Avant toute chose, deux mises en garde s’imposent. Tout d’abord, ce n’est pas de la terre agricole qu’il s’agit dans ce livre, mais bien de celle sur laquelle sont construites nos villes. Ensuite, la terre, à la différence du logement, n’occupe pas une part importante dans le retour du capital mis en lumière par Thomas Piketty. Le sujet étudié par Trannoy et Wasmer dans leur livre devrait donc surprendre le lecteur peu habitué à l’économie urbaine, ce qui, je l’espère, lui attirera de nombreux lecteurs.
L’immense valeur des terres urbaines
Trannoy et Wasmer nous offrent un panorama détaillé de l’utilisation et de la valeur des sols en France, tout en fournissant des données au niveau international afin de permettre des comparaisons utiles et informatives. Pendant des siècles, la propriété des terres agricoles a servi de fondement à la structure sociale et politique des sociétés européennes. Leur valeur atteint jusqu’à sept fois le PIB de la France en 1700 (Piketty et Zucman, 2014). En 2019, la valeur cumulée de toutes les terres représente trois fois le PIB de la France contemporaine. Toutefois, à l’intérieur de ces agrégats, les choses ont beaucoup changé. Comme le rappellent les auteurs, en 2018 les surfaces bâties ne représentent qu’une très faible partie de la surface totale des terres, entre 1 et 2%, chiffre que l’on retrouve au niveau des zones habitables de notre planète (Ritchie et Roser, 2013).
En revanche, la valeur des terres bâties dépasse 80% de la valeur totale alors que les terres agricoles n’en atteignent plus que 9%. Les terres urbaines ont donc remplacé les terres agricoles dans le patrimoine des Français. Les ménages les plus riches sont sans surprise les plus gros détenteurs du parc immobilier : les 10% des ménages les mieux dotés en patrimoine de toute nature détiennent 40% de la valeur du patrimoine immobilier du pays (p. 70). Toutefois, 61% des ménages détiennent un bien immobilier.
Il n’est pas inutile de rappeler que seulement 3% des terres habitables au niveau mondial sont utilisées par des activités urbaines (Liu et al., 2014). On peut donc légitimement se poser la question suivante : si les villes et les villages occupent des superficies aussi petites, pourquoi le logement est-il si cher, du moins dans les grandes villes ? Notons d’emblée que ce phénomène n’a rien de spécifiquement français.
Un bâtiment est formé de deux composantes, à savoir un terrain et une structure construite sur ce terrain. Nombreux sans doute sont ceux qui pensent que la valeur d’un bâtiment est principalement déterminée par celle du bâti. En fait, c’est souvent le contraire. Si le prix du logement augmente régulièrement, ce n’est pas à cause des coûts de construction qui ont peu augmenté. La raison est à chercher ailleurs. En effet, le prix des terrains bâtis n’étant pas directement observable – terrains et structures sont souvent inséparables –, on en sous-estime assez naturellement la valeur.
En 2019, la part du foncier dans la valeur immobilière totale était en France était égale à 44%, ce qui représente approximativement trois fois le PIB. L’évolution est similaire aux États-Unis où cette part est égale à 46% ou en Suisse où elle atteint même 53%. Comme l’annoncent les auteurs, il y a donc bien retour de la terre dans les patrimoines, mais c’est de la terre urbaine qu’il s’agit. Comme le remarquent Trannoy et Wasmer, « ces réserves de richesse ne sont pas très visibles », ce qui explique probablement leur absence lors des débats sur la répartition des fortunes.
De plus, la valeur des terrains au sein du patrimoine immobilier ne fait qu’augmenter dans la plupart des pays développés. Par exemple, Knoll, Schularick et Steger (2017) montrent que, entre les années 1945 et 2012, plus de 80% de la hausse moyenne du prix des logements dans 14 pays membres de l’OCDE est due à la croissance du prix des seuls terrains. Comment expliquer une telle évolution ?
Les facteurs de la valeur foncière – et de sa hausse
L’urbanisation est passée par là. La population urbaine mondiale dépasse les 50% et celle des pays développés atteint, voire excède, les 80%. La densification de la population au sein de métropoles urbaines a favorisé une amélioration sensible des conditions de vie tout en permettant l’accès à un éventail plus large d’opportunités. En effet, il est avéré que la productivité du travail est plus élevée dans les grandes villes que dans les petites, même en tenant compte de la distribution spatiale du capital humain. De nombreux facteurs peuvent expliquer ces différences de productivité (voir Fujita et Thisse, 2003, pour une discussion plus approfondie de ces mécanismes). Toutefois, un d’entre eux semble particulièrement important. La circulation rapide de l’information et des connaissances au sein d’un environnement favorisant l’innovation assure une productivité accrue des travailleurs qualifiés – il est trop tôt pour prévoir l’effet que le télétravail pourrait avoir sur les gains de productivité dus à la proximité –, ce qui favorise des rémunérations plus élevées. Ces échanges sont d’autant plus intenses qu’ils se font au sein de réseaux denses, ce qui explique une proportion plus élevée de travailleurs qualifiés dans les métropoles. La distribution du capital humain explique d’ailleurs la moitié des disparités spatiales en France (Combes, Duranton et Gobillon, 2008, 2015). Cette attraction salariale est en outre renforcée par la présence d’aménités de consommation qui sont plus rarement disponibles dans les petites villes.
C’est la concurrence pour l’occupation des sols au sein de zones denses qui sont la cause principale de la hausse du prix des terrains. Plus précisément, c’est au sein des grandes métropoles qu’ils sont les plus chers et, au sein de celles-ci, ce sont les centres-ville qui possèdent les terrains les plus onéreux. Par exemple, le prix d’un lot situé dans un rayon de 3 kilomètres à partir de Notre-Dame de Paris est en moyenne 20 fois plus élevé que celui d’un terrain situé à 20 kilomètres (Chapelle, Trannoy et Wasmer, 2022). On observe la même chose dans presque toutes les grandes villes. Le facteur discriminant est ici la proximité aux grands centres urbains.
En y réfléchissant un peu, on conviendra sans peine qu’une « bonne » localisation est importante, que ce soit pour la vie des affaires ou les conditions de vie des ménages. Mais qu’est-ce qu’une « bonne » localisation ? Vient immédiatement à l’esprit la proximité du lieu de travail, celle des services de consommation et de divertissement, des transports en commun, d’équipements collectifs comme les écoles ou les centres hospitaliers, ou enfin la qualité architecturale du quartier.
L’économie urbaine fait l’hypothèse que les occupants potentiels ont une disponibilité à payer qui dépend de leurs revenus, mais aussi de leurs préférences. Le marché foncier fonctionnerait alors selon un système d’enchères où chaque lot est dévolu au plus offrant. Dans ce système, les « bonnes » localisations vont souvent aux plus riches et les plus mauvaises aux plus pauvres. La ségrégation spatiale au sein des villes est alors l’image de la disparité des revenus (Fujita et Thisse, 2003).
La disponibilité à payer des agents dépend aussi grandement de l’endroit où le bâtiment est situé. Sa désirabilité est donc déterminée par sa position relativement à d’autres éléments. Ceux-ci peuvent varier considérablement et avoir un effet positif ou négatif sur la désirabilité d’un site. En résumé, une localisation est (dés)avantageuse parce qu’un grand nombre d’agents économiques, privés ou publics, sont intervenus pour la rendre (in)désirable, même si leur motivation est d’un tout autre ordre.
En bref, le prix du terrain capitalise les avantages et les inconvénients situés à proximité de la localisation considérée. Il s’agit là d’un mécanisme fondamental de l’économie urbaine qui est trop souvent ignoré. À titre d’exemple, mentionnons les logements situés dans le voisinage des stations de métro dont les prix montent du fait d’une meilleure accessibilité au métro. En revanche, les maisons situées à proximité des aéroports voient leur valeur baisser. Dans les deux cas, les évolutions sont indépendantes de la qualité des logements. On l’a dit : la capitalisation foncière peut être positive ou négative.
Le corollaire est immédiat : les propriétaires fonciers bénéficient souvent des décisions prises par de nombreux acteurs sans que les premiers ne jouent aucun rôle dans l’augmentation de la valeur de leur patrimoine provoquée par cette multitude de décisions. De plus, ces gains échappent à la taxation, quand bien même ils peuvent être considérables, car ils ne sont pas directement observables.
Vers une taxation des terres ?
C’est cette raison qui conduit Trannoy et Wasmer à proposer une taxe basée sur la valeur des terrains plutôt que sur les bâtiments qui sont eux du ressort de propriétaires dont les décisions affectent la valeur du bâti. À la différence des actifs financiers, le capital foncier est immobile et ne peut se dérober. La taxe proposée s’applique aussi bien aux terrains occupés qu’aux terrains libres, aux terrains associés à des bâtiments loués ou vides, ce qui doit favoriser leur plus grande utilisation dans un contexte de rareté relative. Les auteurs montrent enfin que les rendements de cette taxe annuelle, qu’ils proposent de fixer à 2%, devraient permettre de réduire les impôts sur le travail et le capital et, par conséquent, favoriser la croissance. Cette taxe doit être indépendante du bâti et universelle. Elle est juste, car ce seront les principaux bénéficiaires des plus-values foncières qui payeront le plus ; elle est efficace, car elle sera difficile à frauder.
Faute de données, les auteurs n’abordent pas la question de la répartition géographique du prélèvement de la taxe proposée. Les valeurs des terrains varient considérablement d’une commune à l’autre, voire d’un site à l’autre de la même commune. On peut cependant se faire une idée de cette répartition à partir de l’exemple américain où la valeur des sols au sein des cinq plus grandes métropoles représente approximativement la moitié du total des valeurs foncières. On imagine sans peine la place disproportionnée que prendrait Paris dans le cas français alors que la contribution de nombreux départements serait presque négligeable. Les terrains les plus chers se situant souvent dans les régions les plus prospères, une forte disparité dans les prélèvements ne serait que le reflet de l’organisation économique de l’espace français.
Mais le prix de terrains à bâtir n’est pas que le résultat de l’urbanisation. Dans de nombreuses communes, une rareté artificielle est causée par des politiques malthusiennes qui restreignent les nouvelles constructions. Il est peut-être utile de rappeler ici que les habitants d’une entité sont souvent peu enclins à favoriser l’installation de nouveaux ménages, ce qui condamne ceux-ci à résider dans des zones parfois très éloignées de leurs emplois. Il faut au contraire densifier les zones habitables en y facilitant les nouvelles constructions afin de permettre aux ménages jeunes de choisir des résidences qui correspondent mieux à la répartition géographique des emplois. En parallèle, il faut lutter contre une périurbanisation sauvage. Remarquons que les pratiques mobilisées au niveau local pour restreindre la construction se retrouvent sous différentes formes aux États-Unis ou au Royaume-Uni, pays considérés comme bien plus libéraux que la France. De plus, la réglementation excessive de la construction et des loyers, si populaire chez de nombreux Français, a défavorisé la construction de nouveaux logements, exacerbant ainsi la hausse des loyers et des prix.
Le livre de Trannoy et Wasmer contient de nombreuses informations peu connues, même des économistes. Il ouvre un débat passionnant sur une question importante, mais négligée à presque tous les niveaux de la société. De fait, les Français ont une forte préférence pour l’immobilier. Comme le remarquent les auteurs, la valeur du patrimoine immobilier est en France six fois supérieure à celle du capital productif implanté sur le territoire national, alors que ce ratio est égal à 2,4 en Allemagne et à 3,6 au Royaume-Uni. Ces différences ne doivent rien au hasard. Elles sont l’expression d’un système de valeur issu de l’histoire de la France, peu orientée vers le commerce et l’industrie en comparaison de ses voisins.
Pour conclure, rappelons avec les auteurs que l’idée d’une taxe de 100% sur les revenus engendrés par les terrains n’est pas nouvelle. Elle remonte au moins à l’économiste américain Henry George qui, durant la seconde moitié du XIXe siècle, y voyait un moyen efficace de financement des services publics. Bien plus récemment, en 1990, des économistes américains, dont plusieurs Prix Nobel, ont proposé à Mikael Gorbatchev de ne pas privatiser les sols, car la valeur de ceux-ci reflète principalement l’action de l’ensemble des agents économiques. L’idée développée par Trannoy et Wasmer est importante et devrait nourrir de nombreux débats.
Alain Trannoy & Étienne Wasmer, Le grand retour de la terre dans les patrimoines et pourquoi c’est une bonne nouvelle !, Paris, Odile Jacob, 2022, 256 p., 24 €.