Cet essai s’efforce de désigner ce qui aimante l’écriture de Stendhal. Déphasage, exaltation de la liberté, détestation de tous les conformismes, aristocratisme de gauche expliquent l’aspect « débraillé » de ses textes, ainsi que son dandysme.
Cet essai s’efforce de désigner ce qui aimante l’écriture de Stendhal. Déphasage, exaltation de la liberté, détestation de tous les conformismes, aristocratisme de gauche expliquent l’aspect « débraillé » de ses textes, ainsi que son dandysme.
À envisager les rapports de la littérature à l’expression politique, Stendhal a tout d’un cas particulier. Aussi engagé que dégagé, aussi résolument progressiste qu’antimoderne, l’auteur du Rouge et le Noir reste une figure ambiguë — aux antipodes de l’image que nous gardons d’un Hugo, d’une Sand ou d’un Zola. Cette ambiguïté constitue le cœur battant de l’essai de François Vanoosthuyse. Elle pose un problème délicat et passionnant, même réduit à ses dimensions idéologiques.
À quelles conditions historiques et littéraires imputer l’étrangeté d’une situation si distinctive ? Comment comprendre, tout particulièrement, que Stendhal soit devenu un « écrivain patrimonial, mais patrimonial chic », offert « à nous, 230 ans après sa naissance, dans sa boîte armoriée et sa légende presque intacte, comme une “promesse de bonheur”, d’intelligence et de style » (p. 267) ? L’intérêt du Moment Stendhal consiste, en articulant frontalement ces questions, à faire ici d’une pierre, deux coups : à la seule échelle de la monographie, il en vient à revisiter l’histoire politique du premier XIXe siècle et à dégager la spécificité — c’est-à-dire la plasticité — du fait littéraire.
« Un Stendhal », disent les manuels ; mais pourquoi donc « des Stendhaux » (p. 259) ? Une première réponse nous est suggérée par le plan adopté dans l’essai, qui épouse une courbe chronologique : l’Empire napoléonien, la Restauration et la monarchie de Juillet verraient évoluer la personne et les préoccupations du romancier. Et comment pourrait-il en être autrement ? L’histoire a ses exigences... Pourtant, il n’est pas un développement du Moment Stendhal qui ne complique la donne : chaque époque ainsi distinguée, chaque contexte d’écriture est rendu à sa complexité et à son tuilage constitutif.
Le présent de 1800, le présent de 1815 et le présent de 1830 sont en même temps ceux d’une France restaurée et d’une France révolutionnée. L’extrême sophistication de cet essai rend justice, en un sens, aux contradictions qui animent tout (soi-disant) présent. Mais cette fidélité pourrait avoir un coût : affranchie d’une conception linéaire de l’histoire, elle risque presque naturellement d’entraîner un morcellement du propos. Et demande, en tout état de cause, de déterminer ce qui aimanta et alimenta d’une manière si persistante l’écriture de Stendhal.
Ce carburant, François Vanoosthuyse le nomme « paradoxe ». Au fond, ce sont la même exaltation de la liberté et la même détestation des féodalités de toutes sortes, anciennes et nouvelles, « de-droite » et « de-gauche », qui dynamisent des œuvres aussi diverses que La Chartreuse de Parme, D’un nouveau complot contre les industriels et Lucien Leuwen. Curieux attelage, « attelage excentrique » (p. 311), que celui de l’idéal révolutionnaire et d’un esprit réactionnaire, hostile au libéralisme triomphant... Le « moment Stendhal » a sans doute sa cohérence, dira-t-on : celle, toujours clivante, d’un « aristocratisme de gauche » (p. 167), noué « avec élégance [et] avec charme » (p. 372).
Cet ouvrage suggère toutefois que l’acuité d’un regard et d’un discours tiennent moins à leur cohérence éventuelle qu’à leur nécessaire déphasage. S’attaquant à l’ancien monde au nom d’aspirations nouvelles, éreintant la « médiocratie » de 1830 au nom de valeurs héritées du passé, Stendhal n’est d’aucune école et reste en porte-à-faux. Seul ce déphasage, seul cet anachronisme foncier met l’œuvre aux prises avec son présent (qui n’est pas véritablement son époque) et peut expliquer sa « capacité à durer » (p. 360). Heureuse et étrange fécondité... À la suite de deux autres grands critiques du siècle, Georges Blin et Philippe Berthier [1], l’auteur de cet essai-manifeste plaide ainsi la cause du boitement, des effets de sfumato qui en découlent et de l’aspect souverainement « débraillé » du texte stendhalien.
Un facteur explicatif est ici privilégié, ordonnant la littérature à la vie et à la « personne Stendhal » : l’élaboration tout à fait singulière d’une posture d’homme supérieur [2], d’« un ethos suffisamment spirituel pour n’être pas tout à fait soluble » (p. 280) dans quelque école que ce soit. L’originalité de ce dandysme stendhalien fait l’originalité de la méthode adoptée par François Vanoosthuyse, qui enracine les stratégies auctoriales de distinction dans la situation sociale elle-même d’Henri Beyle (son origine provinciale, son sentiment de déclassement, son absence de diplôme et de patrimoine, etc.) — et qui la voit à l’œuvre aussi bien dans la fabrique du pseudonyme « Stendhal » (déjà bien commentée par Jean Starobinski et de Gérard Genette [3]) que dans la facture des esquisses théâtrales, des récits de voyage, des pamphlets ayant précédé la production romanesque.
Fabrique éminemment retorse, par conséquent : cette subjectivité par laquelle le texte stendhalien donne l’impression d’avoir « un visage, des yeux, une bouche » (p. 262), reste constamment mise à distance d’elle-même, ironisée et littérarisée. On conçoit dès lors que la communauté des lecteurs « happy few » rêvée par l’écrivain le soit sur la base d’une connivence intellectuelle et affective, bien davantage qu’en vertu d’une adhésion idéologique.
Les manifestations et les implications de l’hétérodoxie stendhalienne sont nombreuses ; impossible ici de toutes les évoquer. Indiquons simplement trois d’entre elles. Premier terrain : le bonapartisme. Stendhal fut un « cadre » du régime impérial, indissociablement enthousiaste et critique. François Vanoosthuyse explore avec une grande minutie l’hypothèse d’un bonapartisme républicain et libéral, entretenu après Waterloo pour des raisons sentimentales, et fonctionnant sur le mode privatif et complice du clin d’œil, dans la Vie de Napoléon (1818) comme dans Le Rouge et le Noir (1830) [4].
Deuxième terrain : la bataille romantique. Un même déphasage, un même « contrepied » conduisent l’écrivain, sous la Restauration, à charger l’académisme hérité de l’Ancien Régime au nom du naturel et de la sincérité, tout en affirmant une fidélité passionnée aux valeurs classiques de netteté et de retenue — sur le modèle de Mme de La Fayette, de Molière et de Montesquieu. La compréhension et l’articulation de ces formes symétriques de décapage, dont l’Histoire de la peinture en Italie (1817) ou Armance (1827) tirent leur inactualité, exigeaient bien la formidable érudition déployée par François Vanoosthuyse.
Troisième terrain de prédilection, irrigué par le bonapartisme et le romantisme de Stendhal : l’Italie. Terrain sismique, lui aussi : sans cohérence véritable, s’y conjuguent la possibilité d’un romanesque intégral, placé sous le signe d’un héroïsme au féminin [5], et « le rêve rétrospectif d’une Italie française » (p. 103) ; si bien que dans Rome, Naples et Florence (1826) et Promenades dans Rome (1829), fruits d’un « patriotisme contrarié » (p. 100), « le “miroir” qui se promène sur les chemins de l’Italie [devient] aussi l’écran qui permet à Beyle de ne pas la voir » (p. 107).
Cet ouvrage touffu, parfois byzantin, est une galerie des glaces. Viennent s’y refléter les tremblements d’une époque (le premier XIXe siècle), les clivages d’un homme (Beyle/Stendhal) et la sophistication d’un critique (François Vanoosthuyse). On aimerait croire que cet alignement des astres soit le lot commun des essais littéraires. On pourrait souhaiter qu’un discours de la méthode en procède, applicable « hors les murs ». Ce serait sans compter, malheureusement ou heureusement, sur « l’incomparable classe de Stendhal » (p. 269), sur son refus de toute conformité et sur une évidence. Le « métier d’écrivain » ne fut pas son fait, lui qui ne publia au cours de sa vie qu’un quart de ses textes — dans les angles morts du champ littéraire. Et au demeurant, quelle leçon attendre d’un romancier transformant « la vérité, l’âpre vérité », au seuil du Rouge et le Noir, en citation... de charlatan ?
par , le 18 mai 2018
Boris Lyon-Caen, « Un Stendhal, des Stendhaux », La Vie des idées , 18 mai 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Un-Stendhal-des-Stendhaux
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[1] De Georges Blin, voir surtout Stendhal et les problèmes du roman, Paris, José Corti, 1954 ; de Philippe Berthier, voir notamment Stendhal en miroir. Histoire du stendhalisme en France (1842-2004), Paris, Honoré Champion, 2007.
[2] Sur cette notion de « posture », voir Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007 ; et Alain Viala, « Posture », Le Lexique Socius, sous la dir. d’Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand.
[3] Voir Jean Starobinski, « Stendhal pseudonyme », L’Œil vivant, Paris, Gallimard, 1961, p. 191-240 ; et Gérard Genette, « “Stendhal” », Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 155-193.
[4] C’est manifestement au Rouge et le Noir que va la préférence de l’essayiste, au détriment de l’aristocratique Chartreuse de Parme ; sur cette ligne de partage, voir Philippe Berthier, « Rougistes et Chartreux », Stendhal, « La Chartreuse de Parme » ou la « chimère absente », sous la dir. de José-Luis Diaz, SÉDÈS, 1996, p. 5-11.
[5] Roland Barthes oppose à cet effet la France comme patrie et l’Italie comme « matrie » (« On échoue toujours à parler de ce qu’on aime » [1980], Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 334). Sur ce point, voir les travaux de Michel Crouzet ; et Pierre Barbéris, « Parme après La Chartreuse : nom de pays. Parme et La Chartreuse de Proust », HB, n° 2, 1998, p. 179-202.