Les récentes élections à Taïwan et Hong Kong attestent de l’impact profond et durable qu’y ont eu les mouvements étudiants de 2014. Si l’expression d’une critique purement « identitaire » est impossible face à la Chine, les revendications démocratiques gagnent en revanche du terrain.
En 2014, à six mois d’écart, deux mouvements de jeunes éclatent et occupent l’espace public pendant plusieurs semaines. Tout d’abord, à Taïwan, du 18 mars au 10 avril, pour protester contre l’Accord sur le commerce des services avec la République Populaire de la Chine, environ 200 jeunes étudiants occupent l’hémicycle du parlement pendant 24 jours. Suite à la pression sociale, le gouvernement de Taïwan est obligé de suspendre l’accord. Plus tard, fin septembre 2014, lorsque les autorités chinoises annoncent que le chef de l’exécutif sera élu en 2017 par un comité de 1 200 personnes et rejette la demande d’introduction du suffrage universel des citadins hongkongais, des milliers de citadins, étudiants pour la plupart, occupent trois quartiers.
Ces deux mouvements partagent de nombreuses similitudes avec les mouvements mondiaux auxquels on assiste depuis le printemps arabe : une participation majoritaire de jeunes de moins de trente ans ; l’omniprésence des réseaux sociaux dans la documentation et la mobilisation du mouvement ; ainsi que l’occupation non-violente de l’espace public qui met en avant la désobéissance civile. Cependant, malgré les ressemblances formelles en termes de mobilisation, les occupations des jeunes taïwanais et hongkongais se démarquent largement d’autres mobilisations par l’absence de revendications socio-économiques. À New York, en Tunisie, à Madrid et au Québec, les mobilisations populaires de ces dernières années naissent toutes d’une frustration sociale. Mécontents de l’aggravation des inégalités sociales et de la corruption, les jeunes sont conduits à remettre en cause la légitimité du régime politique et exigent des réformes politiques. En revanche, dans le cas de Taïwan et Hong Kong, les jeunes insistent davantage sur la démocratie formelle, concentrant leurs revendications sur le suffrage universel. Ce faisant, leurs revendications démocratiques font écho aux sentiments anti-Chine de la population.
Un tel contraste révèle non seulement les trajectoires singulières du développement politique en Asie de l’Est, mais aussi une pratique particulière des mouvements collectifs influencée par la dynamique géopolitique de cette région. Puisque de nombreux commentaires mettent l’accent sur l’émergence d’une nouvelle génération politisée, ce texte se propose de mettre en regard les deux mobilisations afin de fournir une analyse historicisée de l’évolution de la lutte pour la démocratie et du savoir-faire insurrectionnel à Taïwan et à Hong Kong. À travers une telle étude comparative et généalogique, on cherchera à présenter la particularité de cette génération rebelle et ses possibles influences sur l’avenir politique de ces deux sociétés.
La liberté avant l’égalité
« On souhaiterait rendre la société plus libérale, avant qu’elle ne devienne plus égalitaire » [1]. Dans un entretien avec la revue britannique New Left Review, Joshua Wong, leader du mouvement des Parapluies et fondateur de l’association des lycéens Scholarism [xuemin sichao], explique ainsi l’objectif de leur protestation. Selon lui, dans une société profondément capitaliste comme celle de Hong Kong, un mouvement de masse ne peut pas gagner de soutien social s’il met en avant des revendications anticapitalistes :
La société hongkongaise est profondément conservatrice – même la classe la plus pauvre s’identifie à la droite. Il n’y a aucun soutien financier de l’État aux pauvres. Tous les propos “de gauche” seront associés au parti communiste chinois : même des demandes élémentaires comme limiter la journée de travail à huit heures par jour, ce qui n’est pas particulièrement “de gauche”. La conviction populaire est qu’il suffit de travailler dur pour réussir dans la vie et pour devenir riche. La pauvreté est un échec personnel, ce n’est pas un problème structurel. Les lycéens, en particulier, n’accordent aucun intérêt aux sujets sociopolitiques. Ils veulent seulement la démocratie. Ils désirent une société plus libérale, mais pas plus égalitaire. À l’université, la matière la plus populaire est l’économie, qui privilégie la loi du marché. C’est sans doute une autre forme de lavage de cerveau, différente de la propagande du parti communiste chinois. Ainsi, la seule possibilité pour que notre association “Scholarism” s’étende est de se concentrer sur les revendications politiques.
Une telle vision dichotomique du mouvement social est le fruit du complexe anticommuniste de la société hongkongaise. À Hong Kong comme à Taïwan, le rapport amour-haine avec la Chine domine l’agenda politique, à tel point qu’il définit le cadre des mouvements sociaux pour plusieurs générations d’intellectuels. Ceci entraîne une conséquence paradoxale pour le discours critique à Taïwan et à Hong Kong. D’une part, pendant longtemps, dans le contexte de la Guerre froide, l’hostilité envers le parti communiste chinois affaiblit la légitimité des critiques anticapitalistes. D’autre part, ces deux régimes étant profondément structurés par la pensée du libéralisme économique, une position purement identitaire pour défendre l’indépendance de Taïwan et de Hong Kong devient également impossible après la fin de la Guerre froide, quand l’influence du marché chinois augmente. Par conséquent, dans le cadre d’un complexe anti-communiste hérité de l’histoire moderne de la région, et d’une dépendance économique à l’égard du marché chinois, les mouvements de contestation se voient limités dans leur discours, et les critiques adressées au gouvernement chinois ne peuvent que prendre la forme de revendications démocratiques.
Démocratisation et indépendantisme à Taïwan
Commençons par Taïwan. Dans ce régime démocratique, parmi les associations composées majoritairement par des diasporas chinoises, la lutte pour la démocratisation a fait partie intégrante de la quête de définition collective des Taïwanais. De 1945 à 1973, durant quasiment trois décennies, l’idée de renverser le régime de Mao Zedong et de reconquérir le territoire chinois a servi de prétexte à la politique autoritaire et au traitement privilégié de la population venant de Chine continentale. Ce n’est qu’après 1970, lorsque l’ONU exclut la République de Chine, que le régime de Chiang Kaï-Chek est obligé d’abandonner toute prétention de récupérer la Chine continentale. Ceci conduit à la genèse d’une identité qui place la particularité de la société taïwanaise et le besoin de sa population au cœur de la sphère politique. D’après Hsiao A-Chin, socio-historien taïwanais spécialiste de l’histoire intellectuelle de Taïwan d’après-guerre, les étudiants des années 1970, qu’ils soient Taïwanais de souche ou d’origine continentale, appartiennent à une génération qui devient réaliste (huigui xianshi shidai) [2]. Ayant reconnu l’impossibilité de reconquérir la Chine continentale, les jeunes intellectuels abandonnent peu à peu leur conscience d’exilés, forgée dans le cadre du nationalisme chinois imposé par le Kuomintang. Ce réalisme se révèle parfaitement par la genèse du mouvement littéraire de xiangtu wenxue (littérature de terroir), voué à décrire les conditions de vie de la classe populaire. Elle contribue également à l’émergence d’une série de mouvements sociaux, qui s’accompagne d’une ouverture politique vers le multipartisme. L’expression dangwai (en dehors du Kuomintang) devient une catégorie réunissant un éventail de mouvements contestataires (féministe, mouvement ouvrier, écologiste, etc.), qui remettent en question l’idéologie développementaliste du Kuomintang et appellent des alternatives politiques.
Pendant cette période, la figure de la Chine, ennemie et « pays natal » lointain, est donc moins accablante que celle du Kuomintang, perçue comme une machine d’oppression par des intellectuels et des militants démocrates. Autrement dit, en dépit de l’existence historique du mouvement pour l’indépendance souveraine de Taïwan même avant 1949, celui-ci n’est pas encore la voix dominante au sein du camp dissident. La lutte sociale à Taïwan à cette époque était avant tout un mouvement pour demander la liberté politique du peuple. La démocratisation de Taïwan était un objectif unificateur parmi les intellectuels et les militants, quels que soient leurs origines familiales [3] ou les courants de pensée dont ils se revendiquaient.
Cet équilibre entre la lutte pour la liberté politique et la lutte identitaire fut brisé dans les années 1980. Tout d’abord, à la suite d’une série de campagnes d’oppression et d’assassinats visant des militants anti-Kuomintang, notamment l’« affaire Kaoshiung » en décembre 1979, la tension entre le régime autoritaire du Kuomintang et les dissidents atteint son paroxysme. En conséquence, le mouvement démocratique se radicalise en revendiquant l’indépendance formelle de Taïwan, rejetant tous les récits juridiques ou culturels qui tendent à faire de Taïwan une partie intégrante de la nation chinoise. Ensuite, à partir de 1986, le gouvernement nationaliste lance une série de réformes politiques amorçant la démocratisation. À mesure que les libertés politiques sont mises en œuvre, intellectuels et militants se divisent à nouveau entre le sentiment d’appartenance à la nation chinoise et l’aspiration à l’indépendance de Taïwan. La création, en 1986, du parti de la démocratie et du progrès (DPP, en anglais), qui réunit divers courants dissidents favorables à l’indépendance de Taïwan marque la cristallisation de ce clivage. Lorsque le DPP, traditionnellement plus proche des mouvements ouvriers, féministes et agriculteurs, introduit dans son statut l’objectif d’établir une nation taïwanaise indépendante, le clivage pour ou contre le Kuomintang se transforme en une position pour ou contre l’indépendance formelle de Taïwan. La position indépendantiste du DPP provoque ainsi l’angoisse de Pékin. Entre 1994 et 2000, à plusieurs reprises, Pékin tente d’empêcher les citoyens taïwanais de voter pour le DPP par la menace militaire. La revendication de l’indépendance de Taïwan, l’idéal ultime d’une grande partie de militants et d’intellectuels démocrates, devient désormais synonyme de menace militaire pour les partisans traditionnels du Kuomintang.
Hong Kong et la Chine
À la différence de Taïwan, où la lutte pour la démocratie se présente comme une défense de l’indépendance et de la souveraineté, à Hong Kong, le régime colonial délimite largement la marge de manœuvre des associations prodémocratie. Dans les années 1950 à 1960, dominées par les tensions militaires de la Guerre froide, la société civile de Hong Kong s’est divisée entre les militants procommunistes (y compris au sein des syndicats du HKFTU et des étudiants) et les groupes pro-KMT proches de Tchang Kaï-chek à Taïwan. Le début de la Révolution culturelle, en 1967, renforce le lien entre les communistes de Chine et les forces de gauche à Hong Kong, en poussant ces dernières à promouvoir un communisme combiné au discours patriotique et anticolonialiste. Au même moment, parmi les militants et intellectuels anti-communistes, certains jeunes universitaires sont conduits à s’intéresser aux questions sociales et aux conditions d’existence de la classe populaire. Unis par leur engagement anticolonial, leur anticommunisme et leur attachement à l’autonomie locale, ces groupes sont les ancêtres de la « section pandémocrate » (fan min pai), un ensemble très large qui réunit diverses associations d’étudiants, de syndicats et d’intellectuels sympathisants de la démocratisation de Hong Kong.
En 1980, tandis que Pékin et Londres commencent à négocier les termes de la rétrocession de Hong Kong à la Chine et du modèle politique hongkongais, les groupes démocrates et pro-Pékin essayent d’influencer la position officielle sur l’avenir de Hong Kong. D’une part, la force pandémocrate appelle à l’élection démocratique au suffrage universel du gouverneur de Hong Kong et chef de l’exécutif, et à l’élection indirecte du conseil législatif. D’autre part, les élites entrepreneuriales de Hong Kong entament un lobbying auprès de Pékin en vue d’étendre leurs libertés économiques selon le slogan : « un pays, deux systèmes ». La concurrence entre ces deux forces prend fin en 1989, après le mouvement de Tian’anmen. Déçue par la décision du parti communiste d’abandonner les étudiants et les travailleurs, la pandémocratie se retire de la négociation sur la loi fondamentale [4] et constitue une force d’opposition dans la société civile via des partis politiques et des syndicats indépendants. Ceci permet alors aux milieux d’affaires, qui formeront plusieurs partis politiques pendant les deux décennies suivantes, de devenir les interlocuteurs privilégiés de Pékin. Avec les syndicats traditionnellement favorables à Pékin (gonglianhui), ils forment une alliance appelée « section pro-statu quo » (jianzhi pai). Bien que leur popularité soit plus faible que celle des prodémocrates, ils parviennent à contrôler la majorité des législateurs grâce au système de circonscription fonctionnelle, système électoral autorisant des groupes d’intérêt à élire leur représentant.
Un tel contexte historique explique que l’opposition entre la gauche et la droite locales soit presque absente de la politique contestataire de Hong Kong. En raison de l’hostilité historique au parti communiste chinois, la division idéologique entre gauche et droite est obscurcie par les tensions entre l’autonomie de la population de Hong Kong et le contrôle du parti communiste chinois. Dans ce cadre, le mouvement pour l’autonomie de Hong Kong, associé à un sentiment historique de supériorité face aux continentaux, a rendu les critiques anticapitalistes inaudibles. En conséquence, la démocratie est perçue par la société civile comme la solution à tous les problèmes sociaux. Pendant ce temps, la manifestation annuelle du 4 juin (en commémoration du massacre de Tian’anmen) et du 1er juillet (anniversaire du rattachement de Hong Kong à la Chine) attirent de plus en plus de personnes.
Benny Tai, professeur de droit à l’Université de Hong Kong et organisateur du collectif Occupy Central with love and peace, représente cette génération par sa trajectoire ainsi que son engagement intellectuel et social. Né en 1964, étudiant en droit à l’Université de Hong Kong, il a été actif dans le mouvement prodémocratie des années 1980 et est devenu l’un des représentants des étudiants à la Commission de la loi fondamentale, dont il se retira en 1989 après le mouvement de Tian’anmen. Après une courte période de formation pour devenir professeur en Angleterre, il est retourné à Hong Kong et a enseigné à l’Université de Hong Kong, tout en continuant à participer au mouvement prodémocratie. L’idée de Occupy Central with love and peace a d’abord été proposée en juin 2013 dans une tribune de presse appelant à la désobéissance civile. Il a ensuite propagé ses idées suivant plusieurs approches – dans des groupes de discussion à l’université, des discussions délibératives dans le cadre de réunions des citoyens, dans des organisations religieuses et des associations communautaires. Ces différentes initiatives, en diffusant la contestation et l’esprit de la désobéissance civile, sont à l’origine du mouvement des Parapluies.
En somme, au lieu de s’opposer sur les questions économiques et sociales, les groupes et les partis politiques se divisent notamment selon leur position identitaire concernant la Chine. Par conséquent, la démocratie est perçue comme un remède aux problèmes sociaux, mais au-delà des propositions formelles telles que le suffrage direct, peu de revendications concrètes sur le fonctionnement de la démocratie émergent. À Taïwan, de manière similaire, les débats socio-économiques sont souvent subordonnés au positionnement sur l’identité nationale, malgré une affinité traditionnelle entre le DPP et les associations progressistes.
Ces conditions historiques expliquent pourquoi un système démocratique, transparent et favorable au libre échange est devenu la revendication la plus importante des mouvements des Tournesols et des Parapluies. Cependant, la nouveauté de ces mouvements tient aussi à leur désir de dépasser les débats identitaires en s’appropriant les valeurs démocratiques.
Après Tian’anmen, la relève
Plutôt qu’une relève du récit identitaire, les mouvements des Tournesols et des Parapluies mettent en effet en œuvre une nouvelle forme de critique des intellectuels et des militants, politisée dans l’ambiance post-Tian’anmen. Deux facteurs semblent notamment cruciaux dans la formation de cette nouvelle conscience des luttes : un premier facteur politique, le désir de réaffirmer les libertés individuelles et les principes démocratiques comme règles fondatrices d’une société ; un second facteur socio-économique, la revendication d’un mode de vie qui prenne ses distances avec le modèle de développement chinois.
Pour le parti communiste chinois, le massacre de Tian’anmen a eu des effets ambivalents : d’une part il oblige l’État chinois à renforcer le contrôle politique et fragmente les résistances organisées [5] ; d’autre part il pousse le parti communiste chinois à reconstruire sa légitimité par la performance économique, ce qui conduit à une série de réformes économiques dans les années 1990, visant à attirer les capitaux étrangers, dont une grande partie vient de Hong Kong et de Taïwan.
Une telle évolution délégitime énormément le discours des camps pro-indépendance et/ou prodémocratie à Taïwan et à Hong Kong, puisque l’intérêt des entreprises taïwanaises et hongkongaises est désormais intrinsèquement lié à l’échange avec la Chine. C’est notamment le cas à Taïwan, où à chaque élection, le parti démocratique et progressiste est obligé de prouver que sa position indépendantiste ne se fera pas au détriment de son développement économique. La poursuite de l’indépendance de la souveraineté et l’intérêt économique de Taïwan paraissent tellement incompatibles que certains membres du DPP proposent d’abandonner la position officiellement indépendantiste dans le programme du parti. Il est en effet incapable de présenter un programme permettant de concilier les deux. À Hong Kong, devenu une partie de la Chine depuis 1997 sous le régime d’ « Un pays, deux systèmes », la question est encore plus délicate. L’intérêt économique que représente le marché chinois semble imposer les valeurs politiques et sociales de Pékin dans ces deux sociétés, et affaiblit ainsi drastiquement la marge de manœuvre des militants et des intellectuels sceptiques.
Un tournant discursif a lieu en février 2006 quand Long Ying-tai, écrivaine taïwanaise et enseignante chercheuse en littérature à l’université de Hong Kong, publie une lettre ouverte intitulée qing yong wenming lai shuifu wuo (convainquez-moi par la civilisation), qu’elle adresse à Hu Jintao, Premier ministre chinois à cette époque. Démoralisée par la censure officielle de la revue Bingdian (Zero dégré), cette éminente figure des intellectuels publics du monde chinois explique à Hu Jintao sa déception face aux violations de la liberté d’expression en Chine :
Je suis sentimentalement très attachée à la Chine continentale. Cet attachement est le fruit de la tradition, de l’histoire partagée, du destin familial, et également de la langue et de la culture chinoises. Ayant grandi à Taïwan, j’ai aussi développé un attachement pour l’identité familiale, à savoir le respect de la vie humaine, l’humanisme, ainsi que pour d’autres valeurs qui en découlent. Ce sont par exemple : le respect de l’individualité, l’esprit libéral, l’inacceptation des inégalités sociales, et l’intolérance de la violence étatique. Ce sont aussi : le respect de la connaissance, la prise en considération des classes populaires, la tolérance des dissidents, le mépris du mensonge. Il s’agit d’un jugement rationnel que j’appelle “l’identité par les valeurs”. Quand l’attachement sentimental, ancré dans l’identité nationale, se heurte au jugement rationnel, que dois-je faire ? Sans hésitation, je choisirai le dernier. Puisqu’on a vécu la barbarie, on n’a pas d’autre choix que de choisir la politique civilisée. M. Hu Jintao, s’il vous plaît, convainquez-moi par la civilisation. Je suis plus que volontaire pour vous écouter sincèrement.
À une époque où l’État chinois s’approprie divers outils discursifs pour justifier son modèle autoritaire et alternatif de développement, l’article de Long Ying-Tai marque un renouvellement des critiques anticommunistes. Ce qui ressort de cette citation est une ambivalence évidente des intellectuels tels que Long, dont la famille a fui la Chine pendant la guerre communiste. D’une part, la transmission de la mémoire familiale rend impossible de renoncer à l’identité chinoise ; d’autre part, ayant vécu de réelles expériences démocratiques, il leur est néanmoins difficile de s’identifier aux pratiques autoritaires du parti communiste chinois.
La démocratie et les libertés politiques étant perçues comme des valeurs universelles supérieures à tout sentiment d’appartenance, il s’avère indéfendable pour l’écrivaine de reconnaître la pratique du régime chinois malgré un fort attachement sentimental à la Chine. Bien évidemment, Hu Jintao ne répondra jamais ouvertement à Long Ying-Tai. Son article a pourtant bénéficié d’un fort écho dans le reste du monde chinois : de nombreux débats intellectuels ont lieu autour de son positionnement.
La distinction entre l’identité culturelle, nationale, et l’identité par les valeurs universalistes proposée par Long Ying-Tai permet de critiquer l’augmentation de la puissance économique chinoise sous un autre angle. Bien que certains commentaires reprochent à Long d’avoir une position pro-occidentale en valorisant la liberté de pensée [6], elle produit un discours permettant de relativiser celui qui présente l’échange avec la Chine comme une voie inévitable.
Les mouvements des Tournesols et des Parapluies sont ainsi l’expression concrète d’un élan humaniste des jeunes Taïwanais et Hongkongais face à l’épuisement de la capacité de critique du pouvoir en place. L’un des catalyseurs de ce ressentiment est l’ouverture du tourisme chinois depuis une dizaine d’années. Bien que les pouvoirs politiques insistent sur les bénéfices économiques dégagés par les touristes chinois, pour les Taïwanais et les Hongkongais, la rencontre brutale avec ces populations du continent renforce un sentiment d’altérité : les Chinois sont perçus comme des habitants d’un pays du tiers monde, encore loin des standards de la civilisation. Cette vision, héritée de la Guerre froide, demeure omniprésente dans les deux sociétés historiquement liées au camp occidental.
Voici un courrier rédigé par un Taïwanais travaillant en Chine et largement diffusé sur les réseaux sociaux pendant le mouvement des Tournesols. Il exprime précisément ce constat :
Beaucoup de gens souhaiteraient rentrer à Taïwan pour leur retraite. Ils pensent que Taïwan n’est pas un lieu pour “gagner” sa vie, mais pour “vivre” sa vie. Le dilemme auquel les Taïwanais sont confrontés est qu’ils veulent la croissance économique sans investir ; on voudrait une vie heureuse, mais aussi un peu d’argent de poche. En fait, il est difficile de tout avoir… Peut-être doit-on réfléchir calmement : ce que l’on veut n’est pas la croissance économique, mais le bonheur quotidien. Si c’est le cas, il ne faut pas signer l’Accord du commerce de service. [7]
L’opposition entre « gagner » sa vie ou « vivre » sa vie, entre croissance économique et bonheur quotidien, témoigne du désir de l’auteur de privilégier la liberté individuelle plutôt que le développement économique. Le développement des mouvements sociaux à Hong Kong depuis les années 2000 illustre cette tendance : plus l’intégration politique et économique de Hong Kong à la Chine se renforce, plus les citadins assument la défense des mémoires et des identités locales. En fait, le mouvement de masse à Hong Kong, après 1997, reflète complètement ces tensions. Depuis 2002, toute grande mobilisation est liée à la défense de la mémoire locale de Hong Kong, de sa culture et de son identité, notamment son héritage colonial [8]. Par conséquent, pour la jeune génération à laquelle appartient Joshua Wong, ces valeurs deviennent un élément fondamental de leur politisation. Selon lui, sa sensibilité politique s’est développée à l’occasion de nombreuses mobilisations sociales pour l’autonomie économique et culturelle de Hong Kong. Né en 1996, dans une famille chrétienne de deux parents de la classe moyenne inférieure, son éveil politique date du mouvement contre la construction du Hong Kong express, ayant eu lieu de 2009 à 2010.
Quand j’avais 14 ans, il y eut une campagne à Hong Kong contre la construction d’une liaison ferroviaire à grande vitesse avec la Chine. C’était en 2009-2010, et cela a attiré mon attention. Je lisais les nouvelles à ce sujet, et suivais les arguments sur Internet, mais en tant qu’observateur, pas comme participant. [9]
Lancé en 2009, le mouvement contre Hong Kong express était une mobilisation exemplaire, qui combinait les arguments de l’identité locale de Hong Kong avec la revendication de son autonomie économique. Dans le sillage de ce mouvement s’organisa une mobilisation encore plus grande : le mouvement contre le programme de l’éducation morale et nationale. Cette fois, Joshua Wong y a joué un rôle de premier plan. Il explique son implication :
Le point décisif pour moi a été l’annonce, au printemps 2011, que dans un cours obligatoire, “l’éducation morale et nationale” serait introduite dans les programmes scolaires au cours des deux prochaines années. En mai, je fondai avec quelques amis une organisation, que nous appelâmes rapidement “Scholarism”, pour lutter contre ce projet. Nous avons commencé en amateurs, distribuant des tracts dans les gares. Mais assez vite, les gens se sont mobilisés, et l’opposition s’est construite. Ce fut la première fois dans l’histoire de Hong Kong que les élèves du secondaire s’impliquèrent activement dans la politique. Nous nous sommes opposés au nouveau programme, parce qu’il constituait une tentative flagrante d’endoctrinement : le projet de cours saluait le parti communiste chinois comme une “organisation progressive, désintéressée et unie”. Mais les élèves du secondaire ne veulent pas ce genre de lavage de cerveau.
Grâce à la mobilisation de Scholarism, en 2012, plus de 90 000 élèves et parents du secondaire ont ainsi protesté contre ce programme promouvant le nationalisme chinois. Toutes ces mobilisations illustrent la domination de l’identité locale dans la politique contestataire de Hong Kong, et la façon dont elle rejoint la rhétorique idéologique de la démocratie libérale. La liberté devient la valeur et la doctrine suprêmes pour cette jeune génération.
L’expérience de socialisation politique de Joshua Wong illustre parfaitement celle de la génération des Parapluies née après 1998. Que ce soit la lutte contre la démolition du patrimoine local, contre la construction de la voie ferrée, ou celle contre l’éducation morale et nationale, tous se réfèrent à la préservation d’une authenticité locale et poussent ainsi les jeunes à exiger le suffrage universel.
Un processus similaire a eu lieu à Taïwan : les membres actifs du mouvement des Tournesols se politisent d’abord dans le mouvement des Fraises sauvages de 2008, pour protester contre la visite de Chen Yun-Lin, un haut cadre chinois. L’année suivante, un nombre encore plus important d’étudiants se mobilisent pour protester contre le monopole de Wang Wang, une entreprise ayant d’importants intérêts économiques en Chine, proche de Pékin, et menaçant de dominer le monde médiatique taïwanais. Ces mouvements de défense de la liberté d’expression qui incitent aussi les jeunes à considérer le système démocratique comme la valeur centrale de Taïwan, fourniront par la suite sa base populaire au mouvement des Tournesols.
En somme, face à l’épuisement de la capacité critique des anciens discours anticommunistes, les jeunes Taïwanais et Hongkongais choisissent de souligner la valeur universaliste de la liberté politique pour défendre une identité locale authentique. Si la critique sociale peine à s’établir dans ces deux sociétés en raison de l’héritage de la Guerre froide, la dissémination mondiale des idées de liberté individuelle et des savoir-faire en matière de résistance incitent pourtant ces jeunes à refuser le système politique ou économique promu par l’État chinois par des critiques « artistiques », suivant les catégories forgées par Luc Boltanski pour penser les deux formes de critiques émergeant après mai 68 [10]. Cela explique aussi la coexistence des dimensions légaliste et utopique au sein de ces deux mouvements de jeunes [11]. Pour ces derniers, qui ont grandi dans une société longtemps divisée par deux visions de la vérité historique et politique, la démocratie est la seule valeur fiable et consensuelle. Ainsi, la fin de l’occupation n’est que le début d’une nouvelle génération de mouvement social et politique.
Deux ans après les occupations, un nouveau processus d’identification se met en place pour exiger l’innovation de la cité démocratique. Dans les deux sociétés, le discours identitaire valorisant la subjectivité (zhutixing) locale gagne du terrain. Des slogans tels que « le destin de Hong Kong aujourd’hui pourrait devenir celui de Taïwan demain (jinri xianggang, mingri taiwan) », et « votez Kuomintang, Taïwan deviendra Hong Kong ; votez Minjianlian, Hong Kong deviendra la Chine continentale (piao tou guomindang, taiwan bian xianggang ; piao tou minjia lian, xiangang bian dalu) » montrent l’ampleur de l’hostilité commune contre les partis politiques perçus comme représentant les intérêts de Pékin. Cette déception face aux forces politiques existantes crée donc un espace libre pour de nouveaux partis politiques mettant en avant des revendications identitaires.
À Taïwan, peu après le mouvement des Tournesols, deux nouveaux partis politiques annoncent leur création. D’un côté, le partiNew People Power (shidai liliang dang) réunit des membres actifs du mouvement des Tournesols et se consacre à réformer le système politique afin qu’il soit plus direct, plus transparent et plus participatif. De l’autre, un groupe d’intellectuels issus du mouvement LGBT et féministe monte le Parti Social-démocrate (shehui minzhu dang), dont l’objectif est d’introduire le modèle scandinave de l’État providence à Taïwan. Par ailleurs, les résultats de l’élection présidentielle du 16 janvier 2016 témoignent de cette montée des revendications identitaires. En jouant ouvertement la carte anti-Chine et en collaborant avec le DPP, le parti New People Power a remporté 6,1% des voix, soit trois sièges. De son côté, en se concentrant sur les sujets classiques de la gauche européenne telle que la protection environnementale, l’abolition de la peine capitale et la redistribution, le Parti Socio-démocrate a obtenu seulement 2,5% des voix. Il s’agit d’un électorat principalement urbain.
À Hong Kong, le mouvement des Parapluies a donné naissance à une dizaine de petits partis politiques qui ont participé à l’élection législative de septembre 2016. Tout en promouvant les intérêts et les identités locales, chaque parti a néanmoins des propositions nuancées sur le rapport institutionnel entre Hong Kong et Chine après l’année 2047 [13]. Le résultat électoral du dimanche 4 septembre montre également l’influence du mouvement des Parapluies : d’un côté, quatre jeunes issus du mouvement ont été élu législateurs ; ils ont entre 23 et 33 ans et tous militent ouvertement pour l’indépendance de Hong Kong. D’un autre côté, deux candidats issus des mouvements sociaux ont également connu une victoire inattendue [14]. En revanche, Lee Cheuk-yan et Cyd Ho Sau-Lan, deux élus séniors du Labour Party issus des mouvements syndicaux, ont perdu leurs sièges. Il est évident que les revendications identitaires du mouvement des Parapluies sont bien plus attirantes pour les électeurs favorables à la démocratisation.
À travers cette comparaison, il est indéniable que, pour les jeunes de Taïwan et de Hong Kong, les valeurs essentielles de la démocratie libérale – la liberté de pensée, l’individualisme, le respect des identités – deviennent des bases consensuelles pour l’action collective. On note en outre que les développements politiques à Hong Kong et à Taïwan se nourrissent mutuellement. Ils se considèrent comme modèle ou contre-modèle : plus Pékin défend sa politique, plus les jeunes de Taïwan et Hong Kong s’y opposent en affirmant des valeurs démocratiques et leur identité locale. Ces nouvelles revendications conduiront-elles à plus d’affrontements, ou à une dérive identitaire ? Permettront-elles une évolution du mouvement démocratique en Chine ? Dans tous les cas, l’avenir de la paix régionale dépendra très certainement des interactions entre ces mouvances politiques à Taïwan et à Hong Kong, et de la façon dont la Chine y réagira.
Ya-Han Chuang, « Tournesols taïwanais, parapluies hongkongais. Occupy en Asie de l’Est »,
La Vie des idées
, 22 septembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Tournesols-taiwanais-parapluies-hongkongais
Nota bene :
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[1] “Our aim is to make the society more liberal, before it becomes more equal”, Joshua Wong, “Scholarism on the March”, New Left Review n°92, March-April 2015.
[2] Hsiao A-Chin, Return to Reality : Political and Cultural Change in 1970’s Taiwan and the Post-war Generation, Taipei, Academic Sinica, 2008.
[3] Traditionnellement, le Kuomingtang garantit aux familles waishengren (exilées à Taïwan après 1949) certains avantages, comme l’accès privilégié aux postes de fonctionnaires. La démocratisation pourrait conduire à remettre en cause ce type de privilèges. Cela n’empêche pas les intellectuels issus des familles waishengren et benshengren (les familles taïwanaises « de souche ») de se rejoindre dans leur aspiration à la démocratisation.
[4] La loi fondamentale de la région administrative spéciale de Hong Kong définit son statut et son rapport avec la Chine. Elle fut adoptée en 1990 à Pékin et prit effet le 1er juillet 1997, après la rétrocession de Hong Kong. Elle instaure notamment le modèle « Un pays, deux systèmes ».
[5] Bonnin, M. (2009). « Le Parti communiste chinois et le 4 Juin, ou comment s’en sortir et comment s’en débarrasser », Perspectives chinoises, (2009/2), 58-68 ; Béja, J.-P., & Goldman, M., « L’impact du massacre du 4 juin sur le mouvement démocratique », Perspectives chinoises, (2009/2), 19-30.
[6] Voir notamment l’article intitulé « La dialectique entre civilisation et barbarie : dialoguer avec Long Ying-Tai » de Chen Yingzhen, éminent écrivain taïwanais se réclamant clairement d’une position communiste (陳映真. "文明與野蠻的辯證-龍應台女士《 請用文明來說服我》 的商榷." 海峽評論 183 (2006) : 29-35.)
[7] L’Accord du commerce de service est un traité de libre d’échange permettant aux capitaux chinois d’investir dans le secteur tertiaire à Taïwan. L’opposition à cet accord fut l’étincelle du mouvement des Tournesols en 2014.
[8] Notamment, en 2006, un groupe d’intellectuels et d’étudiants a protesté pour défendre la préservation de l’architectures britannique, symbole de la mémoire locale.
[9] Joshua Wong, « Scholarism on the March », art. cité.
[10] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[12] Nous nous permettons d’emprunter le titre d’ouvrage de Didier Lapeyronnie et Michel Kokoreff, Refaire la cité : l’avenir des banlieues, Paris, Seuil, 2013.
[13] Selon la loi fondamentale, le modèle de « Un pays, Deux systèmes » régissant les rapports entre Hong Kong et la Chine doit se maintenir pendant 50 ans. Un nouveau système devra donc se mettre en place en 2047, ce qui requerra la renégociation du cadre juridique et administratif définissant le statut de Hong Kong.
[14] Il s’agit de Chu Hoi-dick, un ancien journaliste engagé dans le mouvement de 2006 visant à préserver le Star Ferry Pier (patrimoine historique hérité de la colonisation britannique) et dans celui des agriculteurs des Nouveaux Territoires ; et de Lau Siu Lai, sociologue à la Hong Kong Polytechnic University qui, outre son engagement dans le mouvement des Parapluies, s’implique activement dans l’organisation des vendeurs ambulants.