Il faut reconstruire l’universel : non comme un modèle surplombant qui devrait s’appliquer à toutes les régions du monde, mais à partir de leur singularité – latéralement et non d’en haut.
À propos de : Souleymane Bachir Diagne, Universaliser. « L’humanité par les moyens d’humanité », Albin Michel ; Ubuntu. Entretien avec Françoise Blum, Éditions de l’EHESS
Il faut reconstruire l’universel : non comme un modèle surplombant qui devrait s’appliquer à toutes les régions du monde, mais à partir de leur singularité – latéralement et non d’en haut.
En exergue d’Universaliser, figure une citation de Senghor, laquelle nous renseigne sur la tâche que poursuit, avec autant d’opiniâtreté que de talent, Souleymane Bachir Diagne : « Ce n’est pas dans les solennelles déclarations publiques, si souvent emphatiques, à une universalité hypocrite, parce qu’incolore, que réside la possibilité du dialogue réel entre les hommes et les cultures ; c’est dans un effort patient et soutenu “d’accord conciliant” où chaque peuple, mesurant l’orgueil d’être différent au bonheur d’être ensemble, apportera sa contribution à l’édification de la Civilisation de l’Universel ». Dénoncer les usages dévoyés de l’universalisme, mais ne pas renoncer à l’universel : c’est ainsi que peut être définie la démarche éthique et politique de S. B. Diagne.
Ses ouvrages, au moins depuis son dialogue avec Jean-Loup Amselle [1], sont consacrés à définir les conditions de la réinvention de l’universel. Les deux derniers, pour l’un (Ubuntu) éclaire la genèse de sa pensée, pour l’autre (Universaliser) en précisent les contours. Mais, en réalité, les engagements majeurs du philosophe sont repérables dès les débuts de sa vie intellectuelle, comme en témoigne son intérêt pour Boole et les lois de la pensée ainsi que pour les vérités de raison chères à Leibniz, ce même Leibniz qui, dans un brouillon d’une lettre destinée à Pierre-Le-Grand, écrit : « Je ne suis pas de ces hommes passionnés par leur patrie ou pour une nation quelconque, mais je travaille pour l’utilité du genre humain tout entier, car je considère le ciel comme ma patrie et tous les hommes bien intentionnés comme mes compatriotes » [2]. Or, si, sur la philosophie de S. B. Diagne, les influences de Mohammad Iqbal ou de Bergson ou encore de Gaston Berger, sont souvent mentionnées, ainsi que celle des auteurs postcoloniaux (Fanon, Césaire, Glissant…), on évoque plus rarement celle de Leibniz. Elle est pourtant, à notre sens, celle qui traduit le plus adéquatement la nature de son plaidoyer pour l’universel (pour utiliser le titre du beau livre de Francis Wolff).
Cette hypothèse se fonde sur le rejet par Leibniz de la thèse cartésienne de la création des vérités éternelles. Selon le philosophe allemand, il faut chercher le fondement de celles-ci dans l’entendement divin, dans les vérités de raison ou d’intelligence qu’il oppose aux vérités de sentiment : « Je crois que les vérités d’intelligence sont universelles, et que ce qui est vrai là-dessus l’est aussi pour les anges et pour Dieu même. Ces vérités éternelles sont le point fixe et immuable sur lequel tout roule » [3]. Les « vérités éternelles » dont parle Leibniz ne dépendent pas du jugement humain : la beauté, par exemple, possède une valeur dont l’existence ne dépend pas de ses effets sur la sensibilité humaine. Elle est une valeur en soi, c’est-à-dire détachée des réponses humaines subjectives [4].
Leibniz, on le sait, pose, à la fois, la singularité radicale de la monade et le fait que chacune communique avec l’autre : toutes, de leur point de vue propre, expriment un même monde. Or, c’est bien par la considération de la singularité que nous pouvons parvenir à un universel qui échappe à la prétention hégémonique de l’universalisme occidental. Et c’est aussi en refusant l’enfermement dans le singulier que l’on parvient à l’universel. Celui-ci ne doit pas être assigné à ses conditions historiques d’apparition. Le fait que le sujet et la connaissance soient situés dans l’espace et le temps n’implique nullement l’adoption d’un particularisme relativiste qui invaliderait le projet même d’une science tendant par nature à l’objectivité. Ne devrions-nous pas souhaiter que nos énoncés soient valides indépendamment de leurs conditions d’énonciation, c’est-à-dire sans être liés aux personnes que nous sommes ? Autrement dit, valides dans tous les mondes possibles, ou, au moins, dans tous les états d’un même monde, à savoir ce monde-ci ? Comme le résume S. B. Diagne, nous devons « entonner à l’unisson l’hymne de la science au singulier » [5].
Il faut y insister, réinventer l’universel (titre de l’introduction d’Universaliser, mais aussi sous-titre de l’exposition au musée du Quai Branly, en 2023, sur « Senghor et les arts ») passe par la déconstruction de ses contrefaçons.
Dans un livre remarquable, Markus Messling se demande si l’on peut penser l’universel après l’universalisme [6]. La question qu’il pose, soit « que reste-t-il de l’idéal universaliste après son dévoiement dans l’aventure coloniale ? » n’est guère différente de celle d’Immanuel Wallerstein dans L’universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence. L’un et l’autre font le constat de la fin de la forme surplombante de l’universalisme et cherchent à la considérer comme un commencement, un commencement qui nous conduirait à le penser depuis le pluriel du monde, selon l’heureuse formule que S. B. Diagne aime utiliser. Nous devons, dès lors, dans la perspective rappelée par l’historien Dipesh Chakrabarty, distinguer entre la prétention de l’Europe d’incarner l’universel, prétention qu’il qualifie d’hyperrationnelle, et la prétention rationnelle qu’il existe une universalité. Cette approche est aussi celle de Susan Buck-Morss (après Pierre-Franklin Tavares, rappelle S. B. Diagne) lorsqu’elle décrit la révolution haïtienne comme le moment de basculement d’une philosophie de l’histoire européenne universaliste dans une conscience de l’humanité : l’armée des esclaves affranchis chante la Marseillaise en marchant contre les troupes d’occupation françaises (elles-mêmes révolutionnaires) [7].
L’Occident a trop souvent justifié sa politique de colonisation en invoquant sa « mission civilisatrice » dans la méconnaissance des formes culturelles singulières. Cet universalisme de surplomb, selon l’expression introduite, en 1989, par Michael Walzer, se fonde sur l’idée que les doctrines et les lois des dominants seront un jour universellement acceptées. Si ce présupposé évolutionniste s’oppose à la fixité des différences entre les groupes, caractéristique du racisme, il ne s’émancipe évidemment nullement de l’ethnocentrisme puisqu’il fait de l’Europe le modèle civilisationnel vers lequel doivent tendre les autres sociétés.
À l’inverse, l’universel latéral qu’évoque Maurice Merleau-Ponty [8], et que reprend S. B. Diagne, tient compte de la réitération, c’est-à-dire de la prise en compte de la singularité qui caractérise chaque expérience de libération de l’oppression. En d’autres termes, il s’agit de produire en commun de l’universel en le réitérant. S. B. Diagne insiste sur le fait que l’universel latéral est une pratique (multi)latérale avant d’être un énoncé. C’est pourquoi il considère (p. 125) que le souhait d’universel se traduit le plus parfaitement par un verbe : universaliser.
Penser une universalité qui, au lieu d’être surplombante, serait latérale ou oblique, nous en faisons l’acquisition, précise Maurice Merleau-Ponty, « par l’expérience ethnologique », décrite comme « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » [9]. Au lieu d’un universalisme fondé sur l’injonction et qui présuppose l’universalité, S. B. Diagne propose un instrument critique qui nous prémunit contre la tentation de faire d’un modèle (européen, en l’occurrence) la vérité de l’histoire, thématique également développée par Jack Goody : « L’un des mythes les plus dérangeants de l’Occident consiste à croire qu’il faut distinguer les valeurs de notre civilisation judéo-chrétienne des valeurs orientales en général et de celles de l’islam en particulier » [10].
Pourtant, malgré la vive conscience de cette usurpation, S. B. Diagne considère, à juste titre selon nous, que les Lumières n’appartiennent à personne, et que l’universel n’est pas soluble dans la colonisation. Aussi, faut-il résister au récit que l’Europe produit de sa propre histoire. Il existe en effet, selon le titre du livre de Mohamed Amer Meziane, que cite S. B. Diagne, « des empires sous la terre » [11]. Et l’un des meilleurs exemples pour convaincre du caractère indu du récit européen est celui de l’histoire de la philosophie.
Loin d’être, comme le propose Hegel, l’affaire exclusive de l’Europe, la translatio (la transmission du savoir), souligne S. B. Diagne, « est passée par le monde islamique et par l’arabe, devenu la langue philosophique d’Avicenne en Perse, d’Averroès, d’Ibn Tufayl, mais également de Maïmonide en Andalousie, d’Ahmed Baba à Tombouctou […] Elle a connu d’autres tours et détours que le chemin Athènes-Rome-Heidelberg, ayant aussi dessiné une voie Athènes-Nichapour, Bagdad, Cordoue, Fez, Tombouctou… » (p. 35). La « compagnie des philosophes », comme la nomme avec bonheur Roger-Pol Droit, n’est pas limitée à une géographie [12]. Mais le récit impérial de l’universalisme européen a « besoin de reconnaissance, de devenir une légende, c’est-à-dire, “quelque chose qui doit être lu, enseigné, répété” » (p. 29).
Il s’agit, on le comprend, de faire en sorte que « le regard que l’Europe promène sur le reste du monde depuis la position centrale de son universalisme lui soit retourné », qu’elle connaisse, comme l’écrit Sartre, « le saisissement d’être vue » (p. 112-113). Et qu’ainsi elle se montre lucide face aux tentatives de certains théoriciens du libéralisme de justifier par la théorie contractualiste la dépossession des terres : comme l’a montré Charles Mills [13], il n’y eut pas de délibération, les peuples non-européens ayant été relégués au statut d’objets de l’histoire, installant au cœur de la modernité un racisme ontologique, « maintenant hors de la communauté des humains qui peuvent se lier par un contrat ceux dont l’humanité aura alors été déniée » (p. 142) [14].
Dès lors, le projet cosmopolitique, lequel se fonde sur le principe de l’égale considération due à chaque être humain, sans égard à la nationalité ou à l’appartenance à un quelconque sous-groupe de l’humanité, semble bien être l’horizon que l’espèce humaine doit s’assigner. Simone Weil, souvent citée par S. B. Diagne, voyait le sens du cosmopolitisme dans l’universalisation de la citoyenneté. La fin du colonialisme par son dépassement en cosmopolitisme, commente S. B. Diagne, est « celle du grand partage entre le monde de la civilité, où des droits peuvent être dits universels, et celui de la sujétion (car de la barbarie), où ces droits ne s’acclimatent guère, ce qui justifierait que l’on s’y comporte soi-même, bien que venu du monde civilisé, autrement » (p. 52).
En définitive, comme l’écrit Bruno Perreau, en empruntant la notion de comparution à Jean-Luc Nancy, chacun de nous est « peuplé par la vie des autres et paraît sur la scène sociale avec eux » [15]. Dans la comparution, la simultanéité de la présence de soi-même et de l’autre doit être comprise comme une expérience de dépaysement. Elle ne se distingue guère de celle de la traduction, laquelle bien comprise, comme le rappelle S. B. Diagne, est l’acte de donner l’hospitalité dans sa langue à ce qui s’est pensé et créé dans une autre langue. Il est un concept, auquel Souleymane Bachir Diagne a souvent recours, celui d’ubuntu. Il dit que nous ne pouvons être nous-mêmes qu’à travers d’autres, en quelque sorte en cohumanité.
De l’expérience de la cohumanité, il est question dans un passionnant entretien avec Françoise Blum, précisément intitulé Ubuntu [16]. Préfacé par Barbara Cassin, l’ouvrage permet d’entrer plus encore dans les circonstances qui ont fait, pour notre plus grand profit, de l’enfant de Saint-Louis-du-Sénégal un homme d’une « délicatesse sans pareille » (B. Cassin) en même temps que l’un des penseurs les plus importants de notre temps.
par , le 14 octobre
Alain Policar, « Toutes les singularités », La Vie des idées , 14 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Toutes-les-singularites
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[1] En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018.
[2] Gottfried Wilhelm Leibniz, brouillon de lettre à Pierre le Grand, jan. 1712, in Louis Alexandre Foucher de Careil, Lettres et opuscules. Inédits de Leibniz, Fragments divers, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1854, p. 514.
[3] Gottfried Wilhelm Leibniz in Louis Alexandre Foucher de Careil (introduction), Lettres et opuscules. Inédits de Leibniz, Fragments divers, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1854, p. 250.
[4] Comme l’écrit Ronald Dworkin, les valeurs sont réelles et fondamentales, « aussi réelles que les arbres ou que la douleur », Religion sans Dieu, Genève, Labor et Fides, 2014.
[5] Souleymane Bachir Diagne, Le fagot de ma mémoire, Paris, Philippe Rey, 2021, p. 89.
[6] Markus Messling, L’universel après l’universalisme. Des littératures francophones du contemporain, PUF, 2023.
[7] Susan Buck-Morss, Hegel, Haïti and Universal History, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2019.
[8] Voir « Rapport de Maurice Merleau-Ponty pour la création d’une chaire d’Anthropologie sociale », Assemblée des professeurs du Collège de France, 30 novembre 1958, reproduit dans La Lettre du Collège de France, hors-série, 2008, p. 19-23. Maurice Merleau-Ponty parle également d’universalité oblique à propos des variantes des rapports de l’homme avec l’être, lesquels, écrit-il, « nous éclairent sur nous-mêmes » (cité par S. B. Diagne, op. cit., 2024, p. 100).
[9] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 193-194.
[10] Jack Goody (2006), Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010, p. 348.
[11] Mohamed Amer Meziane, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, La Découverte, 2021.
[12] Roger-Pol Droit, La Compagnie des philosophes, Paris, Odile Jacob, 1998.
[13] Charles Mills (1997), Le Contrat racial, Paris, Mémoires d’encrier, 2023.
[14] S. B. Diagne rappelle opportunément que le modèle construit par Mills s’inspire de celui proposé, neuf ans auparavant, par Carole Pateman et l’hypothèse d’un contrat sexuel à l’origine du patriarcat, lequel exclut les femmes des bénéfices du contrat social. Voir Carole Pateman (1988), Le contrat sexuel, Paris, La Découverte, 2010.
[15] Bruno Perreau, Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, Paris, La Découverte, 2023, p. 24.
[16] Ubuntu. Entretien avec Françoise Blum, Paris, Éditions de l’EHESS, 2024, 128 p., 9,50 €.