Pour qu’une mobilisation réussisse à perdurer, elle a besoin que ses membres reconnaissent un cadre commun. Ce dernier est défini par les leaders afin d’orienter l’action et de donner du sens à une mobilisation collective (Contamin, 2020). La création du mouvement Identitaire au début des années 2000 correspond à une normalisation médiatique favorisant une diffusion nationale des idées (Jacquet Vaillant, 2021, p. 624). En le distinguant des organisations nationalistes-révolutionnaires, cette normalisation permet à des individus n’appartenant pas aux réseaux de recrutement traditionnel de l’extrême droite de s’en rapprocher. Ce texte décrit les contraintes qui pèsent aux niveaux national et local sur les processus de socialisation de ces « nouveaux » membres au sein des communautés militantes implantées dans différentes villes à travers la France.
Malgré cette stratégie de normalisation, les sections locales du mouvement Identitaire appartiennent toujours à l’espace des sous-cultures d’extrême droite : comme l’écrit Stéphane François, « un mode de vie en marge des valeurs dominantes de la société […] qui se manifeste par l’élaboration de ses propres règles à la fois de vie et intellectuelle/culturelle. Il se manifeste également par une radicalité politique [et fonctionne comme] un système déviant. [Il s’agit] de contre-modèles de civilisations ou de culture ayant leur grille d’interprétation et d’entendement du monde ». En s’intéressant aux « abécédaires » publiés par des militants d’extrême droite, on observe que cette sous-culture s’intéresse aussi bien aux livres (Le Seigneur des anneaux, L’Iliade et L’Odyssée), au look (le style casual), à la musique (« Dropkick Murphys », « Jonnhy Cash », « Hôtel Stella »), aux films (Fight club, 300, Braveheart), aux bédés (« Albator », « Corto Maltese »), à l’histoire (Chouans, chevaliers, Lansquenets), aux sports (football, MMA), etc. Les militants du mouvement Identitaire recrutés dans cet espace maintiennent la légitimité de la violence physique et entretiennent une activité de cadrage local qui repose sur les normes et les valeurs de cette sous-culture.
La stratégie de communication du mouvement Identitaire ayant déjà été analysée par ailleurs, nous allons nous écarter du discours médiatique pour nous intéresser aux pratiques militantes locales, c’est-à-dire aux interactions qui sont généralement invisibles dans le discours médiatique des Identitaires. Cette analyse par le bas est rendue possible par une démarche ethnographique, un travail d’observation de longue durée qui permet de comprendre les faits de l’intérieur, dans les conditions où ils se produisent et où ils sont vécus. Entre juin 2016 et juin 2022, nous avons été au contact de trois sections de jeunesse militantes locales du mouvement Identitaire [1] : Paris (juin 2016 - septembre 2019), Rouen (décembre 2019 - décembre 2020) et Toulouse (avril 2021 - juin 2022). Pendant cette période, 33 entretiens biographiques (types « récits de vie ») et plus de 80 observations participantes (actions collectives, formation militante et actions de « cohésion ») ont été réalisés.
Les organisations du mouvement Identitaire
En France, le mouvement Identitaire est composé principalement de deux structures [2]. D’un côté, une organisation adulte : le Bloc Identitaire (2003-2016) est une association créée en 2003 qui s’est muée en parti politique à partir de 2009 en prévision des élections présidentielles de 2012, puis est devenue le think tank « Les identitaires » à partir de 2016. De l’autre côté, une organisation de jeunesse qui s’appelle successivement « les Jeunesses Identitaires » (2002-2006), « Une Autre Jeunesse » (2006-2012), « Génération Identitaire » (GI : 2012-2021), et enfin « Argos » (2022). Ce sont ces organisations de jeunesse qui nous intéressent, plus particulièrement les deux dernières. GI est constituée d’un bureau national qui oriente la direction politique du mouvement et d’un réseau d’organisations à travers la France qui possèdent leur propre bureau politique (GI Paris, GI Lyon, GI Toulouse, GI Rouen, etc.). En 2017, l’organisation revendique 3500 adhérents, dont 300 militants actifs (Jacquet Vaillant 2022, p. 154) et on recensait environ une trentaine de sections actives contre moins d’une dizaine en mars 2021. Les sections locales de GI participent aux campagnes nationales (les actions et la communication sont imposées par le bureau national), recrutent puis forment leurs militants et mettent en place des actions politiques au niveau régional. Avec la création de GI, le Bloc Identitaire passe au second plan et ses membres jouent un rôle d’encadrant au niveau national (camps d’été, bureau national, action nationale). À la suite de la dissolution de GI en 2021, Argos reprend le même fonctionnement à la seule différence que les sections locales ne se confondent plus avec l’entité nationale. Après la dissolution, les groupes locaux les mieux implantés se récréent une identité propre sur la base des anciennes sections : « Furie Française » remplace GI Toulouse, « Les Remparts » à Lyon, « Les Natifs » à Paris, « Les Normaux » à Rouen, etc. La très grande majorité de la vie militante se situe au niveau de ces sections locales. Quand un individu s’engage à Génération Identitaire, il s’insère dans une communauté militante qui propose des activités et des réseaux de sociabilités qui vont avant tout exister à l’échelle d’une ville (GI est une organisation urbaine). Hormis les leaders qui se croisent pour les réunions du bureau national, à l’occasion du week-end « clan » [3] ou qui peuvent échanger entre eux par l’intermédiaire de réseaux dédiés, la plupart des militants ne rencontre les membres des autres sections qu’à de rares occasions au cours d’une année. Être militant de Génération Identitaire, c’est d’abord être membre d’une communauté locale. L’attachement des militants à leur section est par exemple visible lors du tournoi de foot annuel où chaque section constitue une équipe qui défend les couleurs de sa ville et donc de sa section.
Avant de poursuivre, il convient d’ajouter quelques lignes sur les caractéristiques sociales des militants de notre enquête. La quasi-totalité des enquêtés a grandi dans des familles qui appartiennent aux classes moyennes et supérieurs [4], et la très grande majorité possède un diplôme allant de bac +2 à bac +5 ou suit un cursus d’études supérieures [5]. À la suite de Samuel Bouron, on peut donc affirmer que « les Identitaires ne font pas partie de la jeunesse la moins diplômée ou la plus démunie économiquement. La grande majorité de ses membres étudient à l’université ou y ont obtenu un diplôme. Ils sont familiers d’une culture scientifique et ne se tiennent pas à l’écart du monde de l’industrie culturelle (cinéma, sport, musique, etc.) » (Bouron, 2014, p. 68).
Un cadrage national
Comme l’ont déjà montré plusieurs enquêtes, le mouvement Identitaire émerge à la suite de la dissolution d’« Unité Radicale », une organisation d’orientation nationaliste-révolutionnaire qui prône la violence physique (Mathieu, 2003). Avec la création du « Bloc Identitaire » et des « Jeunesses Identitaires » au début du XXIe siècle, on assiste à l’amorce d’un processus de cadrage différent qui est travaillé pendant les 20 ans qui suivent. Comme l’expliquent David Snow, Robert Benford et Nathalie Plouchard, « les cadres de l’action collective se construisent lorsque les adhérents définissent une condition ou une situation comme problématiques et devant être changées, lorsqu’ils en attribuent la responsabilité à quelqu’un ou à quelque chose, et lorsqu’ils proposent un ensemble d’alternatives » (Benford. Al, 2012, p. 99). Cette modification du cadre de l’action collective s’appuie sur le constat de l’inefficacité de la violence physique en politique et son bannissement au profit d’une violence symbolique, plus « respectable » dans le champ médiatique (Jacquet Vaillant, 2019, p. 138). La seule violence physique légitime deviendrait défensive et on passerait du mythe de la violence révolutionnaire à l’éloge de l’autodéfense (François, 2017, p. 153). Le cadrage médiatique du mouvement Identitaire souhaite se distinguer d’organisations comme « le comité du 9 mai » qui propose des manifestations où ses membres marchent en rang discipliné pour mimer les défilés militaires. Ces derniers sont vêtus de noir, pour la plupart cagoulés, et portent des drapeaux arborant la croix celtique (un symbole associé aux mouvements néo-nazis et néofascistes). De son côté, le mouvement Identitaire met en place des actions d’agitation-propagande et des happenings en prenant exemple sur ce que propose Greenpeace. L’esthétique du mouvement se modifie, les couleurs adoptées pour les visuels, comme le jaune et le noir, sont remplacées en 2018 par le bleu et le blanc lors de l’action « Defend Europe » dans les Alpes, des couleurs plus consensuelles et moins connotées. L’esthétique vestimentaire va aussi être encadrée dans les manifestations et plus généralement dans l’ensemble des actions collectives. À partir de 2012, le bureau national de GI impose aux militants de ne plus s’habiller en noir systématiquement et de faire attention à ne pas mettre en avant les marques de la sous-culture. C’est par exemple le cas lors de cette action à Paris en octobre 2017 :
Paris, 26 octobre 2017. Quartier Saint-Placide. Stickage [Action d’apposer des étiquettes autocollantes, le plus souvent dans la rue]. Environ 20 militants présents (huit filles).
À la fin du stickage, les militants prennent une photo pour la diffuser sur les réseaux. Jules [6], un des leaders parisiens, demande à un nouveau membre de retirer sa veste Harrington. Ce vêtement de la marque Fred Perry est reconnaissable grâce aux motifs à carreau sur la doublure intérieure, il fait partie des codes esthétiques de la sous-culture d’extrême droite. Le jeune militant propose de fermer sa veste, mais Jules le reprend et lui demande de l’enlever ou de se retirer de la photo.
L’utilisation de cagoules ou le floutage des photos pour masquer les visages des militants est également encadré. À la place, le bureau national de GI propose une campagne de communication qui met en avant les militants : en 2016-2017, le bureau national fait éditer trois visuels avec les photos de deux militants et une militante, coupés au niveau de la taille, habillés avec des vêtements de couleurs claires et sur fond noir. Sous chacune d’elles, on peut lire : « Pierre, 27 ans, milite pour défendre la France », « Clément, 22 ans, milite contre l’islamisme » et « Anaïs, 26 ans, lutte pour protéger notre identité ». Le contrôle de leur communication peut même aller jusqu’à l’exclusion d’une fédération considérée comme trop marginale et pouvant porter préjudice à l’image publique du mouvement : GI Lille est exclu par le bureau national en 2019 à la suite de la diffusion du documentaire d’Al Jazeera qui montre des agressions physiques violentes de la part des militants de cette section.
De « nouveaux » militants
Cette modification du cadre de l’action collective et du sens donné à l’engagement Identitaire va progressivement modifier l’identité collective de l’organisation en gommant certains traits associés à la sous-culture d’extrême droite. La communication de Génération Identitaire permet à des individus jeunes, n’appartenant pas au départ à cette sous-culture, de s’identifier au mouvement et de prendre contact avec une section locale. C’est ce qu’on observe après des actions comme celle place de la République à Paris : une quinzaine de militants postés sur le toit d’un des immeubles de la place déploient une banderole contre le racisme « antiblanc » pendant que se déroule une manifestation contre le racisme et les violences policières en contrebas . Cette action collective, fortement médiatisée, va générer une augmentation soudaine et importante des demandes de contact, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, à travers la France. Les militants issus de la sous-culture d’extrême droite vont plus généralement entrer en contact avec GI par l’intermédiaire d’ « individus ressources », sans passer par les réseaux sociaux. Cependant, l’effet de cette modification du cadre ne doit pas occulter le poids des socialisations politiques antérieures, des réseaux de sociabilités et des disponibilités biographiques dans l’acte d’engagement. Ces « néo-GI », comme les nomment les militants de GI issus de la sous-culture d’extrême droite, ont une connaissance limitée, voire inexistante de l’espace qu’ils intègrent au moment de rejoindre une section locale. C’est ce que montre l’extrait d’entretien ci-dessous, réalisé en 2021 avec un militant qui s’est engagé en 2017 :
Alexis : Alors je fais ma rencontre de nouveau, ça se passe bien, même si je sens que ce nʼest pas du tout un milieu que je connais. Les types me parlent genre de rock identitaire français… Je connaissais pas. Les mecs me disent que pour eux la boxe et tout, cʼest hyper important… Je faisais pas du tout de sport à lʼépoque, jʼétais encore plus gros. Les mecs me parlent du style casual pour se saper… Aucune idée de ce que cʼest. Ils font des références au milieu du foot et tout. Je connais rien. Donc tout ce qui est autour de la politique, ça mʼest complètement étranger en fait. Après, on mʼexplique un peu les marques du milieu « casu » (diminutif de casual), on me dit par exemple un mec, il a des gazelles [type de chaussure de sport], les Adidas en tribande et puis il a un polo Fred Perry, à priori, cʼest un mec du milieu ou un mec de lʼextrême gauche [7]. Donc on m’explique qu’il y a des antifas à Toulouse, tʼas tel bande et puis tel bande, c’est machin, etc. Ah ouais d’accord…
Un cadrage local
Bien que la stratégie de communication nationale ait pour objectif de s’écarter des références de la sous-culture d’extrême droite, les sections locales de GI puis d’Argos appartiennent toujours à cet espace. Lors d’observations dans les « maisons de l’identité » [8] parisienne et rouennaise, il est commun de rencontrer des militants d’autres groupuscules : Groupe Union Défense (GUD), Action Française (AF), Dissidence Française, supporters ultras, hooligans, survivalistes, skinheads, etc. On rencontre également des militants de groupes de jeunesse partisans et de syndicats étudiants : Front National de Jeunesse, Génération Zemmour (GZ), la Cocarde étudiante, l’Union Nationale Inter-Universitaire (UNI). Dans certains cas, des actions politiques peuvent être organisées en commun. C’est le cas à Toulouse en 2021 où l’AF, GZ, l’UNI, et Furie Française (la section locale de GI après la dissolution) participent à une action commune devant l’église Saint-Étienne pour dénoncer « un climat anti-chrétien » et la « menace terroriste ». On assiste aussi à l’organisation de soirées « union des droites », l’objectif étant de faire se rencontrer les militants des différentes tendances et potentiellement de recruter de nouveaux membres. Des actions de soutien à d’autres organisations peuvent également être menées, comme à Toulouse en 2021 contre la dissolution de « l’Alvarium », un local Identitaire d’Angers non affilié à GI, dont le responsable est également celui du « comité du 9 mai ». Au niveau national, des manifestations annuelles organisées par le mouvement Identitaire regroupent différentes tendances de cet espace politique, comme lors de la marche Identitaire pour la « fierté sainte-Geneviève » à Paris ou la procession « Lugdunum suum » pour « rendre hommage à la vierge Marie » à Lyon. Certains militants de GI sont également insérés dans des groupuscules qui prônent la violence physique, que ce soient « les Zouaves » à Paris (dissous en 2022 et responsable de l’attaque du bar antifa le Saint-Sauveur), le Bastion social (ex-GUD, dissous en 2019) ou encore le « Lagaf crew » (hooligans indépendants) à Toulouse. Certains militants participent aussi à des « free », c’est-à-dire des batailles rangées entre groupes de hooligans. Ce que montre l’extrait d’observation qui suit :
Paris. 22 février 2019. « Maison de l’identité » parisienne, « la Nef ». Conférence sur les « Gilets jaunes ». 30 personnes présentes (5 filles).
À la fin de la conférence, je me rapproche du bar pour commander et je m’insère dans une discussion avec 3 militants. En les écoutant, je pense d’abord quʼils discutent dʼune bagarre avec les antifas pendant les « Gilets jaunes ». Au bout d’un moment, je leur demande de quoi ils parlent et Éric me regarde d’un air gêné : « bah... non mais... cʼest un truc de supporter ». Je le relance et il m’explique. Éric a des bleus sur la figure. Il est allé se battre contre des groupes de supporters allemands. Cʼest un 8 contre 8 avec deux lignes de 4. Ils se sont fait « éclater » par le groupe dʼallemands, apparemment bien plus entraîné : « eux, ils sont dans le top 10 allemand, ils sont affûtés les mecs ». Il m’explique quʼil nʼa pas fait de sport depuis au moins un an et quʼil a eu une opération chirurgicale à lʼépaule : « au moins, je suis sûr que le chirurgien, il a bien bossé, elle a pas bougé lʼépaule ! ». Adrien (un responsable GI Paris) semble avoir vu les vidéos du combat et partage son expérience avec Éric. Manuel est à côté d’eux, mais il semble étranger à ce genre de situation. Il essaie de participer à la discussion, mais sans véritablement avoir d’arguments pratiques.
Parallèlement aux « néo-GI », les groupes Identitaires locaux recrutent des militants qui ont été socialisés dans la sous-culture d’extrême droite et qui continue de la fréquenter. Ces derniers peuvent être qualifiés de « polyfaf » [9] par les « néo-GI ». Cet adjectif, qui peut fonctionner comme une figure répulsive, est utilisé pour critiquer les militants qui évoluent dans différents groupes. L’objectif étant de les contraindre à se concentrer en priorité sur GI. La participation de certains militants et sympathisants de GI aux activités des « zouaves » à Paris ou du « Lagaf Crew » à Toulouse contre les groupes antifas, l’engagement parallèle dans des groupes hooligans et la participation à des « free » sont autant d’activités orientées vers la violence physique. Ces pratiques « extra-militantes » se rapprochent des agissements d’une bande. La présence de ces « polyfafs » au sein des sections locales contribue à maintenir cette socialisation à la violence physique. En imposant les règles de la sous-culture d’extrême droite, ils vont définir les enjeux du cadrage local : rapport aux antifas, visibilité dans la rue, esthétique casual, pratique d’un sport de combat, musculation, capacité à se battre et à se défendre contre les groupes rivaux. Ces violences physiques, qui se déroulent au niveau local, ne sont jamais mises en avant dans la communication de GI et elles ne sont jamais considérées comme étant réalisées par des militants de GI. C’est d’ailleurs la défense qu’utilise le leader de la section GI Lille pour se désolidariser des individus qui ont des pratiques violentes dans le reportage d’Al Jazeera : ce sont des « gens de passages » et ce « ne sont pas des militants actifs », « il ne faut pas confondre l’accès au bar […] la Citadelle […] et la structure militante de Génération Identitaire ». Bien que ces pratiques locales ne soient pas revendiquées dans la communication, elles restent un élément essentiel de la socialisation militante puisqu’elles structurent la réalité des groupes locaux. En effet, les « néo-GI » qui ignorent les normes et les valeurs de l’espace qu’ils intègrent en s’engageant dans une section locale, découvrent les interactions avec les antifas. C’est le cas de Jean, un militant qui s’engage en 2020 dans la section toulousaine :
Et quand tu les rencontres au début, est ce quʼil y a des choses qui te rassurent ou est-ce que tu te dis : ah mince ! Ce n’est pas comme je pensais ? Ben tout l’aspect communautaire, du sport, là, je suis content. Bon, je pense que je suis bien tombé et par exemple les affrontements avec les antifas, moi ça me paraissait… et je ne pensais pas quoi ! Je sais plus, Alexis me dit : des fois on fait des tractages, oui des fois il y a des rouges. Mais tʼas pas à tʼinquiéter, c’est plus trop un souci maintenant. Donc je me dis ok, ça marche. Mais cʼest vrai que je nʼavais pas encore compris tout ce que ça représentait aussi. Alors que maintenant oui bon, j’ai tout intégré, mais ça, je ne pensais pas que cʼétait aussi important. […] la politique cʼest vraiment violent quoi. Tu te rends compte que cʼest vraiment viscéral parce que dʼaller à lʼaffrontement physique pour tes idées et tout, ça te prend ton corps entier et tout quoi. Et cʼest quelque chose que je ne pensais pas à ce moment-là, quand je lʼai découvert… mais que jʼaccepte maintenant.
En devenant militant de GI, on n’échappe pas à cette injonction à la violence, variable en fonction des localités, qui va se retrouver au sein de la formation organisationnelle et de la constitution des identités militantes. Cela répond directement au positionnement des Identitaires dans cette sous-culture : cours de boxe, entraînement paramilitaire, self-defense, lexique militaire. Toute cette formation militante, qualifiée d’auto-défense dans la communication de GI, est notamment nécessaire pour les « néo-GI », ceux qui découvrent l’existence des altercations physiques avec les antifas, les échauffourées lors de manifestations ou les rapports aux CRS lors de certaines actions collectives. Bien qu’on puisse avancer comme Stéphane François, que le mouvement Identitaire cherche à attirer « des jeunes de classe moyenne, catholiques et peu motivés par la violence militante » (François, 2017, p. 153), il convient d’ajouter que la socialisation au sein des sections locales de GI contraint ces individus à intérioriser le fait que violence physique et militantisme Identitaire ne sont pas dissociables. Les normes n’étant jamais aussi visibles que quand on s’en écarte, l’extrait d’enquête qui suit nous permet de mieux visualiser les règles locales qui pèsent sur les militants par rapport à ce type de violence :
Toulouse. Vendredi 25 mars 2022. Stickage puis cercle [réunion] chez Alexis. 13 présents dont une fille.
Avant de commencer le cercle, Hugues, un militant qui est reconnu pour savoir se battre et un des responsables de la section, se met devant tout le monde et demande à Auguste de le rejoindre. Ce dernier se lève et vient se mettre face aux autres militants. Hugues lui dit : « Auguste, est ce que tu peux raconter à tout le monde ce qui s’est passé ce week-end ? ». Auguste répond : « tu veux que je raconte… », Hugues le coupe : « tu sais exactement ce que je veux que tu racontes ». Auguste prend la parole et explique que lui et quatre autres militants sont allés au meeting de Reconquête ce week-end. En sortant, ils sont tombés sur « une dizaine dʼantifas » et à ce moment-là, il a « reculé ». Hugues le reprend et dit : « non ! tu tʼes enfui », il poursuit : « c’est interdit de faire ça, cʼest pas les valeurs qu’on défend, d’entraide, de communauté, etc. Cʼest comme les spartiates, ton bouclier protège celui à côté de toi, donc si tu tʼenfuis, cʼest les autres que tu mets dans la merde ». Hugues explique que Auguste est militant depuis 3 ans mais que ça ne l’empêchera pas d’être « viré » si ça se reproduit. Alexis, un autre responsable, explique que les antifas sont allés « parader » sur les réseaux sociaux en se vantant de les avoir battus, ce qui selon lui nʼétait pas arrivé depuis plusieurs années. Hugues explique aussi que ce genre de situation remotive les antifas, que les beaux jours arrivent et quʼils vont sortir davantage, sʼentraîner et que ce genre de conflit risque dʼarriver plus souvent. À la fin du cercle, Mathias, un des militants présents au moment des faits, arrive avec un cocard et prend la parole pour débriefer la bagarre.
À la différence de la stratégie de communication qui cherche à s’écarter de tout rapport à la violence physique pour que les médias parlent du mouvement, le cadrage local s’appuie un sens de l’engagement différent et contraint les militants à se socialiser à ce type de violence. Ce sont notamment les militants insérés par ailleurs dans des groupuscules violents qui vont maintenir les normes et les valeurs de la sous-culture d’extrême droite. Les enjeux locaux reposent sur la crédibilité des Identitaires au niveau de la « rue » et dans leur capacité à imposer un rapport de force et de violence physique à leurs opposants. Les militants issus de la sous-culture ne veulent pas se faire « ridiculiser » sur les réseaux sociaux et les contraintes qui pèsent sur eux vont être transférées à l’ensemble de la communauté militante. C’est par exemple le cas du style casual. Au départ, il définit un type de hooligans anglais qui adoptent une apparence vestimentaire ordinaire et revendiquent la violence comme un style de vie (Collinet. Al., 2008, p. 38). Le style casual s’est peu à peu étendu aux autres pays européens et a été importé chez les Identitaires par des militants issus des stades de football. En fonction des périodes et des villes, les groupes de supporters ont pu être des réseaux de recrutements privilégiés par GI. Bien que ce style vestimentaire permette au premier abord de ne pas être identifié par le plus grand nombre, il constitue un élément distinctif puissant pour ceux qui savent le reconnaître :
Étienne : Alors je sais que ça perd vraiment de son influence, mais porter du Stone Island ou du (inaudible) compagnie, faut lʼassumer le truc, tu vois ? Au début, moi quand je suis arrivé, je me souviens au stade, jʼavais une paire de tribande et jʼavais une veste Lonsdale. Et cʼest tout. Après, jʼai commencé à avoir une veste Lyle tout ça, puis après les sambas (type de chaussure de sport). Avant, jʼavais des gazelles et globalement, enfin tu vois, cʼest… il faut lʼassumer à chaque fois, tu vois. Ça veut dire quoi faut l’assumer ? C’est-à-dire que dans la rue, si quelquʼun te dit ouais tʼes politique, ben tu dis oui et tu assumes, cʼest-à-dire que tu ne diras pas : ah non ! Si cʼest un antifa, tu ne diras pas : ah non ! (…) Et cʼest pour ça que tu as de temps en temps… quand on va voir quelquʼun qui va arriver avec trois vestes Stone Island et tout, tu vois, on va se dire lui il a intérêt dʼassumer quoi derrière ! Et c’est ça. Je pense que quelquʼun qui nʼest pas du stade ne le verra pas forcément. Il ne se dira pas tien, il est habillé comme ça, il va falloir quʼil assume.
Marcher dans la rue, aller dans un bar, faire un stickage ou revenir d’un rassemblement avec des militants « lookés » expose l’ensemble du groupe à des altercations potentielles. En s’engageant dans l’organisation, les « néo-GI » vont donc devoir se socialiser à cette réalité qui peut leur sembler parfois bien éloignée du cadrage médiatique.
Différentes formes de désengagement
Dans certains cas, la découverte de cette dimension violente du militantisme Identitaire peut dissuader un « néo-GI » de poursuive son engagement dans une section locale. C’est le cas de Rémi qui est resté 6 mois au sein de la section toulousaine pendant l’année 2022. Il n’est pas issu de la sous-culture d’extrême droite et ne s’est jamais battu avant de rencontrer les militants de « Furie Française ». La découverte de ce rapport à la violence physique lors de ces premières interactions avec la section locale va participer au fait qu’il renonce à son engagement :
Rémi : Quand il y a eu lʼaltercation avec le gars… Bon il sʼest aussi un peu énervé. On ne va pas se mentir, il était avec sa copine, parce que sʼil était avec d’autres gars, ça aurait pu partir. On était en train de sticker dans un quartier de Toulouse. Et bon, il y a un gars qui se promène. Cʼest peut-être un ancien antifa ou je ne sais pas quoi. Il est un peu vieux. Et oui, il commence un peu à sʼénerver. Ça aurait pu partir. Je trouve ça con. En-tout-cas, moi cʼest pas... si jamais ça part, cʼest quʼon sʼest planté. (…) Est-ce que tu as des souvenirs de discussion ou tu tʼes senti en décalage ? Ben oui, la discussion quand on était au bar avec Hugues, il parlait dʼexploit de bagarre et tout. Mais en fait, cʼest au fur et à mesure, jʼai compris que ce n’était pas trop ma place. Et peut-être même pas du tout. Bon, cʼest pas étonnant, c’est juste… Je comprends un peu mieux où on est et qui sont les gens !
Bien que la découverte de cette violence physique puisse être un facteur du désengagement, elle ne doit pas éclipser d’autres éléments qui peuvent concerner l’épuisement des rétributions [10], la disparition des idéaux ou la transformation des relations de sociabilités (Fillieule, 2022). Pour les militants évoluant dans la sous-culture, les facteurs du désengagement diffèrent de ceux qui affectent les « néo-GI ». Le départ de certains militants considérés comme capables de se battre peut transformer l’identité locale de l’organisation et faire vaciller l’engagement des « polyfafs ». C’est ce qu’explique Hugues quand il raconte ses doutes quant au maintien de son engagement après le départ de plusieurs militants qui lui « ressemblaient » fin 2019 :
Hugues : Donc on sʼest retrouvé avec une équipe… Enfin… Moi ça ne me vendait pas du rêve. En fait, je passe dʼune équipe où tʼas Mathias, tʼavais Guillaume, un mec dans le même style que moi. Voilà, tʼavais Julien, tʼavais Thomas, un autre militant de chez nous, un mec comme moi. Ouais, enfin, on avait une équipe... En gros, pour te donner un ordre d’idées, on avait proposé une Free aux hooligans de Toulouse et ils lʼavaient refusée. Ah ouais ? Donc je passe de cette équipe-là ou tʼas les mecs à droite, à gauche, à un truc… Bah en fait les seuls qui venaient du milieu à part moi, cʼétait Arthur et Julien. Mais Julien allait bientôt quitter le groupe. Et les autres… Cʼest pas des gens qui, enfin… Cʼest pas les gens qui me ressemblaient quoi. (…) Et du coup, au final, je suis resté parce que je savais que si je commençais à partir aussi, sans vouloir me jeter des fleurs, je pense que… jʼétais sûr que ça partirait dans tous les sens.
On voit que les règles qui s’appliquent au niveau local ne sont pas les mêmes que celles qui sont entretenues par la stratégie de communication. Les enjeux de la sous-culture d’extrême droite structurent les réalités militantes locales. Elles constituent les normes légitimes et sont incarnées par des militants qui ont été socialisés dans cet espace.
Des luttes autour de l’identité collective
Les leaders locaux de GI ont bien perçu ce décalage entre les militants. C’est notamment ce qu’exprime un leader toulousain quand il m’explique qu’il faut « déradicaliser » une partie des membres et « radicaliser » une autre partie. Il fait référence au fait que certains militants sont socialisés dans un espace qui revendique un esprit de bande, la violence physique et une esthétique particulière, quand d’autres y sont totalement étrangers. En arrivant dans une section locale, ces derniers découvrent la présence de militants issus des groupes de supporters ultra, le style casual et les altercations dans la rue du fait qu’ils appartiennent à la communauté militante. Ils découvrent également que la violence n’est pas uniquement symbolique comme la communication du mouvement pourrait le laisser paraître, mais qu’elle peut se traduire physiquement dans les relations conflictuelles aux groupes antifas. Cependant, cela n’empêche pas les militants quand ils sont face aux médias [11], de se positionner contre la violence physique et de maintenir le cadrage médiatique. Les leaders locaux ont conscience de l’importance de ces deux dimensions : l’engagement d’individus appartenant à la sous-culture permet de maintenir la crédibilité de GI dans l’espace des groupuscules d’extrême droite et l’engagement d’individus qui n’ont pas été socialisés par cet espace apporte ce crédit de « normalité » pour la communication. La figure du « bon » militant Identitaire se trouve à la jonction de ces deux dimensions.
Ces différentes trajectoires biographiques ne sont pas neutres en ce qui concerne la perception de l’identité collective de GI. En effet, elles vont générer des luttes internes. C’est le cas sur le choix des profils à recruter : après l’émergence de Génération Zemmour en 2021, qui constitue un concurrent de poids, mais apparaît également comme un réservoir militant incontournable, un cadre de la fédération de Toulouse propose d’essayer de recruter à GZ Occitanie. Pour certains militants issus de la sous-culture, les membres de GZ sont perçus péjorativement et ils ne veulent pas être associés à eux : « oui mais si c’est pour récupérer tous les bolosses… » [12]. Les luttes locales peuvent également porter sur l’apparence des uns et des autres : à la fin d’une réunion, un nouveau militant qui ne s’habille pas avec le style casual se fait interpeller par un autre membre qui est proche des groupes de supporters ultra : « bon par contre on vient pas habillé comme des pédés ici » [13]. C’est aussi le cas au moment de la dissolution de Génération Identitaire en 2021. Certains militants appartenant et se réclamant de la sous-culture ont bien accueilli la dissolution, considérant que GI était en train de devenir un « FNJ bis ». Le cadrage médiatique, comme la modification des couleurs de l’organisation en 2018, a pu être perçu comme une menace pour l’identité locale défendue par ces militants. À l’inverse, ceux qui se trouvent plus à l’écart de cette sous-culture ont eu tendance à percevoir la dissolution comme un coup d’arrêt.
En définitive, il faut se méfier d’une perception excessivement stratégique du travail de cadrage médiatique par les leaders. Les processus de cadrage et les différentes formes de contestation internes auxquelles ils s’exposent peuvent en effet revêtir des dimensions conflictuelles. La stratégie médiatique de GI produit des normes que l’organisation tente de faire respecter. Tout du moins dans chaque action collective réalisée au nom de GI. Mais ce cadrage médiatique coexiste avec un second cadrage qui lui s’appuie sur des normes déterminées par l’espace de la sous-culture d’extrême droite dans lequel évoluent les sections locales de GI, et qui sont incarnés par des militants qui appartiennent encore pleinement à cet espace. C’est par une analyse des interactions militantes au niveau local qu’il devient possible de mettre au jour les enjeux qui traversent le mouvement Identitaire. C’est à travers la compréhension de ce double travail de cadrage et des contraintes qu’il fait peser sur l’organisation au niveau local et national qu’on peut comprendre comment le mouvement Identitaire a pu en même temps bannir et maintenir la violence physique.