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Israël autrement

Sionisme, immigration et intégration
Entretien avec Zeev Sternhell


par Ivan Jablonka & Zeev Sternhell , le 2 avril 2007


Le sionisme, idéologie officielle de l’état d’Israël, joue-t-il aujourd’hui le même rôle qu’à l’époque des « pères fondateurs » ? Ou bien s’est-il transformé au fil des décennies, s’adaptant aux mutations de la société israélienne à mesure qu’arrivaient de nouvelles vagues d’immigrés et que s’enlisait le conflit palestinien ? Pour prendre la mesure de ces évolutions, nous sommes allés à la rencontre de Zeev Sternhell, historien de renom international et acteur engagé de la vie publique israélienne.

Entretien publié dans La vie des idées (version papier), n°21, avril 2007

Né en Pologne en 1935, Zeev Sternhell s’est réfugié en France après la guerre, avant de s’installer dans le jeune État d’Israël au début des années 1950. De retour en France, il a soutenu une thèse de doctorat sur Maurice Barrès. En s’appuyant sur les œuvres de penseurs comme Vacher de Lapouge, Georges Valois, Georges Sorel ou Henri de Man, il a montré que le fascisme, fruit d’un nationalisme antirépublicain et d’un syndicalisme révolutionnaire millénariste, avait germé en France à la fin du XIXe siècle. Membre fondateur du mouvement Shalom Archav La paix maintenant »), il est professeur émérite de sciences politiques à l’Université hébraïque de Jérusalem.

Zeev Sternhell a publié, entre autres, Maurice Barrès et le nationalisme français (Armand Colin, 1972), La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme (Seuil, 1978), Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France (Seuil, 1983), Aux origines d’Israël : entre nationalisme et socialisme (Fayard, 1996) et Les Anti-Lumières du XVIIIe siècle à la Guerre froide (Fayard, 2006).

La Vie des Idées  : A l’époque où vous vous êtes installé en Israël, dans les années 1950, vous rêviez d’un pays européen, laïc, avec des partis de gauche puissants. Vos espérances ont-elles été réalisées ?

Zeev Sternhell : Quand je suis arrivé en Israël, en février 1951, j’étais bercé par beaucoup de mythes. Parmi ces mythes – il m’a fallu quarante ans pour comprendre que c’en était un –, il y avait la volonté d’instaurer le socialisme en Israël. Je rêvais de voir naître un pouvoir ouvrier, et j’ignorais que, à sa place, c’était le pouvoir de la bureaucratie qui s’installait. Nous étions nombreux à vouloir construire un pays laïc, ancré à gauche, capable de réduire les inégalités sociales. Ces espérances, évidemment, n’ont pas été réalisées. Sans doute attendais-je trop de cette entreprise. J’étais peut-être naïf – je n’avais pas encore 16 ans. Mais l’âge n’était pas seul en jeu ; car, dix ou vingt ans plus tard, j’étais encore attaché à ce rêve alors même que les conséquences de la guerre des Six Jours et de celle du Kippour avaient ébranlé beaucoup de certitudes dans mon esprit. Mais je dois le reconnaître : ce à quoi j’aspirais en 1951, 1961 ou 1971, non, cela ne s’est pas réalisé.

VDI : Dans votre livre Aux origines d’Israël, vous montrez que le sionisme est un nationalisme. Cela signifie-t-il qu’Israël est un pays fondé sur l’idéologie barrésienne de la « terre » et des « morts » ?

Z. S. : L’expression est trop forte mais, au fond, pas inexacte. Historiquement, le sionisme est par définition un nationalisme juif, et ce nationalisme ne pouvait être qu’un nationalisme culturel et ethnique parmi d’autres en Europe orientale. Même dans cet État-nation par excellence qu’est la France, la nation se définit – au moment où le sionisme prend corps – moins comme un ensemble de citoyens que comme un organisme vivant, un esprit, une âme. Il en est déjà ainsi chez Michelet. Sans doute cette idée a-t-elle été reprise par la droite et l’extrême droite, mais elle reste chevillée au corps de très nombreux Français. Être français aujourd’hui, c’est posséder une carte d’identité, c’est-à-dire un document juridique, mais c’est aussi appartenir à une nation qui, elle, est un produit de l’histoire. En Israël, ce sentiment est encore plus fort.

VDI : En tant qu’historien, vous avez passé plusieurs décennies à analyser le phénomène fasciste. Dans quel sens avez-vous évoqué, en 2001, une « fascisation de la société israélienne » ?

Z. S. : L’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza a pourri notre société. Il y a vingt ou trente ans, il aurait déjà fallu mettre fin à l’occupation pour rétablir la santé de notre société. L’exclusivisme juif à l’égard des Palestiniens représente un danger pour Israël plus encore que pour ses voisins. C’est l’esprit et la réalité de l’occupation : d’un côté, il y a les Israéliens, de l’autre, les Palestiniens, sous leur botte. C’est un désastre pour notre société. Évidemment, d’un point de vue physique et matériel, les Palestiniens en souffrent beaucoup plus que nous. Mais, en termes moraux, la société israélienne paie un prix exorbitant.

VDI : Plusieurs intellectuels israéliens réfléchissent au post-sionisme. D’autres appellent de leurs vœux une Constitution laïque. Où en est le processus de sécularisation en Israël ?

Z. S. : Avant de répondre à votre question, je voudrais m’attarder un instant sur la notion de post-sionisme. Si par post-sionisme on entend une pensée d’où le sionisme a été évacué, je ne m’y reconnais pas. J’ai été et je reste un sioniste. Mais tout est affaire de définition. De quel sionisme parle-t-on ? Avant la création d’Israël, avant même Herzl, ses fondateurs parlaient en termes de mouvement national. Mais tout de suite se pose ici la question : quel nationalisme ? Herzl rêvait d’un nationalisme libéral qui, à cette époque déjà, était non seulement une chimère en Europe orientale et centrale, mais était aussi battu en brèche dans un pays comme la France. Là où vivaient les Juifs, la religion était un élément fondamental de l’identité nationale : le sionisme n’y a pas échappé et le processus de sécularisation que j’espérais n’a pu réellement se mettre en marche dans le sens où on l’entend en France.

C’est ainsi que la religion juive a façonné le mode de vie des Israéliens. À l’époque du mandat britannique, les habitants de Tel-Aviv, pour affirmer leur identité juive, ont pris sur eux de faire du shabbat un jour sans transports publics, sans restaurants ni cinémas. Dans les années 1950 et 1960, Tel-Aviv et naturellement Jérusalem se transformaient en villes mortes le vendredi à partir de trois ou quatre heures de l’après-midi, et cela jusqu’au samedi soir. Cette absence de vie sociale, imposée à tous, tenait de la dictature, mais était malgré tout acceptée. Aujourd’hui, tout cela appartient au passé. À Jérusalem, le vendredi soir, on peut dîner en ville, aller au cinéma, dans un pub ou dans une discothèque. La vie sociale est beaucoup plus souple, libérée des obligations religieuses. Mais, aujourd’hui encore, la religion contraint les laïcs à adopter des comportements conformes à des règles qui leur sont étrangères, comme le mariage religieux ou la définition du Juif comme une personne née de mère juive. En ce sens, le judaïsme fait partie intégrante de la société israélienne.

Je suis pourtant favorable au principe d’une Constitution laïque. La religion doit être ramenée dans la sphère privée. Il est nécessaire aussi qu’elle soit évacuée de la vie politique. Mais je crains que ceci, au moins à court terme, ne soit un vain espoir. Le judaïsme ne peut avoir l’histoire du christianisme car il est davantage qu’une religion : il est un pilier de l’identité nationale. Or le processus de transformation du judaïsme en simple religion sera long et difficile, ponctué d’innombrables affrontements. La plupart des laïcs pensent qu’Israël est confronté à des tâches plus urgentes, la paix par exemple. Le processus de sécularisation au sens français du terme, avec une séparation de l’Église et de l’État, n’est donc pas d’actualité en Israël, et il n’y a pas grand espoir qu’il le soit dans un avenir proche.

VDI : Depuis les années 1980, Israël a accueilli des dizaines de milliers de Juifs originaires du bloc soviétique. Beaucoup d’Ashkénazes ont vu favorablement cette arrivée parce qu’elle leur permettait de renouer avec leurs origines européennes. Mais ces immigrés continuent de parler russe, ils admirent l’American way of life, sont attirés par le Likoud et le parti d’Avigdor Lieberman. Que pensez-vous de ce mode d’intégration ?

Z. S. : Là encore, pour comprendre la situation actuelle il faut revenir en arrière. Au début des années 1950, Israël a enregistré sa plus grosse vague d’immigration. L’année 1951, celle de mon arrivée, constitue à cet égard un record. Des centaines de milliers de personnes campaient sous des tentes à cause d’une pénurie de logements. À mon époque, l’intégration fonctionnait sur le mode du melting pot américain. Il fallait se couler dans le moule existant, ce qui correspondait à la volonté de « fabriquer » des Israéliens tout de suite. On ne nous demandait pas exactement d’abandonner notre bagage culturel ou d’oublier notre langue – l’assimilation devait se faire de manière naturelle –, mais de ranger notre bagage d’origine dans celui, plus grand, de la culture israélienne. Il fallait avant tout devenir un Israélien à part entière.

Dans les années 1930 et 1940, il y a eu une lutte féroce contre le yiddish, qui était la langue de 80 % des nouveaux Israéliens. Cette campagne s’est poursuivie après la création de l’État d’Israël, alors que le judaïsme d’Europe orientale avait cessé d’exister. J’ai la copie d’une lettre datant de 1950 et envoyée par la censure à une personne qui voulait monter une pièce de théâtre en yiddish ; cette lettre précisait que cette langue, interdite par la loi, n’était tolérée que pour les troupes étrangères. En 1950, il y avait donc – encore et toujours – une guerre à outrance menée contre le yiddish. Le modèle de l’Israélien, c’était celui qui parle hébreu, qui mène une vie en tout point contraire à celle de la diaspora, qui au fond méprise les Juifs restés en Europe.

Avec les Juifs de Russie, on est en présence d’une tout autre forme d’intégration. Ils admirent en effet l’American way of life, tout en voulant bénéficier des avantages de l’État-providence. Ils sont arrivés avec une haine viscérale à l’égard de tout ce qui touche au socialisme et même à la réduction des inégalités. Ce qui ne les empêche pas, par ailleurs, de refuser de rester eux-mêmes au bas de l’échelle sociale : il y a une contradiction flagrante entre leur idéologie et leur condition sociale. En outre, les Juifs de Russie ont apporté quelque chose que les Israéliens ignoraient : le nationalisme d’origine, la fierté de la nation et de la culture russes, associés à une espèce de fureur consumériste. Ce-la dit, l’immigration russe ne change pas la société dans un sens univoque. Les Juifs de Russie sont souvent laïcs et beaucoup, par exemple, n’ont aucun problème avec le fait de manger du porc. Ils sont pourtant les alliés les plus sûrs des colons intégristes.

VDI : Une des singularités d’Israël est que les Juifs vivant à l’étranger – diaspora européenne, Juifs russes ou argentins candidats à l’émigration, etc. – sont des citoyens en puissance. Cette dramaturgie du retour est-elle compatible avec la normalité à laquelle Israël aspire ?

Z. S. : Oui et non. Non, parce que les Juifs d’Israël regardent ceux de la diaspora comme faisant partie d’un même peuple. De ce fait, ils peuvent devenir des citoyens israéliens à tout moment ; ce n’est pas le cas pour les Arabes et les autres non-Juifs. Un Arabe israélien n’a pas le droit de faire venir chez lui une Palestinienne qu’il aurait épousée. Il peut évidemment l’épouser, mais elle devra continuer à vivre chez elle, en Cisjordanie. Tout ceci sert à défendre la communauté juive. Les Israéliens ont édifié une muraille autour d’eux pour empêcher que le rapport de force ethnique ne leur devienne défavorable.

Cette situation correspond en fait à la normalité à laquelle Israël aspire. La normalité consiste aujourd’hui à atteindre une compétence technologique, une économie prospère et une puissance militaire. Une fois ces trois aspects acquis – et ils le sont –, Israël se considère en équilibre. La normalité ne peut aller de pair avec un abandon du caractère juif de l’État. Dans le passé, la normalité ne signifiait pas autre chose que la création d’un État-nation. Il en est de même aujourd’hui et, sur ce point, le consensus est quasi général. Il y a là un problème qui ne sera pas réglé par notre génération. Israël restera non pas un État juif au sens théologique du terme, mais l’État des Juifs, l’État où les Juifs constituent la majorité et où ceux qui vivent ailleurs peuvent venir quand ils le désirent. Cette situation ne pourra pas changer, du moins tant que le conflit durera.

VDI : Précisément, quelle est la place de la minorité arabe dans cette démocratie qu’est Israël ?

Z. S. : Les Juifs israéliens et les Arabes israéliens sont les citoyens d’un même État. Ces derniers ont le même droit de vote et bénéficient des mêmes allocations familiales que les premiers. Mais, au-delà de leur qualité de citoyens, les Arabes sont aussi membres de la communauté nationale palestinienne. Or, dans un État-nation, quand il faut choisir entre la qualité de membre d’une nation et la qualité de citoyen d’un État, c’est toujours la première qui l’emporte. Israël, qui est un État-nation juif, accorde les mêmes droits politiques et sociaux aux Arabes ; mais comme la qualité de Juif a la préséance sur la qualité de citoyen israélien, les Arabes se trouvent dans une situation d’infériorité.

C’est là un problème grave et il reste beaucoup à faire pour le corriger. Bien sûr, les Arabes israéliens ont une qualité de vie très supérieure aux Arabes des autres pays du Moyen-Orient. Non seulement Israël est une démocratie politique, mais le pays accorde à ses citoyens un filet de protection sociale qui comprend l’assurance maladie, l’assurance chômage, etc., et qui n’existe pas dans la plupart des pays arabes. Les Arabes en bénéficient comme les autres Israéliens. Mais, comme je vous le disais, l’inégalité s’exprime, entre autres, dans le fait que n’importe quel Arabe palestinien ne peut venir s’installer en Israël ; en revanche, n’importe quel Juif peut émigrer en Israël quand il le souhaite. La raison de cette inégalité est simple : on craint que les Palestiniens des territoires occupés n’arrivent en masse et qu’Israël perde son caractère propre. Ce désir de venir s’installer en Israël est d’ailleurs bien compréhensible : ici, le niveau de vie est infiniment plus élevé que dans les pays voisins. Le PIB israélien est dix fois – parfois quinze fois – supérieur à celui des pays arabes.

En outre, la minorité arabe en Israël développe un nationalisme qui n’est pas seulement culturel et qui, pour tout ce qui concerne les rapports entre la majorité et la minorité, représente un danger pour l’avenir. Une minorité qui représente 20% de la population et qui jouit des droits de citoyenneté sans reconnaître la légitimité de l’Etat auquel elle appartient, cela pose un problème. Il faut donc aller au-delà de la situation actuelle, en faisant des Arabes des citoyens à part entière, en leur permettant d’accéder à tous les postes, en investissant massivement dans leur système éducatif, en instaurant une égalité absolue entre les deux communautés. Il faut qu’ils aient le sentiment que le pays est aussi le leur, mais – et je veux insister là-dessus – il faut que les Arabes acceptent la légitimité du sionisme.

VDI : Vous avez servi dans l’unité d’élite Golani et vous avez fait trois guerres dans le désert. L’honneur, la bravoure, la camaraderie sont pour vous des valeurs importantes. Il y a entre Israël et son armée des liens consubstantiels. Pourtant, il semble que l’éthique militaire soit, comme dans plusieurs pays d’Europe, en déclin.

Z. S. : Oui, dans une certaine mesure. Mais l’essentiel demeure : les jeunes sont toujours prêts à se battre pour défendre leur pays. Au Liban, en juillet 2006, les soldats du rang, les chefs de section et les capitaines se sont battus courageusement. La faiblesse d’Israël se situait au niveau de son haut commandement. L’armée avait perdu l’habitude de manœuvrer en grandes unités. Depuis vingt ans, elle ne fait que courir après les Palestiniens dans les territoires occupés. Elle a tout simplement perdu l’habitude de faire la guerre parce qu’elle est devenue une police coloniale. Pourtant, la volonté de combattre est restée. Les trois divisions engagées au Liban étaient mal préparées, souvent mal commandées, mais les soldats se sont battus comme leurs pères et leurs grands-pères avant eux.

VDI : En tant qu’historien, mais aussi comme citoyen, on vous sent très épris de la pensée des Lumières, qu’elles soient juives ou « franco-kantiennes ». Nous entrons dans un siècle qui semble leur tourner le dos. Percevez-vous cette évolution chez les Juifs d’Israël et d’ailleurs ?

Z. S. : Ce n’est pas un phénomène juif ; c’est un malheur universel. On attaque le rationalisme et les valeurs universelles, c’est-à-dire les fondements des droits de l’homme, au nom du particulier et du relatif. Or, dès que les valeurs absolues disparaissent et que s’instaure un relativisme moral, les fondements de toute société ouverte et libre s’effritent irrémédiablement. Je suis persuadé que, aujourd’hui comme hier, l’héritage des Lumières constitue le seul fondement d’un humanisme bien compris. En même temps, j’entrevois une lueur à l’horizon : l’engouement pour le post-modernisme, qui tend à dénigrer les Lumières, commence à perdre du terrain. Le sentiment que les valeurs des Lumières restent irremplaçables remonte progressivement à la surface. Je juge que c’est là un processus d’une importance capitale pour notre civilisation.

Propos recueillis par Ivan Jablonka

Entretien publié dans La vie des idées (version papier), n°21, avril 2007

par Ivan Jablonka & Zeev Sternhell, le 2 avril 2007

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka & Zeev Sternhell, « Sionisme, immigration et intégration. Entretien avec Zeev Sternhell », La Vie des idées , 2 avril 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sionisme-immigration-et

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