Du militantisme contre le sida des années 1990, quelques images se sont imprimées dans la mémoire collective : un préservatif déployé sur l’obélisque de la place de la Concorde et des militants qui jettent du faux sang sur des responsables politiques.
Révoltés et contestataires, les militants de la lutte contre le sida, et notamment ceux d’Act Up-Paris, l’étaient indiscutablement. Pourfendeurs de l’ordre sanitaire établi ? Rien n’est moins sûr. Dans de nombreux domaines, et notamment la prise en charge des populations immigrées atteintes par le VIH, leurs revendications étaient avant tout une adresse à l’État, une façon de prendre la République au mot quant à son ambition en matière de santé publique plutôt que de mettre en question ses catégories d’action, notamment celles forgées par ses politiques d’immigration.
Une exception française
En France, l’accès aux soins et au séjour des personnes étrangères s’organisent autour de deux dispositifs législatifs : le droit au séjour pour soins et l’Aide Médicale d’État (AME). Depuis 1998, une personne étrangère atteinte par une maladie grave et ne pouvant se soigner dans son pays d’origine ne peut être expulsée et a droit à un titre de séjour. L’Aide Médicale d’État (AME) assure aux étrangers en situation irrégulière, quel que soit leur état de santé, une couverture médicale qui leur permet théoriquement d’accéder aux soins en ville et à l’hôpital. Bien que très régulièrement attaquées à l’Assemblée depuis 2002 et souvent remises en cause dans la pratique, ces deux lois restent l’exception en Europe. En dehors de la Belgique, aucun pays européen ne connaît d’équivalent au droit au séjour pour soins. Aucune norme internationale ne s’impose en la matière. En 2008, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a estimé que l’expulsion d’une personne séropositive, atteinte par plusieurs maladies opportunistes, vers un pays où elle n’avait pas l’assurance de pouvoir être soignée, ne constituait pas un traitement inhumain ou dégradant. En matière d’accès aux soins des sans-papiers, la France se distingue également par le choix d’organiser un véritable système de couverture médicale – bien qu’il soit moins performant que celui réservé aux étrangers en situation régulière et aux français – et non une simple prise en charge en cas d’urgence vitale. Seule l’Espagne possédait un système équivalent avant que la crise économique et ses coupes budgétaires ne précipitent sa suppression en 2012.
De nouvelles coalitions militantes
Comment expliquer cette exception française ? L’investissement des acteurs de la lutte contre le sida dans les années 1990 est l’un des principaux facteurs qui éclaire l’émergence et la permanence de ces législations protectrices. Au début des années 1990, le consensus politique autour de la nécessité d’un contrôle strict des flux migratoires s’affermissait pourtant. En 1993, les lois Pasqua excluaient les personnes étrangères en situation irrégulière du bénéfice de la Sécurité sociale et de l’Assurance maladie.
Mais depuis le milieu des années 1980, des associations humanitaires médicales qui s’étaient consacrées jusqu’ici à des opérations internationales, Médecins du Monde et Médecins Sans Frontières, avaient ouverts des centres de soins gratuits en France. Elles révélaient qu’une partie de la population n’avait pas accès aux soins malgré la conviction partagée que le pays possédait le meilleur système de santé au monde. Dès l’ouverture des centres, une part non négligeable des patients était de nationalité étrangère comme en témoigne les rapports d’activité. Dans un premier temps, les associations ne tirèrent pas d’analyse spécifique de la surreprésentation de cette population. La fréquentation de leurs centres fut lue comme une manifestation de la « nouvelle pauvreté » mise en lumière par une série de rapports au milieu des années 1980 [1]. Porteurs d’une lecture consensuelle du phénomène d’exclusion des soins, et auréolées de leur prestige international grandissant, ces organisations furent rapidement écoutées par les responsables publics. Dès 1988, la circulaire Séguin, du nom du ministre des Affaires sociales de l’époque, rappela aux hôpitaux leur mission d’accueil universel.
Mais ce fut, à partir de 1992, la jonction avec les toutes jeunes associations de lutte contre le sida qui marqua l’émergence de revendications spécifiques concernant les populations étrangères. En 1991, le Comité National contre la Double Peine (CNDP) un collectif qui regroupait des « représentants de ce qui rest[ait] du mouvement beur et d’étrangers eux-mêmes frappés par la double peine » [2] interpellait Act Up-Paris, association créée en 1989, sur la situation d’étrangers séropositifs emprisonnés qui risquaient l’expulsion une fois leur peine purgée. Leur rencontre devait être celle de deux dimensions de l’épidémie de sida : d’un côté, celle qui touchait les usagers de drogue, souvent immigrés ou enfants d’immigrés vivant dans les quartiers populaires, de l’autre, celle qui décimait la communauté homosexuelle [3].
Rapidement le CNDP et Act Up-Paris multiplièrent les actions spectaculaires pour arrêter des expulsions. D’autres associations les rejoignirent comme le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés) qui apportait le savoir-faire juridique nécessaire au suivi des dossiers, des acteurs de la lutte contre le sida comme Arcat-Sida et Aides mais aussi Médecins Sans Frontières et Médecins du Monde. La rencontre entre l’humanitaire médical et les militants de la lutte contre le sida se fit notamment par l’intermédiaire de médecins qui avaient accompagné des usagers de drogue par voie intraveineuse, une communauté massivement touchée par l’épidémie de VIH-sida et parmi lesquels les personnes immigrées étaient nombreuses. Les collectifs interassociatifs se succédèrent pour défendre cette cause émergente : le Collectif contre l’expulsion des grands malades en 1991, l’ADMEF (Action pour les droits des malades étrangers en France) en 1994 et l’URMED (Urgence Malades en Dangers) en 1996. Les recompositions furent nombreuses : ainsi à partir de 1996, MSF se désengagea de la question des expulsions de personnes malades et concentra son énergie sur la préparation de la loi sur la Couverture Médicale Universelle tandis que Médecins du Monde occupa une place croissante dans les collectifs. Néanmoins, une poignée de militants assurèrent la transmission des savoir-faire et de la mémoire de la lutte, donnant sa cohérence et sa pérennité à la mobilisation. Peu à peu, les organisations immigrées, et en premier lieu le CNDP, jouèrent un rôle de moins en moins important. Le droit au séjour des étrangers malades et l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière devint de plus en plus « une cause sans représentés » [4], un combat qui n’était pas mené par les principaux intéressés.
L’oreille du prince
Les différences de culture militante de différentes organisations s’avérèrent rapidement un avantage offrant à ce milieu numériquement relativement étroit un large répertoire d’action collective : manifestations publiques, actions juridiques, lobbying… Tout au long des années 1990, elles alternèrent interventions sur les tarmacs des aéroports, envoi en masse de dossiers au ministère de l’Intérieur, écriture de notes de synthèse avec proposition de formulation de textes législatifs… La publicisation fonctionna et le sujet devint non plus seulement une cause mais un « problème public » dont s’emparèrent les ministères concernés, ministère de la Santé et ministère de l’Intérieur. En 1993, le lobby des associations conduisit à éviter que les étrangers en situation irrégulière soient exclus de l’Aide médicale, le système assistanciel d’accès aux soins des plus pauvres. Les rendez-vous avec les cabinets ministériels et les directions techniques se firent plus fréquents.
Publiquement, les organisations utilisaient le registre de l’indignation et du scandale. Dans les bureaux ministériels, se déroula un débat plus technique où l’invocation des grands principes faisait place à la citation de circulaires et à l’exégèse d’arrêts du conseil d’État. La posture experte plutôt que celle de personnes concernées et le partage d’un certain nombre de propriétés sociales des deux côtés de la table, notamment un niveau de qualification élevé et souvent une formation juridique, facilitèrent les échanges entre le monde associatif et les pouvoirs publics. Ils utilisaient le même langage mais avaient aussi une conception concordante de l’action publique. Les associations formulaient leur demande en employant déjà la catégorie administrative d’ « étrangers » et de « personnes en situation irrégulières ». Les dispositifs proposés étaient de droit commun : les associations réclamaient la même couverture sociale que le reste de la population française, elles voyaient l’hôpital comme l’opérateur le plus susceptible d’assurer un accès optimal aux soins et proposaient pour les personnes malades un titre de séjour indistinct de celui des autres étrangers. Par ailleurs, elles ne souhaitaient pas que ces dispositifs soient spécifiques aux séropositifs. Même si l’obtention de ces droits s’opéra dans un certain rapport de forces avec les pouvoirs publics, ces revendications étaient hautement compatibles avec les convictions universalistes et avec le refus de toute approche communautaire défendue par l’État et correspondaient aux ambitions intégrationnistes affichées des politiques d’immigration.
Aux arguments juridiques vinrent s’ajouter ceux de santé publique. Ceux-ci, et notamment l’importance à donner aux approches prophylactiques, avaient trouvé un nouvel écho avec l’épidémie de VIH-Sida et le naufrage de l’affaire du sang contaminé. Les arguments épidémiologiques vinrent renforcer les plaidoyers humanistes et leur donnèrent une efficacité sans précédent. Soigner les étrangers en situation irrégulière et protéger les personnes malades susceptibles d’être expulsées, c’était contribuer à endiguer l’épidémie de sida, comme il le fut régulièrement rappelé dans les débats parlementaires. Grandeur morale et rationalité scientifique semblaient concorder harmonieusement. Cet arrimage juridique et scientifique rendit le discours associatif audible par les responsables de droite comme de gauche et permit au travail de lobby de se poursuivre malgré les alternances politiques.
Ainsi le droit au séjour et l’accès aux soins des étrangers malades se présentèrent comme des sujets suffisamment dépolitisés pour appeler des réponses techniques qui ne remettaient en cause ni l’architecture du système de soins ni le traitement politique global réservé aux populations immigrées, mais symboliquement assez porteurs pour offrir aux ministres et aux parlementaires l’occasion de démontrer leur humanité et leur compassion. La santé devint pour quelques années le domaine permettant aux partisans d’une politique répressive envers les immigrés de faire la preuve de leur humanité, le domaine compensatoire par excellence.
L’évitement de la question immigrée ?
Le programme proposé par les associations offrit donc la possibilité de mener une politique de lutte contre le sida en direction des personnes migrantes sans avoir à mener une réflexion sur les mécanismes sociaux et politiques qui ont contribué à attiser l’épidémie de sida dans les quartiers populaires où vivaient une part importante des populations immigrées. Ainsi s’explique le paradoxe entre des législations progressistes et une invisibilité importante de la condition sociale des malades immigrés séropositifs, l’oscillation entre l’indicible et l’impensé [5]. Alors que des chiffres étaient disponibles depuis 1995, l’Institut National de Veille Sanitaire attendit 1999 pour rendre publiques les statistiques du nombre de personnes séropositives selon leur nationalité en France. Patrick Simon a montré que cette « indicibilité » n’était pas spécifique au domaine de la santé mais « puisait ses racines une tradition nationale qui privilégie l’identification par la position socio-économique pour décrire et analyser les faits sociaux, considérant les catégories de nationalité et d’origine comme non pertinentes et, plus fondamentalement, illégitimes dans cette perspective » [6].
Paradoxalement, c’est une organisation de lutte contre le sida plus éloignée des centres décisionnaires que les coalitions précédemment évoquées qui mena la campagne décisive pour la publication des chiffres : il s’agit de Migrants contre le sida, qui se présentait comme porte-parole des personnes séropositives immigrées. Le 17 décembre 1998, l’association écrivait : « Oui, pendant des années, la hantise de la stigmatisation a servi de prétexte pour ne pas rendre public les chiffres à propos du sida au sein de la population étrangère » . Un an plus tard, les militants occupèrent brièvement l’INVS et affirmèrent : « Ces chiffres nous appartiennent » [7]. Tout en reprenant une partie du répertoire d’action des associations de lutte contre le sida, comme la parole à la première personne ou l’action publique, "Migrants contre le sida" fut également extrêmement critique des associations de lutte contre le sida historiques. Ses militants dénoncèrent « l’homosexualisation » du combat et utilisèrent une rhétorique de lutte de classe : « Nous, nous sommes issus de l’immigration pauvre. Le séropositif que nous connaissons, français ou immigré, à moins de 3 500 francs par mois pour vivre. L’épidémie parmi les homos Blancs des classes moyennes n’a pas précédé la nôtre. Il n’y a pas eu de préséance. Il y a eu simultanéité » [8]. Concernant le droit au séjour pour soins, ils reprochèrent aux associations d’avoir fait de cette cause un simple enjeu humanitaire et non plus politique et de s’être attribué les lauriers de cette conquête en occultant le rôle joué par les militants immigrés, notamment ceux du CNDP [9].
L’offensive fut partiellement couronnée de succès. Le début de la décennie fut marqué par l’engagement des autorités sanitaires sur la question. En 2004, un plan national de lutte contre le sida en direction des migrants est annoncé par le ministère de la Santé [10]. Néanmoins, l’équilibre associatif ne fut pas fondamentalement modifié par ce tournant. Malgré la contestation de leur leadership sur la question à la fin des années 2000, l’action publique et le lobbying autour de la cause des étrangers malades continuent d’être centralisés dans le collectif qui descend directement de ceux créés dans les années 1990 : l’Observatoire du Droit à la Santé des Étrangers.
Par ailleurs, ce qui fut gagné sur le terrain des politiques de santé s’étiola du côté des dispositifs législatifs. Si le droit au séjour pour soins a survécu aux multiples réformes du code de l’entrée et du séjour des étrangers menées depuis 2002, le texte fut profondément remanié en 2010 : il suffit désormais que le traitement existe dans le pays d’origine du demandeur – et non plus qu’il lui soit effectivement accessible – pour justifier un refus de titre de séjour et une éventuelle expulsion. L’Aide Médicale d’État fut régulièrement réformée et pour la première fois, en 2012, un responsable politique qui ne se réclamait pas de l’extrême droite, Jean-François Copé, demanda sa pure et simple suppression. Alors que l’hostilité aux immigrés occupe un rôle de plus en plus en structurant dans le débat public et que la lutte contre le VIH-sida devient une question moins discutée dans le contexte français, l’exception sanitaire résiste de plus en plus difficilement.
Un mouvement exemplaire
On peut proposer plusieurs lectures de la mobilisation des acteurs de la lutte contre le sida pour l’accès aux titres de séjour et aux soins des étrangers malades pendant les années 1990. La première serait de considérer qu’il s’agit de l’histoire d’une « dépossession » : la lutte a bien été menée mais elle ne l’a pas été par les premiers concernés, ce qui a suscité l’occultation d’une partie de la réalité sociale de l’épidémie. Si la critique a évidemment une pertinence politique, est-elle totalement heuristique dans l’effort de caractérisation de cette mobilisation par les sciences sociales ? N’entretient-elle pas le mythe de luttes politiques toujours introuvables où il existerait une correspondance parfaite entre ceux qui se mobilisent et ceux au nom desquels on agit ? La seconde lecture consisterait à louer le pragmatisme des associations de lutte contre le sida qui ont permis l’obtention de droits qui, malgré leurs insuffisances, continuent de permettre à des milliers de personnes malades d’être protégés contre l’expulsion et soignées. Dans les deux cas, l’analyse est structurée par des horizons normatifs pour les mouvements sociaux, d’un côté, celui de la représentativité, de l’autre celui de l’efficacité.
Une troisième voie consiste à comprendre comment la lutte contre le sida a été un mouvement social « exemplaire ». Abdelmalek Sayad écrivait que l’immigration algérienne était exemplaire car elle était un « cas » éminemment spécifique d’immigration tout en donnant toutes les clés pour comprendre les autres expériences migratoires [11]. Un raisonnement similaire peut être appliqué à la lutte à la lutte contre le sida : le VIH-sida a suscité une mobilisation unique des malades dont l’inventivité est incontestable mais l’épidémie a également été révélatrice des caractéristiques profondes de la société dans laquelle elle s’inscrivait. En France, les associations de malades du sida ont pu être porteuses d’un discours critique contre les politiques publiques mais ont toujours considéré l’État comme le meilleur des agents possibles pour organiser la prévention et l’accès aux soins. Leurs revendications étaient finalement structurées par un attachement fort à l’idée d’égalité et elles étaient prêtes à offrir, par des actions de plaidoyer, des solutions juridiques pour tenter de dépasser les contradictions pourtant patentes entre santé publique et politiques migratoires. Cette proximité avec l’État et ses modes de pensées a rendu plus difficile la reconnaissance d’une parole autonome des personnes séropositives immigrées et la collaboration avec elles alors même que ce groupe social reste marqué par les catégories administratives imposées par l’État, couverture sociale et statut du point de vue du séjour restant étroitement liées, et doit opérer une rupture forte avec celui-ci pour s’émanciper.