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Recension Histoire

Soumis à la question

À propos de : Faustine Harang, La Torture au Moyen Âge (Parlement de Paris, XIVe-XVe siècles), PUF


par Arnaud Fossier , le 19 mars 2018


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N’en déplaise à notre imaginaire contemporain, le Moyen Âge ne fut pas un temps plus tortionnaire que d’autres. À partir d’une enquête dans les archives du Parlement de Paris, Faustine Harang montre que le système judiciaire médiéval fit de cette pratique un usage réduit et, surtout, fort contrôlé.

À Londres, Prague ou Amsterdam, Lucques, Carcassonne, Bruges et Tolède : on peut aujourd’hui visiter un peu partout en Europe les musées de la torture et frissonner devant leurs effroyables chaises cloutées ou piloris d’un autre âge. Une enseigne racole, en lettres gothiques sur fond rouge : «  Musée de la Torture  » et, le plus souvent, «  du Moyen Âge  ». Le cliché a la vie dure et l’âge dit «  moyen  » semble condamné, dans les représentations collectives, à n’être que celui des violences brutales et perverses. Ce n’est donc pas le moindre des mérites du livre de Faustine Harang, dédié à la «  question  » - puisque c’est ainsi que l’on appelait, en droit, la torture - que d’en finir avec cette idée reçue qui fait les délices du touriste-voyeuriste d’aujourd’hui. L’historienne montre en effet qu’en dehors de la répression des hérésies, la place de la torture dans le système judiciaire médiéval fut non seulement réduite, mais aussi très contrôlée.

Terrain d’enquête

Dans ce livre tiré de sa thèse de doctorat [1], écrit dans une langue claire et agréable, mais allégé de l’appareil critique, F. Harang se propose d’historiciser la pratique de la torture, dite «  gehine  » en ancien français ou «  géhenne  » (un mot que l’on utilisait également en référence à l’Enfer et qui laisse entendre le lien entre la justice de Dieu et la justice des hommes). Elle montre d’emblée que la naissance de la torture en Europe, à laquelle les Romains recouraient déjà [2], s’ancre dans un moment bien précis du Moyen Âge. Introduite au XIIIe siècle, cette forme de violence judiciaire est d’abord liée à l’emploi de la procédure inquisitoire qui permet au juge d’user de moyens extraordinaires pour extirper l’aveu de l’accusé. Elle découle également du lent déclin de l’ordalie - cette épreuve de l’eau ou du feu officiellement interdite par le concile de Latran IV en 1215 [3] - que la torture remplace dans le système probatoire occidental, une fois que l’Église lui a donné son aval en 1252.

Il n’est pourtant guère question de l’Église dans ce livre qui se limite au Parlement de Paris et aux juridictions laïques du royaume de France, en particulier à celle du prévôt du Châtelet de Paris, dont le registre criminel a été bien conservé. Le titre du livre peut donc induire en erreur, car il ne s’agit pas d’une synthèse sur la torture, même si l’auteure mobilise parfois d’autres sources (chroniques, lettres de rémission et traités d’inquisiteurs). Nulle comparaison avec l’Angleterre par exemple, où la torture fut interdite par la Magna Carta de 1215, pas plus qu’avec l’Inquisition qui, pourtant, donna le ton par sa chasse aux hérétiques et aux sorciers.

Mais ce sont là des terrains d’enquête mieux connus, grâce aux travaux des historiens du droit italiens et à l’abondante littérature anglo-américaine sur le sujet. En France en revanche, F. Harang dit qu’il existe un vide historiographique relatif - affirmation qui ne manque pas d’étonner quand on sait que les spécialistes du procès s’y intéressent depuis longtemps - qui justifie qu’une étude entière y soit consacrée. En dépit d’ailleurs des lacunes documentaires : on trouve en effet peu de mentions explicites de torture dans les registres du Parlement, même si les interrogatoires menés sous la contrainte devaient être obligatoirement transcrits, et c’est donc plutôt par le biais des appels audit Parlement qu’il est possible d’identifier les gens soumis à la torture, ou bien dans le Registre criminel du Châtelet qui fournit, pour la fin du XIVe siècle, une série de 95 individus ayant fait l’objet d’une sentence de question.

Hommes infâmes

Pour que la torture ait lieu, il fallait d’abord qu’un juge la décide sous forme de sentence «  interlocutoire  » (prononcée en cours de procès), et ce après «  information  » ou enquête menée à partir de l’audition des témoins, puis mûre délibération nécessitant parfois la convocation d’experts. En l’absence de preuves matérielles et de témoignages concordants, la question était donc un ultime recours et ne constituait qu’une étape facultative - une «  option  », comme l’écrit F. Harang - de la procédure inquisitoire ou accusatoire. Son but était en tout cas de faire la lumière sur un crime en extorquant l’aveu du suspect.

Certains crimes appelaient plus systématiquement la question que d’autres, en particulier les vols (qui représentent 80 % des cas de torture du Registre du Châtelet), les incendies, les actes de violence (y compris les viols) et bien entendu les meurtres. Les crimes «  énormes  », passibles de peine corporelle ou capitale, ainsi que les atteintes à l’ordre public (trahison, crime de faux, empoisonnement et sorcellerie), justifiaient également le recours à la torture, mais F. Harang n’en évoque guère la spécificité et les quelques pages qu’elle y consacre témoignent d’une méconnaissance de la bibliographie.

La mauvaise renommée (mala fama) du suspect jouait un rôle primordial dans le déclenchement de la torture, au point d’«  aboli [r] toute forme de privilège [social]  ». Les vacillations et les embarras du prévenu, ainsi que sa réputation, voire ses antécédents criminels [4], justifiaient en effet que l’on ordonne la torture. L’individu supplicié ne l’était donc pas tant pour ce qu’il avait fait que pour ce qu’il était. Au besoin, les juges pouvaient même fabriquer la mauvaise renommée d’un accusé, en torturant des témoins pour qu’ils accusent un tiers. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que les victimes de la torture judiciaire aient été majoritairement des marginaux, parfois même des lépreux (soupçonnés d’empoisonner les puits), la marginalité et le vagabondage constituant des circonstances aggravantes.

Cela étant, F. Harang met en garde contre l’idée facile d’une stigmatisation judiciaire, accrue par la torture, des pauvres et des marginaux. Même les bourgeois, pourtant partie prenante des pouvoirs publics et bénéficiant souvent d’exemptions, pouvaient être torturés. Leurs privilèges n’avaient aucune valeur devant les cours royales qui ne faisaient pas de distinction de classe. De même, la torture des nobles était bel et bien admise (contre le principe de droit romain qui exemptait les honestiores). Quant aux clercs, en théorie protégés par le privilège du «  for  », ils pouvaient être déférés devant la justice royale dans les cas dits «  privilégiés  » (port d’armes, fabrication de faux, lèse-majesté, etc.) et n’étaient pas complètement dispensés de la procédure extraordinaire.

Corps martyrs

Une fois la sentence interlocutoire de la question prononcée, on amenait le prévenu en un lieu spécial - pour le Parlement, il s’agissait de la tour Bonbec à la Conciergerie (ainsi baptisée parce qu’on y avait «  bon bec  », autrement dit que l’on y était invité à parler), et pour le Châtelet, d’une chambre spéciale de la question. Ailleurs, c’est-à-dire pour les juridictions inférieures, urbaines ou seigneuriales, qui jugeaient en première instance, il s’agissait généralement de la prison.

L’exécuteur des «  hautes œuvres  » n’était autre que le bourreau, à moins qu’il ne s’agisse du geôlier ou d’un sergent du roi, mais il y n’y a guère qu’à la capitale que le métier de tortionnaire se professionnalise au début du XVe siècle. Au Châtelet notamment, un sergent à verge dont les connaissances en anatomie se précisent au fil du siècle se voit attribuer le rôle de «  tourmenteur  » (en parallèle de ses fonctions habituelles), puis la qualité de «  questionneur  » devient un office à part entière à la fin du XVe siècle.

Oublions l’image d’un dramatique face-à-face entre le tortionnaire et sa victime. Comme le souligne F. Harang, les personnes assistant à la question sont nombreuses, à commencer par les gens de justice (juges, examinateurs et conseillers), ainsi que le greffier chargé de prendre en note tout ce qui se passe, mais aussi des médecins et parfois même des sages-femmes afin de constater les blessures, les viols ou les grossesses (les femmes enceintes ne pouvant être torturées [5]). La torture ne doit engendrer aucune mutilation sur le corps de l’accusé et encore moins le faire mourir ! Tous ces témoins servent donc à valider la bonne tenue de la procédure.

Si la torture s’apparente à «  une brutale intrusion dans l’âme par l’intermédiaire de la chair  » (p. 5), qui n’est évidemment pas sans rappeler l’effroyable récit de la Colonie pénitentiaire, et si elle vise à arracher une vérité qui se loge dans le corps, le tortionnaire ne peut utiliser que des moyens licites. Le premier est celui de la compression des membres : le prévenu est dénudé, puis étendu sur le chevalet ou sur le tréteau. Si la victime se refuse à avouer, le bourreau exerce une pression sur le corps étendu sur la poutre et étiré par les pieds et les mains. La deuxième technique - tristement célèbre - consiste à abreuver de force et en continu le prévenu. Troisième scénario, le plus fréquent : on suspend le prévenu au moyen d’une corde passée dans une poulie fixée au plafond, en lui liant les mains dans le dos et en lui mettant des poids aux pieds pour l’alourdir.

Il existait d’autres formes de pression, surtout psychologiques, consistant à menacer, manipuler, et parfois même à simuler la mise à mort. Quant à l’incarcération, elle faisait office de torture quand les conditions de détention étaient rendues insupportables. In fine, ce sont 90 % des individus torturés qui avouent, dont la moitié «  craquent  » à la seule vue des instruments de torture. Cela étant, certains accusés parvenaient à mettre en échec la torture en prenant la fuite ou en adoptant des stratégies d’évitement (consistant, par exemple, à présenter une lettre de rémission devant le Parlement), de mensonge (certaines femmes feignaient une grossesse) ou, plus rarement, de résistance physique.

Qu’il ait avoué ou non, on laissait ensuite le prévenu se reposer (on le nourrissait et on le laissait se réchauffer au coin du feu), non seulement parce qu’il en allait de sa santé, mais aussi parce qu’un aveu n’avait de valeur juridique que s’il était répété spontanément, c’est-à-dire après la séance de torture. Cela pose évidemment le problème, dont les juges étaient parfaitement conscients, du type de vérité que la torture faisait émerger. Selon l’historien du droit Mario Sbriccoli, il s’agit d’une vérité «  artificielle  », construite à des fins judiciaires, voire politiques. En tout cas, c’est une vérité suspecte, qui explique que des garde-fous procéduraux aient été mis en place pour empêcher les faux aveux délivrés par peur de la réitération de la contrainte.

Supplices de la raison d’État

Lorsque le juge était intempérant, mû par la haine, corrompu ou prévaricateur, la voie de l’appel au Parlement - également admise pour les sentences interlocutoires de torture (c’est-à-dire antérieures à l’aveu) - pouvait être empruntée. La Cour sanctionnait alors les excès et abus que la pratique de la torture pouvait susciter et n’hésitait pas à imposer de lourdes amendes aux juges en cause, voire à les priver de leur office. En agissant ainsi, elle contribua à réguler les pratiques et à homogénéiser l’usage de la torture, bien avant que l’ordonnance royale de 1499 n’en fixe les règles à l’échelle du royaume tout entier. Comme le montre F. Harang, c’est bien le Parlement qui, dès les années 1370, s’efforça de dire la norme en se fondant sur les coutumes ou la jurisprudence, puis qui limita l’usage de la question, en interdisant, par exemple, la torture par le feu.

Gardons-nous cependant de toute vision iréniste. Si le recours à la torture judiciaire dans les juridictions laïques resta sans doute exceptionnel durant les trois derniers siècles du Moyen Âge, et si le Parlement n’eut de cesse d’inviter à la modération et répugna lui-même à l’administration de sévices corporels, certaines affaires d’État requirent bel et bien l’emploi de la torture. Dès le début du XIVe siècle (avec, par exemple, l’affaire des Templiers), les grands procès politiques de la monarchie, dont le Parlement fut longtemps exclu au profit de commissions extraordinaires, se caractérisent en effet par un recours à la question d’autant plus spectaculaire qu’il touche les puissants.

Dans le dernier chapitre, F. Harang passe en revue quelques-unes de ces affaires de trahison et de lèse-majesté qui justifièrent la torture de l’accusé : Robert d’Artois en 1331-1332, Jacques Cœur en 1451, Charles de Melun en 1468 ou Jacques de Brézé en 1477. L’immense bibliographie sur le sujet n’est pourtant guère convoquée et, à défaut d’une histoire politique de la torture comprise comme l’horizon de la majesté à la fin du Moyen Âge, il faut ici se contenter de quelques pages convenues sur la «  théâtralisation  » de la justice souveraine (en écho, bien entendu, à «  l’éclat des supplices  » décrit par M. Foucault), l’idéologie du bien public, qui légitime la torture parce qu’elle rétablit l’ordre social et panse les plaies d’une «  communauté souillée par la faute  » (p. 268), et sur le consensus de l’opinion publique (ou «  consentement tacite  » à la torture).

Si l’auteure voit bien que la torture est un outil politique au service de la raison d’État alors naissante, elle n’étudie pas la logique d’ensemble qui englobe aussi les procès pour hérésie ou sorcellerie et qui fait reposer tout l’édifice de la souveraineté moderne sur le crime de lèse-majesté, donc sur l’emploi de la torture. Celle-ci ne fut supprimée qu’à la veille de la Révolution française, sous l’influence d’abolitionnistes comme Cesare Beccaria, mais elle n’en est pas moins restée l’instrument, si ce n’est le socle, de la raison d’État, comme ne manque pas de le souligner F. Harang en conclusion. Si «  les fondements juridiques de la torture se sont écroulés  », les «  ressorts politiques  », eux, ont subsisté et la torture «  n’est jamais autant effectivement utilisée que lorsque la puissance et la sûreté de l’État sont en jeu  ». Nous ne saurions donc en renvoyer la pratique aux temps lointains et barbares d’avant la démocratie, comme si la gégène d’Alger ou les supplices de Guantanamo n’étaient qu’exceptions aussitôt refoulées.

Recensé : Faustine Harang, La Torture au Moyen Âge (Parlement de Paris, XIVe-XVe siècles), Paris, Presses universitaires de France, 2017, 308 p., 28 €.

par Arnaud Fossier, le 19 mars 2018

Pour citer cet article :

Arnaud Fossier, « Soumis à la question », La Vie des idées , 19 mars 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Soumis-a-la-question

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Notes

[1F. Harang, « Savoir la vérité par sa bouche ». La torture judiciaire au Parlement de Paris (XIVe-XVe siècles), dir. C. Gauvard, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.

[2Y. Thomas, «  Les procédures de la majesté. La torture et l’enquête depuis les Julio-Claudiens  », Mélanges à la mémoire d’André Magdelain, M. Humbert et Y. Thomas (dir.), Paris, 1999, p. 477-499.

[3L’ordalie, qui était une manière reconnue par l’Église de recourir au jugement de Dieu, consistait à soumettre l’accusé à une épreuve physique telle que l’application d’un fer rouge sur la peau ou l’immersion d’un bras dans l’eau bouillante.

[4On relèvera ici les quelques pages passionnantes que F. Harang consacre à la question de la récidive et de «  l’incorrigibilité  » (p. 87-89), même si elles n’établissent pas le lien avec la théorie de l’hérétique «  obstiné  » et «  relaps  » et ne mentionnent aucun des travaux majeurs sur la fama.

[5Quelques autres personnes pouvaient être exemptées de la torture : les vieillards, les enfants (soumis à une procédure extraordinaire atténuée), les infirmes et les malades à qui la torture ne pouvait être appliquée sans risque.

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