Le regard de la société change sur ses déchets. Entre usages et réemplois, un ouvrage collectif se penche sur ces transformations de nos modes de consommation et de production.
Le regard de la société change sur ses déchets. Entre usages et réemplois, un ouvrage collectif se penche sur ces transformations de nos modes de consommation et de production.
Incarnant les travers de la « société de consommation » [1], les déchets ont aujourd’hui partiellement changé d’image. Objets de convoitise pour les multinationales engagées dans leur collecte et leur traitement, ils sont considérés différemment par des politiques publiques intégrant les préoccupations environnementales. C’est à ce nouveau regard porté sur les déchets que se consacre ce court ouvrage rédigé par un collectif de chercheurs. Menés dans le cadre d’un contrat de recherche passé avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, ces travaux à dominantes sociologique et anthropologique invitent à interroger plus directement un aspect précis du traitement des déchets : le réemploi des objets usagés. La réflexion est menée en France (345 millions de tonnes par an) mais aussi dans d’autres pays occidentaux et subméditerranéens où les pratiques informelles sont aujourd’hui concurrencées par l’investissement des multinationales.
Défini en 2008 par une directive européenne, le réemploi désigne « toute opération par laquelle des produits ou des composants qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus » (p. 10). Le réemploi – distinct du recyclage qui opère généralement sur une base industrielle et qui se révèle plus énergivore – implique donc un changement de statut des déchets. Ils occupent désormais un statut transitoire avant une remise en circulation et un nouvel usage.
Les six contributions de l’ouvrage étudient les formes prises par l’activité de réemploi des objets usagés, encouragée par les pouvoirs publics mais aussi par les nouvelles valeurs informant les pratiques des consommateurs [2]. Issues d’enquêtes menées dans différents espaces de la gestion des déchets et auprès de trois acteurs principaux (associations de récupération, particuliers, collecteurs de déchets), elles éclairent divers aspects des activités de réemploi, de la structuration d’un secteur aux conditions d’emploi en passant par le travail de construction de la valeur des déchets.
Bien que le terme de réemploi recouvre des activités anciennes, souvent intégrées à l’économie informelle (chiffonnage, biffe, chine), l’institutionnalisation des pratiques de récupération et de valorisation des déchets se réalise par la création de règles, de structures et d’organisations de travail. Après une longue série de réglementations sur la collecte, le traitement et les techniques utilisées pour l’élimination des déchets, une action publique en faveur du réemploi est lancée dès le début des années 2000, notamment par la région Île-de-France qui aboutit à la création d’une trentaine de structures de récupération et de revente d’objets usagés. Cette politique est déléguée non pas à des entreprises mais à des associations. La structuration du secteur consiste également à suggérer aux acteurs classiques comme la Croix Rouge ou Emmaüs que leur activité relève également du réemploi et pas seulement de l’insertion de personnes en difficulté.
Dans d’autres pays, comme l’Égypte, le réemploi ne constitue ni un enjeu, ni un secteur professionnel. Aucune action visant à la réduction des déchets n’est menée. Toutefois, la situation évolue dans la mesure où, dans des villes comme Le Caire, la réforme du système de gestion des déchets bouleverse l’économie informelle des chiffonniers. Ces travailleurs, pour qui les rebuts urbains constituent des ressources vitales par les revenus qu’ils tirent de leur commerce, sont mis en concurrence avec des entreprises privées égyptiennes et européennes.
L’une des questions centrales de l’ouvrage est celle de la valeur économique des déchets. De quelle façon les acteurs du réemploi intègrent-ils la rationalité dans leur travail ? Si l’objectif premier n’est pas le bénéfice, il est toutefois nécessaire de valoriser le déchet afin qu’il échappe le plus longtemps possible à ce statut de rebut. Bien qu’à but non lucratif, les associations étudiées, comme celles du Réseau des Ressourceries, intègrent toutes le calcul à leur réflexion. Les acteurs anticipent le destin du déchet entre une circulation assurée après la collecte ou l’orientation vers une filière de recyclage pour les objets réputés peu convoités. Les tâches de tri et de classification sont ainsi décisives pour des objets dont le prix, extrêmement bas, ne reflète pas le travail qu’il a été nécessaire de fournir pour les mettre sur le marché.
Si les bénévoles peuvent réaliser ces tâches essentielles aux côtés des salariés, d’autres pratiques sont observées. Dans une association berlinoise, l’option choisie est de mettre le consommateur au travail [3] en mobilisant « les clients, invités à trier eux-mêmes les articles en farfouillant, par exemple, dans des bocaux remplis de boutons de couleurs de tailles différentes » (p. 49). D’autres configurations sont mises en évidence. Une boutique parisienne vendant des produits culturels d’occasion institue des prix libres après que ses employés ont remarqué que les sommes laissées par les acheteurs étaient souvent supérieures de celles qui leur auraient été demandées si les prix avaient été indiqués (p. 51).
D’autres enquêtes pointent aussi la dimension symbolique des objets promis à un nouvel usage. Réalisées entre particuliers et donc sans intermédiaire, les « ventes de granges », observées dans les campagnes suédoises, échappent en grande partie à la logique commerciale. Les objets, vendus à des prix dérisoires ou parfois offerts, renferment des histoires personnelles qui poussent les vendeurs à les transmettre et à leur éviter ainsi de rejoindre le statut de déchet (p. 76).
Quel que soit le pays observé, ce sont des individus occupant une position dominée de l’espace social qui exercent une activité de réemploi. Des chiffonniers du Caire à la main-d’œuvre américaine mobilisée dans le cadre de programmes de workfare, en passant par les compagnons d’Emmaüs ou les bouâra de Casablanca, il s’agit d’un personnel en situation de pauvreté et perçu comme inemployable à qui, dans les pays occidentaux, une possibilité d’insertion sociale est donnée dans le cadre de ce travail. Une homologie apparaît entre la requalification des objets et la « requalification des individus ». Tous deux ont un statut fragile et le réemploi permet de faire évoluer ce statut pour les uns comme pour les autres (p. 31).
Les qualifications propres au réemploi sont invisibles et niées
En ce qui concerne les nouvelles structures françaises, la norme d’emploi est le contrat aidé, financé par les collectivités territoriales. Si la structuration du secteur passe aujourd’hui par la salarisation et si ce dispositif permet de sortir les activités de réemploi de leur informalité, il faut souligner dans le même temps qu’il s’agit des formes les plus atypiques de contrats, peu rémunérés et adossés à des programmes de lutte contre le chômage, qui laissent aux individus à la fois des perspectives réduites d’insertion dans d’autres secteurs et une autonomie économique et sociale bien incertaine.
L’activité est davantage considérée comme un support d’insertion que comme un vrai travail. Alors que des formations se mettent progressivement en place, le réemploi en tant qu’activité est surtout perçu comme un prétexte pour « acquérir les propriétés comportementales indispensables à l’accès à l’emploi classique que sont la ponctualité, la politesse, le respect hiérarchique, la collégialité, le respect de ses engagements, le respect de l’outil de production » (p. 37). En d’autres termes, en envisageant cette activité uniquement comme le support d’une insertion professionnelle, les qualifications propres au réemploi sont invisibles et niées, ce qui rend la professionnalisation du secteur limitée.
Au terme de cet ouvrage collectif, les auteurs synthétisent les différents enjeux émergeant de cette « montée en puissance » du réemploi et de ce changement de regard sur les rebuts de la société d’accumulation capitaliste. Le secteur deviendra-t-il un marché au même titre que celui de la collecte des déchets, sur lequel s’engageront des acteurs en quête de profit ? Ou bien voit-on apparaître une filière marquée par des pratiques et des valeurs spécifiques (p. 91) ? Le réemploi peut-il constituer le support d’une émancipation à l’égard de l’hyperconsommation et des industriels ? Comment les acteurs du réemploi géreront-ils aussi les tensions entre une logique commerciale, propre aux boutiques, et une logique sociale en faveur de l’insertion et des conditions d’existence des salariés (p. 92) ?
D’autres questions ne sont pas posées dans cet ouvrage et auraient mérité un développement. D’une part, le fait que les pouvoirs publics encouragent le secteur à s’institutionnaliser devrait bientôt poser la question de sa concurrence vis-à-vis du marché des biens neufs. Quelle position adopteront les industriels dont l’action marchande est progressivement parasitée et concurrencée [4] par les acteurs du réemploi ? Le marché du livre d’occasion, qui connaît une nouvelle extension grâce au développement des plateformes regroupant de nouveaux acteurs, professionnels et amateurs, est, par exemple, régulièrement pointé du doigt par les titulaires de droits, les transactions qui s’effectuent sur ces sites ne leur procurant aucun revenu [5].
D’autre part, aucune contribution ne s’est penchée sur la question des plateformes numériques (recup.net, donnons.org) et leur capacité à organiser la circulation, marchande ou non, des objets usagés. Les particuliers sont-ils mus par des préoccupations écologiques, ou seulement par la volonté de se séparer des objets ? Du côté des acteurs du réemploi qui s’engagent dans la revente en ligne (label-emmaus.co), l’organisation du travail est-elle modifiée, et les postes de travail nécessitent-t-ils de nouvelles qualifications ?
Ces questions, envisagées comme de simples observations, n’enlèvent rien à l’intérêt intellectuel de cet ouvrage collectif qui apporte un regard stimulant à la fois sur des questions de travail et d’emploi dans les secteurs de l’économie « verte » et solidaire, ainsi que sur les transformations des circuits de distribution et de consommation.
par , le 29 mars 2017
Vincent Chabault, « Trésor de nos poubelles », La Vie des idées , 29 mars 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Tresor-de-nos-poubelles
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[1] J. Baudrillard, La société de consommation. Ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1981 (1re éd. 1970) ; Z. Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, 2013 (1re éd . 2005).
[2] Voir D. Desjeux et P. Moati (dir.), Consommations émergentes. La fin d’une société de consommation ?, Paris, Le Bord de l’eau, 2016.
[3] M.-A. Dujarier, Le travail du consommateur. De McDo à eBay, comment nous coproduisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte, 2008.
[4] Les ventes d’occasion auraient représenté en France 5 milliards d’euros en 2007 (hors ventes entre particuliers sur les brocantes et vide-greniers) contre 284 milliards pour les ventes de biens manufacturés du commerce de détail (hors automobile). La croissance des ventes de biens neufs (+ 1,5 % en 2008) serait aujourd’hui moins rapide que celles des biens d’occasion (+ 6 %) (p. 43, citation de N. Delécrin, « Recyclage et réemploi, une économie des ressources naturelles », Le point sur, Service de l’observation et des statistiques du Commissariat général au développement durable, 42, mars 2010).
[5] En 2013, le député de Savoie H. Gaymard, par ailleurs membre bénévole du conseil d’administration de Dargaud, alerte la ministre de la Culture et de la Communication de la croissance du marché d’occasion des biens culturels. Il préconise la taxation des plateformes de revente de livres et de jeux vidéo d’occasion. Pour le cas américain, voir B. Tedeschi, « Online Battle of Low-Cost Books », The New York Times, 12 juillet 2004.