrées fiscales. En 1635, le roi confie au procureur une tâche sensible : recouvrer les arriérés sur les millions, ce qui participe à la lutte contre la fraude. Rodrigo Jurado devient donc un acteur de premier plan dans la politique d’affermissement du pouvoir royal menée par Olivares. Il dispose pour cela compétences judiciaires et administratives particulièrement large. Cette immixtion de l’État dans le recouvrement d’un impôt traditionnellement dévolu aux municipalités attire sur Rodrigo Jurado la colère des Cortes, qui s’opposent à la démarche. L’Andalou s’attire de plus en plus d’inimitiés, par sa « simple qualité de procureur des finances » (p. 93).

Au début des années 1640, la faveur de Rodrigo Jurado s’érode. Au-delà des ennemis que lui attirent ses missions de recouvrement, ce sont également sa fortune considérable et son ambition à peine dissimulée qui dérangent. La trajectoire du procureur du roi perturbe l’ordre social, qu’elle transgresse par sa célérité. « La recherche de richesse et d’honneurs est jugée répréhensible car elle dérègle les rapports sociaux. » (p. 106) L’enrichissement spectaculaire de Rodrigo Jurado est réprouvé car il lui permet d’échapper à sa condition antérieure et de se hisser au même niveau de fortune que les plus grands lignages du royaume. Dans une certaine mesure, l’ascension et la chute du procureur des millions ne sont pas sans évoquer celle, moins de vingt ans plus tard, du surintendant des finances Nicolas Fouquet. Entre 1597 et 1644, le capital de Rodrigo Jurado a été multiplié par 150. Les biens fonciers ne représentent qu’une partie de son patrimoine qui contient une part importante de titres de rentes. « On peut lire dans la sévérité de la sentence contre Jurado l’effet d’une intrigue destinée à chasser un ennemi des institutions royales. » (p. 119).

Solidarité et résilience du clan familial

La fortune de Rodrigo Jurado est le produit d’une habile combinaison entre l’expansion des ressources foncières familiales en Andalousie d’une part et la spéculation financière sur la dette publique d’autre part. Le frère cadet de Rodrigo, demeuré en province, reçoit les instructions de son aîné pour acquérir de nouvelles terres et renforcer la production agricole de la famille. À Madrid, où il réside principalement, Rodrigo tire aussi profit de son expérience dans le négoce pour faire fortune. L’officier du roi ne connaît pas la crise. Alors que l’auteur rappelle à quel point, pour les serviteurs du roi, l’enjeu n’est pas tant d’avoir des gages élevés que de les toucher ponctuellement et avec régularité [2], il souligne que les liens personnels de Rodrigo Jurado avec les trésoriers-payeurs lui permettent d’être toujours payé à l’échéance. L’Andalou profite même de la crise en rachetant les rentes que les propriétaires, perdant confiance en la capacité de remboursement du roi, cèdent et que Rodrigo Jurado, qui connaît ceux qui les payent, acquiert pour son plus grand profit.

En 1636, Rodrigo Jurado parvient à accéder à un titre de noblesse. Si une telle élévation du lignage familial est admise à Madrid, il en va bien autrement en Andalousie. L’ambition de l’officier du roi y achoppe sur la mémoire des communautés locales qui n’oublient pas l’origine roturière de Jurado et refusent de reconnaître son appartenance à la noblesse. Ainsi, Rodrigo Jurado n’obtiendra jamais l’accord des édiles pour élever une chapelle familiale dans l’église de Villanueva, ce qui aurait constitué le symbole le plus fort de la domination sociale de la famille Jurado dans sa terre d’origine. La visite du Conseil des finances en 1643, puis la condamnation de Rodrigo Jurado en 1649 amorcent le déclassement de toute la famille. Privés de ses charges, donc d’une part importante de ses revenus, l’officier déchu doit revoir la stratégie patrimoniale de la famille. La grande solidarité du clan familial permet la survie du lignage sur la durée.

Depuis la mort du fils aîné Francisco en 1646, Antonio reste le seul héritier mâle, mais leur père décide de concentrer la plupart de l’héritage sur ses filles, Ana et Violante. Cette particularité des usages espagnols permet à ces dernières, solidement dotées, de faire un mariage avantageux avec les frères Siliceo (Alanso et Sebastian), fils d’un riche banquier roturier, fondateur d’une entreprise d’approvisionnement des armées royales. L’auteur nous montre ainsi l’habileté des stratégies matrimoniales d’une famille nobiliaire face au déclassement. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage qui retrace l’itinéraire et les stratégies d’ascension d’un roturier devenu noble et qui connaît successivement le succès puis le déclassement.

Par le prisme de la micro-histoire, l’ouvrage de Sébastien Malaprade offre une étude de cas passionnante qui permet de suivre de bout en bout l’itinéraire d’un grand administrateur des finances dans l’Espagne de Philippe IV. Cette focale sur le parcours de Rodrigo Jurado et la mobilité sociale de toute une famille permet d’avoir une approche décloisonnée de groupes sociaux souvent séparés par l’historiographie. Dans l’Espagne du Siècle d’Or, les élites communiquent : propriétaires terriens, négociants, financiers et officiers du roi s’entremêlent, même si certaines barrières se maintiennent. L’argent, à travers sa production, sa manipulation, sa circulation, constitue le fil conducteur de cette histoire. La confusion des rôles et des intérêts se lit dans la carrière de ceux qui sont tour à tour financiers – pour prêter à la monarchie – ou fermiers – en collectant l’impôt du roi – voire trésoriers, en payant les dépenses publiques. Une telle confusion est également connue en France à la même époque. Sébastien Malaprade, en retraçant l’itinéraire de Rodrigo Jurado, nous montre tout l’intérêt d’une approche entre société et politique de l’histoire des finances. La richesse et la diversité du corpus de sources réunit permet de construire une histoire multi-scalaire qui embrasse le politique et le social. À travers l’itinéraire de Rodrigo Jurado, ce travail dresse enfin le portrait d’une élite où noblesse et roture sont liées par le service du roi et de l’État.

Sébastien Malaprade, Des châteaux en Espagne. Gouvernement des finances et mobilité sociale au XVIIe siècle, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2018. 352 p., 26 €.

par Benoît Carré, le 24 septembre 2018

Pour citer cet article :

Benoît Carré, « Un financier au Siècle d’Or », La Vie des idées , 24 septembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-financier-au-Siecle-d-Or

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Notes

[1Gaspar de Guzmán (1584-1645), comte d’Olivares, gouverne l’Espagne de 1621 à 1643. Artisan du renforcement du pouvoir royal, il est à l’Espagne de Philippe IV ce que Richelieu est à la France de Louis XIII.

[2En France, le même problème se pose aux pensionnaires du roi lorsque les finances de la monarchie sont particulièrement exsangues à cause de la guerre. L’enjeu n’est plus d’obtenir une augmentation de pension mais d’être payé à l’échéance.

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