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Recension

Solidarité ou assurance ?
Les fondements de la sécurité sociale en France


par Jean-Fabien Spitz , le 4 avril 2014


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Conçue à l’origine comme un instrument politique destiné à lutter contre les inégalités, la Sécurité sociale est devenue au fil des années un mécanisme d’assurance mutuelle contre les risques de notre société de marché. Notre démocratie y a sans doute beaucoup perdu.

Recensé : Colette Bec, La Sécurité sociale, une institution de la démocratie, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2014, 336 p., 23 euros.

Tous les acteurs politiques affichent aujourd’hui leur volonté de préserver ce qu’il est convenu d’appeler le modèle social français et, au premier chef, la sécurité sociale qui en est un élément majeur avec ses quatre branches : maladie, accidents du travail, vieillesse et famille. Mais tous ajoutent dans le même souffle que si l’on veut sauver le système, il faut le « réformer ». En clair, cela signifie que l’équilibre entre les contributions patronales et salariales d’un côté et les prestations distribuées de l’autre n’est plus assuré et que le système court à la faillite. Mais puisque toute augmentation des cotisations signifie une hausse du coût du travail – déjà trop élevé en France et à ce titre préjudiciable à la compétitivité des entreprises – la seule solution est de réduire les prestations, par exemple en accroissant la part des dépenses de santé supportées par les mutuelles.

Trois propositions

Le livre de Colette Bec – sobrement intitulé La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie – devrait nous aider à mieux comprendre des enjeux qui sont ici trop dissimulés. Donnons d’abord en quelques mots le nerf de son argumentation, qui tient en trois propositions.

La première affirme que le projet initial qui a présidé à la naissance de la Sécurité sociale au lendemain de la seconde guerre mondiale est aujourd’hui perdu de vue. Contrairement à ce que l’on croit trop volontiers, le projet porté par Pierre Laroque en 1946 ne consistait pas à promouvoir un mécanisme d’assurance mutuelle des acteurs du monde salarial — ou de la « société civile » — contre des risques que comporte nécessairement une société de marché évoluant au rythme des cycles économiques et des révolutions technologiques. Il s’agissait au contraire d’un projet politique de modelage de la société par la production de libertés équivalentes pour tous les citoyens.

La seconde suggère que, dès l’origine, ce projet de solidarité nationale a été miné de l’intérieur par des intérêts particuliers et des corporatismes, en sorte que sa naissance effective a été le fruit d’un compromis ou de concessions aux nombreux groupes sociaux qui entendaient plus se protéger eux mêmes par l’assurance mutuelle de leurs propres membres que prendre part à un projet politique de redistribution des revenus et de garantie universelle des conditions matérielles d’accès à la citoyenneté active, tant politique qu’économique. Le mode de financement assis sur les salaires plutôt que sur l’impôt est une composante de ce compromis — Colette Bec parle de Concordat — et il illustrait dès le départ le fait qu’il devrait nécessairement, tôt ou tard, y avoir un lien entre la qualité de contributeur et celle de bénéficiaire.

La troisième proposition enfin est que, au fil des réformes qui se sont succédé depuis les années 50 et surtout depuis la seconde moitié des années 60, ce compromis a rendu possible une profonde dénaturation du projet initial. Aujourd’hui, la sécurité sociale n’est plus un système de solidarité nationale destiné à garantir la liberté pour l’ensemble des citoyens, mais un système dualiste fondé d’une part sur l’assurance pour ceux qui ont accès au salariat classique et d’autre part sur l’assistance pour tous les autres.

La manière dont Colette Bec développe et assemble ces trois propositions nous donne une vision extrêmement pertinente de l’état social et politique de la France d’aujourd’hui. Son livre nous enseigne en particulier que le vocabulaire couramment employé lorsqu’il est question des activités de l’État social et des dépenses publiques qu’elles entraînent – risque, employabilité, responsabilité, dignité, pauvreté, droits de l’homme — véhicule une conception de la société démocratique qu’il serait souhaitable de formuler explicitement et de soumettre à un examen critique au lieu de l’adopter de manière aveugle. Si nous faisons cet effort de formulation, nous comprendrons que la crise à laquelle la démocratie est aujourd’hui confrontée est issue de la scission entre sa composante politique et sa composante sociale. Il est en effet impossible de conserver une démocratie politique et civile, avec des libertés consistantes et actives, si, comme on veut le faire aujourd’hui, on déconstruit la dimension sociale qui se préoccupe de produire un tissu continu de libertés équivalentes et qui se soucie, par une politique délibérée, de protéger les individus contre les formes d’assujettissement, de précarité, de dépendance et d’irresponsabilité auxquelles les expose inévitablement le libre jeu de la société civile et du marché. Lorsque l’État social n’est plus qu’un mécanisme destiné à assister et à panser les plaies des inévitables perdants de cette concurrence déloyale, il a cessé d’être l’institution indispensable qui permet à l’ensemble des membres d’une société d’individus de former une « démocratie », c’est à dire une société où chacun a l’assurance de ne pas être un simple moyen de la prospérité des autres.

Il convient donc d’expliciter chacune des trois composantes du raisonnement de Colette Bec pour comprendre comme elles convergent vers cette conclusion.

La synthèse libérale démocrate

Le projet de fondation de la sécurité sociale au lendemain de la guerre est issu, selon Colette Bec, de la philosophie politique solidariste, dont les premiers développements remontent à la fin du XIXe siècle. Cette conception met l’accent sur l’existence d’une solidarité objective entre les membres des collectivités politiques modernes, en sorte que chacun est le collaborateur de tous et que personne ne peut se prétendre solitairement l’auteur, le responsable, et par conséquent le propriétaire exclusif des biens et des richesses que génère son activité dans ce contexte d’interdépendance généralisée. Cette solidarité objective induit l’idée que la société repose sur un quasi contrat par lequel chacun s’engage à mettre les ressources qu’il engendre au service de la communauté autant que cela est requis pour procurer à chacun les moyens indispensables à une individualité libre (éducation, logement, transports, soins, retraite) et à une citoyenneté réelle. La solidarité instituée – l’usage des ressources sociales pour la constitution des libertés communes – doit donc répondre à la solidarité objective.

Une telle approche de la réalité sociale fait apparaître plusieurs points saillants qui, aujourd’hui peuvent paraître paradoxaux.

Tout d’abord l’idée que l’individualité n’est pas une donnée de la nature, et que la capacité à être un individu, à agir de manière autonome, est au contraire la conséquence d’institutions collectives qui en construisent politiquement les moyens et l’effectivité. L’une des composantes de l’individualité est bien entendu la responsabilité, en sorte que cette dernière ne peut être tenue pour une donnée de l’action humaine, mais qu’elle doit être, là encore, l’objet d’une construction politique. La conséquence est que seuls peuvent être tenus pour responsables de leurs actes et de la situation dans laquelle ils se trouvent des individus qui ont accès à des moyens d’exercer cette responsabilité.

En second lieu, l’idée que la liberté effective des individus est elle aussi le produit d’une politique active et non d’un miracle de la nature. Elle suppose des médiations institutionnelles et des décisions politiques qui arbitrent entre le droit que les acteurs ont d’être laissés libres de toute interférence et le droit de la collectivité de limiter leurs actions pour conférer à tous une même capacité réelle d’agir de manière autonome. En dehors de cette médiation politique, la société des individus se contenterait de consacrer la domination des forts sur les faibles, de ceux qui ont la chance d’être nés là où il faut sur ceux qui n’ont pas eu cette chance.

En troisième lieu, l’idée que la démocratie, c’est-à-dire une société d’individus qui aspire à la légitimité, ne peut pas se contenter de l’égalité des droits sous une loi impersonnelle mais qu’elle doit procéder à cette construction politique des libertés de tous sous peine de s’exposer à un grave déficit non seulement de légitimité mais aussi de cohésion sociale.

Enfin l’idée que la liberté ne se conquiert pas contre l’État mais par lui, par une puissance publique qui en instaure les conditions et veille à leur respect. De ce point de vue, la thèse selon laquelle l’État serait l’ennemi de l’indépendance et qu’il étouffe une « société civile » qui n’aspirerait qu’à vivre de ses propres lois et selon ses propres modalités est une fiction dangereuse. Comme l’expliquait déjà Charles Dupont White au milieu du XIXe siècle, là où l’État se retire ce n’est pas la liberté qui apparaît, mais la domination des puissances privées ou des castes (Dupont-White, 1857).

Cette philosophie est au principe du projet de Pierre Laroque. La sécurité sociale, pour lui, n’était pas une assurance mutuelle que les salariés souscriraient pour se prémunir contre des risques, mais la manifestation d’une solidarité nationale dans laquelle chacun doit à tous les autres la couverture de ses besoins essentiels ainsi qu’une possibilité égale d’agir comme un citoyen indépendant et autonome. L’obligation – il ne s’agissait pas d’une assurance volontaire – et le fait que les prestations ne devraient pas être réservées aux seuls cotisants étaient les conséquences de ces principes. Comme dans le cas de l’obligation scolaire, l’intervention de la puissance publique dépossède en quelque sorte l’individu du pouvoir de juger de ce qui est bon pour lui, de la question de savoir s’il veut ou non s’assurer. Mais, comme l’écrit Colette Bec, « la force collective résultant de l’ensemble des adhésions individuelles produit en retour une protection que l’individu seul ne peut assumer » (p. 60-61). Autrement dit, c’est grâce à cette solidarité impulsée par la politique que l’indépendance formelle de l’individu, souvent synonyme d’impuissance, peut se transformer en véritable liberté. Mais cette transformation, à son tour, exige que l’on abandonne l’idée d’auto-régulation sociale et la thèse selon laquelle les individus ont d’abord à se protéger eux mêmes, par leurs propres initiatives ou par leurs associations volontaires, et que l’on envisage au contraire la politique comme le seul cadre dans lequel peut s’élaborer une maîtrise efficace de l’insécurité sociale. Elle exige donc que l’on comprenne à quel point l’accès à la liberté commune « par le seul arrachement aux hiérarchies et aux contraintes » imposées par la société d’ordres – donc par la seule égalité des droits — « ne peut pas s’effectuer également pour tous car elle est déterminée par les inégalités de position sur lesquelles l’abstraction du droit n’a aucune prise ».

Le « moment » de 1946 est donc bien celui d’une organisation réfléchie de la société, du constat que l’ordre spontané et autorégulé des libertés est une illusion, que la démocratie exige la construction d’un cadre collectif qui rend l’émancipation individuelle possible, et que la liberté n’a de chances de devenir une réalité que par un ensemble de médiations publiques qui doit couvrir l’ensemble des secteurs de la société – y compris l’économie, la propriété et le contrat de travail – où le libre jeu des facteurs tend au contraire à créer et à entretenir des relations d’assujettissement qui sont aussi des facteurs d’irresponsabilité, de blocage et d’immobilisme des individus. « Dans cette nouvelle architecture, écrivait déjà Colette Bec en 2007, l’élément essentiel à souligner est le fait que le droit social ne part pas du principe de l’égalité, mais bien au contraire du constat des inégalités de fait vis-à-vis desquelles il va construire des dispositifs différenciés de compensation et de protection en vue d’une plus grande égalité » (Bec, 2007, p. 190). Nous sommes là, ajoute-t-elle, « au cœur de la tension démocratique essentielle qui vise à articuler l’indispensable principe d’universalité dont l’État est le garant et la non moins indispensable prise en compte des différences, des particularités, des inégalités ». Cependant, la puissance publique ne prend pas en compte ces différences et ces inégalités pour les conserver dans leur particularité, mais bien pour les insérer dans une appartenance commune en surmontant ce qui, en elles, fait obstacle à cette commune appartenance (Bec, 2007, ibid.).

« Le ver était dans le fruit »

Dès l’origine, le patronat a renâclé à entrer dans une logique de solidarité nationale et souhaité s’en tenir à l’idée que la sécurité sociale est une protection que le travailleur se procure dans la société civile grâce à son appartenance à un groupe professionnel. Il souhaitait donc une distinction tranchée entre l’assurance (chaque groupe professionnel s’assure par un mécanisme relevant de la société civile et de l’association, non de l’État et de la solidarité nationale) et l’assistance (l’État alloue un minimum à ceux qui ne sont pas capables de s’assurer eux mêmes). Cette aspiration patronale rejoignait aussi des corporatismes syndicaux exprimant le refus de certains groupes professionnels organisés et prospères de faire société avec les pauvres, de construire avec eux des mécanismes de solidarité nationale. Depuis le début, écrit C. Bec, « l’organisation de la sécurité sociale est traversée par cette mise en cause du projet initial par des logiques ‘corporatistes‘ » (Bec, 2014, p.190) et la prolifération des « régimes spéciaux » en est la marque.

À cet égard, l’idée que le financement doit reposer sur les seules cotisations salariales et patronales était grosse de dangers parce qu’elle engendrait inévitablement de considérables problèmes en période de chômage. C’était aussi un système qui permettait d’épargner entièrement les revenus du capital car, d’une manière ou d’une autre, les cotisations patronales sont des prélèvements sur le salaire. Ce sont donc les salariés qui financent l’ensemble de l’édifice, au moyen de cotisations qui non seulement ne sont pas progressives mais qui, initialement, étaient plafonnées. Contrairement à ce qui se passe dans les autres pays de l’OCDE, où la part des cotisations sociales prélevées sur les salaires représente 9,9% du PIB, cette part monte à 19,5% en France ; inversement, l’impôt sur le revenu – le seul prélèvement progressif – ne représente que 6% du PIB en France contre 11,5% en moyenne dans les pays de l’OCDE (Bec, 2014, p. 199). Il y a donc une contradiction entre le projet de solidarité et les modalités de son financement.

La dérive du système

Cette contradiction, rançon du corporatisme et de la frilosité devant l’idée de solidarité nationale, est à l’origine des difficultés actuelles. Elle a aussi correspondu à un dévoiement initial qui a substitué l’idée d’assurance à celle de redistribution, et l’idée de garantie contre des risques propres aux salariés au projet politique consistant à assurer à tous un accès aux conditions d’une liberté réelle et d’une citoyenneté active. Ce dévoiement était d’autant plus dommageable que, dans le projet initial, les prestations n’étaient pas liées à la qualité de cotisant, et que le budget de l’État était mis à contribution pour financer le système, alors que, dans les faits, le mode de financement retenu conduisait les contributeurs à considérer comme des charges indues tout ce qui ne relevait pas de l’assurance mutuelle des salariés. Le repli de la sécurité sociale sur une mutuelle salariale était en germe dans les origines, bien que l’objet du social ne soit pas, dans son principe, d’assurer les salariés contre les risques lorsque ceux-ci se matérialisent, mais de garantir à la population dans son ensemble un accès à des conditions de vie et d’emploi (par la formation en particulier) capables de faire en sorte que les risques ne se matérialisent pas.

La notion de risque, indissociable de celle d’assurance, n’était donc pas primordiale dans la démarche initiale : il ne s’agissait pas d’appeler les individus à assumer seuls leur autonomie en ajoutant que l’État les aidera s’ils se trouvent dans des situations dans lesquelles les risques se sont matérialisés. Il s’agissait au contraire de créer une société dans laquelle les citoyens sont protégés au maximum contre le fait que le risque se matérialise, c’est-à-dire de construire une forme d’autonomie que les individus ne peuvent pas se procurer par eux mêmes dans la fameuse « société civile », mais qui ne peut exister que par l’intégration dans une société donnant à chacun les moyens de se former, de se loger, de se mouvoir d’un lieu à un autre et d’un emploi à un autre.

En vérité, dit Colette Bec, on a insidieusement substitué une notion de risque à une autre. Fonder la sécurité sociale, c’était dire que le risque est structurel, qu’il est inhérent à une société de libre concurrence, qu’il est inévitable que des inégalités considérables apparaissent, et que les individus qui en sont victimes seront incapables, parce qu’elles sont cumulatives et reproduites, d’en combattre les effets par leurs propres moyens. Dans une optique de ce genre, le risque est propre à la forme de société, et il n’est pas imputable à une faute des individus, à une négligence, à un manque de responsabilité. C’est précisément cette vision du risque inhérent à une société de concurrence qui fonde la régulation politique pour le prévenir : si les situations dégradées sont prévisibles, si l’on peut anticiper quelles sont les personnes qui seront touchées, si la précarité des uns, sur le marché, est l’effet de l’action des autres, il est légitime que la collectivité intervienne pour renforcer la main de ceux qui sont inévitablement affectés par le mode de régulation qu’elle a choisi et dont nous devons assumer collectivement les conséquences. Mais dès l’origine, cette notion de « risque social » ou structurel est recouverte par l’idée toute différente selon laquelle les individus, dans une société de concurrence, courent des risques individuels auxquels tous sont peu ou prou exposés de manière « égale ». La bonne manière de réagir contre ces risques serait alors de faire appel à une assurance volontaire qui a un prix pour chacun et qui encourage les individus à faire preuve de prudence. Cette seconde vision du risque rejette toute idée de solidarité sociale a priori parce que, à ses yeux, elle encourage les comportements irresponsables tout en sapant les institutions de la société civile (la famille, le mutuellisme) qui sont à la fois naturellement bien placées pour gérer les risques et indispensables à une bonne cohésion sociale.

La dualisation : assurance et assistance

L’ambiguïté initiale ne sera jamais levée et elle va même s’accentuer au fil des années. Protection mutuelle contre les risques ou solidarité nationale ? Protection des travailleurs ou droits du citoyen en tant que citoyen aux conditions matérielles d’une action et d’une existence indépendante ? Chaque fois que le déficit va apparaître, c’est-à-dire quasiment en permanence puisque le mode de financement est d’emblée inadapté, le système aura tendance à se rétracter vers la première réponse et à refuser les charges indues en prônant la séparation nette entre une protection assurancielle pour les titulaires de statut professionnel, et la compassion assistancielle pour les autres. Les syndicats et le patronat se rejoignent sur cette position, soutenant les uns et les autres que les salaires n’ont pas à assumer la solidarité nationale et qu’il s’agit de charges pesant de manière indue sur les salaires.

On passe alors d’une conception de la protection sociale à une autre. Alors que le projet initial consistait à faire que les individus aient accès, par l’action de la collectivité, aux moyens de se protéger et, ainsi, de ne pas avoir à recourir à une aide quelconque, la protection sociale fonctionne désormais de plus en plus comme un mécanisme qui se déclenche lorsque le risque se matérialise, comme s’il n’avait pas été possible de l’anticiper et de le prévenir. Alors que, dans le projet initial, il était clair que le soin de se procurer les conditions d’une action indépendante ne pouvait incomber aux individus seuls et que cela relevait de la solidarité nationale, c’est désormais à eux que cette « tâche » est dévolue, tandis que la « protection sociale » n’est plus censée venir à leur secours que lorsqu’ils sont « frappés », « victimes des accidents de la vie », comme si ces derniers étaient imprévisibles, comme si chacun pouvait avoir la même responsabilité de les éviter, comme si la possibilité de s’en prémunir ne dépendait pas avant tout de facteurs structurels, et comme s’il n’appartenait pas à la collectivité de tenter de les juguler.

Sous l’impact de ces nouvelles représentations, le système se fragmente ou se dualise. D’un côté ceux qui ont un emploi et qui, exposés à des risques limités, peuvent les gérer sur le mode de l’assurance mutuelle. De l’autre, ceux qui sont à la fois exposés aux risques majeurs et qui sont incapables d’assumer seuls les frais de l’assurance ; pour ces derniers, l’État intervient sous la forme de l’assistance. Dans ce système dualiste, la notion selon laquelle les besoins essentiels au fonctionnement civique sont couverts pour tous a laissé la place à l’idée que la protection est garantie par des mécanismes qui, dans les deux cas, la rendent conditionnelle. Dans le premier cas, elle est subordonnée à l’intégration dans un emploi salarié ; dans le second, elle est tributaire de la bonne volonté de l’État et surtout de la situation comptable. Or cette dernière subit la pression constante des exigences de la compétitivité (et de la limitation des dépenses publiques), alors même que l’assistance est une simple gestion des effets et que, à ce titre, elle est à la fois couteuse et inefficace du point de vue de l’accès à l’indépendance. Au contraire, elle stigmatise et enferme les soi disant bénéficiaires dans une spirale de la dépendance et de l’exclusion. Pourtant, dans le même temps, la société civile ainsi autonomisée et le marché qui la régulent produisent de plus en plus d’exclus, créant ainsi un appel sans cesse plus important à l’assistance.

La sécurité sociale a donc cessé d’être un instrument solidaire d’intégration des libertés pour se muer en adjuvant, en roue de secours d’une économie efficace. Elle a pour double objet de prendre en charge les effets négatifs et perpétuellement reproduits d’une société de marché, qui jette dans la mêlée des individus cumulant des handicaps structurels que l’on n’a pas cru devoir empêcher a priori de produire leurs effets, et de remodeler dans le même temps le droit du travail de manière à faciliter leur employabilité. On abandonne progressivement l’idée d’une lutte contre les inégalités (qui paraît à la fois vaine et contre productive) au profit d’une « lutte contre la pauvreté », contre l’exclusion, au nom d’une justice sociale dont les principes semblent désormais répondre à la logique de l’aide aux « personnes en difficulté » et non à celle de la construction d’une société permettant la coopération entre personnes libres et égales.

Si la solidarité initiale (celle de 1945) entendait, par une politique visant à donner une réalité effective aux droits sociaux, assurer l’intégration de chacun dans la collectivité en le produisant comme un individu libre, la pseudo-solidarité telle qu’on la conçoit désormais, dit Colette Bec, « est une solidarité d’accrochage conditionnelle et révocable, qu’incarnent des interventions de compensation et de responsabilisation liées à des droits individuels ; elle vise à sauvegarder une cohésion sociale minimale par une relation assistancielle qui se défend de l’être » ( p. 224). Les aides distribuées n’ont pas pour objet de rétablir une articulation entre les individus et la collectivité, mais d’empêcher les atteintes à la dignité des personnes, tout en soulignant que les individus concernés sont isolés de la totalité sociale qui, quoi qu’il en soit, n’a aucune responsabilité dans ce qui leur arrive, car il s’agit seulement des « scories » ou des accidents de la fameuse société civile autorégulée.

Mais si l’intervention publique change de sens, son emprise ne diminue pas. Elle peut même s’accroître, car la mise en en œuvre du programme d’autonomisation de la société civile et de « responsabilisation » des individus provoque des inégalités et des exclusions qui impliquent l’intervention de l’État pour modérer les tensions sociales qui en résultent. En termes d’efficacité, ce système boursouflé qui guérit ou tente de guérir les accidents de parcours soi disant individuels est sans doute bien moins satisfaisant qu’un système qui interviendrait en amont pour intégrer les individus à un tissu social continu et les soutiendrait activement dans l’exercice de leur liberté. Il coûte aussi cher, sinon plus, mais les arguments comptables peuvent jouer à son encontre comme ils ne le pouvaient pas contre la solidarité initiale : le coût du travail est trop élevé, les dépenses d’assistance sont improductives, elles sont destinées à des individus qui n’ont pas été assez prudents ni responsables, elles entretiennent l’inactivité, leur niveau doit être fixé en fonction de ce que la stabilité sociale (et les contraintes financières) peut tolérer mais pas en fonction de considération de liberté ou de justice.

La puissance publique est alors prise en tenaille entre ces considérations « comptables » et la nécessité de continuer à répondre à une demande sociale qui, loin de faiblir, « trouve dans l’insécurité due à l’ouverture et à l’interdépendance des économies de nouvelles raisons de s’exprimer » (p. 48). Car si l’État se désinvestit de la production de la liberté, il se réinvestit massivement dans la gestion de l’exclusion au nom des droits de l’homme, avec une inefficacité programmée qui le décrédibilise un peu plus tous les jours, qui contribue à une dépolitisation déjà fortement engagée, et qui accrédite l’idée que la démocratie est incapable de protéger les citoyens. L’État national abandonne son rôle de créateur de la société des individus libres ; il devient un facteur de soutien à une économie en expansion et il y gagne des attributs de puissance. Mais il perd dans le même temps la maîtrise de cette logique économique « dont l’emballement est socialement dévastateur ». Il en devient l’esclave, l’appendice, condamné à colmater les brèches que ce système ne cesse d’ouvrir dans la cohésion sociale : il n’a plus aucune maîtrise du processus, il doit se contenter de subir les effets d’un marché auto-régulé. La démocratie comme maîtrise de la société par elle-même est bien loin.

Le droit contre la politique

Dans un ouvrage précédent Colette Bec avait souligné à quel point cette dépolitisation de la société provoquait en retour un accès du droit à une fonction dont il était auparavant dépourvu. L’action politique délibérée en vue d’instaurer des libertés égales disparaît au profit de l’idée que les individus ont par nature des droits que la politique doit respecter (bien que n’étant évidemment plus chargée de leur donner une effectivité) ; le droit cesse ainsi d’être un instrument de la politique pour en devenir le substitut impuissant. On voit en effet poindre l’idée que les sociétés ne seraient rien d’autre que des juxtapositions d’individus porteurs de droits que l’État serait chargé de faire respecter mais entre lesquels il n’y a ni conflits insurmontables, ni arbitrages politiques à rendre, ni choix collectifs à effectuer. Le droit de propriété et de contrat, par exemple, est censé ne pas entrer en conflit avec le droit d’accès de tous aux moyens matériels de la liberté, et l’uniformité du discours des droits a pour effet (et pour fonction) de faire disparaître ces tensions et la nécessité des choix politiques. Dans ces conditions, les droits sociaux sont en réalité subordonnés aux droits inhérents à la société de marché et de concurrence (propriété et contrat), ils n’apparaissent jamais que comme des dérogations à ces droits premiers et comme devant par conséquent être interprétés a minima, satisfaits « si c’est possible » dans la situation et avec les contraintes existantes. L’idée sous-jacente est évidemment que la protection des conditions matérielles de la liberté n’est pas une composante autonome des sociétés modernes, que le progrès social est une conséquence mécanique du progrès économique, qu’il n’existe pas de valeur distincte dans l’idée de sécurité, que celle ci est dépourvue d’énergie productive, qu’elle en est au contraire l’ennemie, et qu’il sera toujours faux que des individus mieux défendus, mieux armés, mieux protégés formeront un système productif plus efficace que celui qui sépare des actifs de plus en plus sommés de se protéger eux mêmes et des précaires de plus en plus assistés de manière improductive. Dans cette nouvelle approche, tout surcroît de protection, conduit nécessairement à moins de richesse, comme si la solidarité avait nécessairement pour effet d’étouffer la dynamique de l’économie et de tuer les énergies, comme s’il était évidemment vrai que la protection des travailleurs et l’efficacité économique étaient en contradiction l’une avec l’autre (p. 260), alors même que toutes les études prouvent au contraire qu’une société égalitaire manifeste une santé et un dynamisme supérieurs à ceux des sociétés fracturées (Wilkinson et Picket, 2013).

Cette mutation du sens de la protection sociale est le produit d’une évolution intellectuelle capitale qui a fait de la sphère publique l’ennemie de la liberté et non plus son alliée, qui a exalté le pouvoir d’une société civile capable de s’auto-organiser et de rejeter l’État dans le rôle d’un simple arbitre et d’un simple instrument de gestion. Par une sorte de retour aux conceptions du XIXe siècle, la liberté tend de nouveau à être pensée comme l’attribut d’un sujet qui se représente la solidarité non pas comme un atout mais comme une charge, et l’action de l’État non pas comme un outil indispensable d’émancipation et d’individualisation, mais comme un ennemi de sa propre autonomie (2014, p. 303). On voit alors disparaître, écrivait déjà Colette Bec en 2007, « cette intime corrélation, cette imbrication entre la production de la souveraineté individuelle et le pouvoir social, entre un processus de libéralisation et un processus d’étatisation » qui est selon elle « le paradoxe constitutif de nos sociétés que l’idéologie libérale nie ou rejette, lui opposant l’auto constitution de la société civile » (2007, p. 40).

par Jean-Fabien Spitz, le 4 avril 2014

Aller plus loin

Bec, Colette, De L’État social à l’État des droits de l’homme (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007)
Dupont White, Charles, L’individu et l’Etat, (Paris, Guillaumin, 1857)
Wilkinson, Richard et Pickett, Kate, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous (traduit de l’anglais par André Verkaeren, Les Petits matins, Paris, 2013)

Pour citer cet article :

Jean-Fabien Spitz, « Solidarité ou assurance ? . Les fondements de la sécurité sociale en France », La Vie des idées , 4 avril 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Solidarite-ou-assurance

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