L’ampleur de l’épidémie de sida en Afrique est-elle liée à des comportements sexuels spécifiques ? En revenant sur les différents visages de cette hypothèse, Julie Castro montre qu’elle ne relève pas de données indiscutables et qu’elle s’adosse volontiers à des représentations culturalistes, contribuant ainsi à occulter d’autres modalités de transmission.
L’émergence de l’hypothèse sexuelle africaine
Dans les premières années de l’épidémie de sida, l’enregistrement des cas par les centres de surveillance épidémiologique états-uniens reposait sur l’identification de caractéristiques communes chez les personnes atteintes, ce qui permit d’identifier certains « groupes à risque ». Le sida fut ainsi d’abord appelé la « maladie des quatre H » : homosexuels, hémophiles, Haïtiens et héroïnomanes. Alors que les chercheurs s’efforçaient d’identifier l’agent pathogène, ses modes de transmission, eux, étaient déjà établis. Puisqu’il pouvait être transmis de la mère à l’enfant, qu’il touchait les héroïnomanes s’échangeant les seringues et les hémophiles ayant recours à des produits dérivés sanguins, c’est donc que l’agent infectieux était transmis par voie sanguine. Et puisque les homosexuels se contaminaient entre eux et que des femmes dont le partenaire était touché s’infectaient elles aussi, c’est donc qu’il pouvait également se transmettre par voie sexuelle, tant homo qu’hétérosexuelle.
La modalité de transmission par voie hétérosexuelle, d’abord ignorée voire niée [1], fut particulièrement convoquée pour rendre compte de la situation du continent africain. Elle fut consacrée dès 1986-1987 par la typologie des profils épidémiologiques élaborée par l’Organisation Mondiale de la Santé, qui distinguait d’une part les pays d’Amérique du nord et d’Europe de l’ouest pour lesquels prédominait la transmission homo et bisexuelle (type I), et d’autre part les pays d’Afrique sub-saharienne, considérés à transmission hétérosexuelle dominante (type II). Principale caractéristique du « sida africain » dès la fin des années 1980, la transmission hétérosexuelle constitua la notion centrale à partir de laquelle les données épidémiologiques collectées sur le continent furent construites et analysées [2]. Les autres modalités d’exposition au risque d’infection furent tantôt minimisées, tantôt écartées. L’attention se focalisa sur « l’activité sexuelle » des Africains, qu’il s’agissait de qualifier, mesurer, et, en dernière instance, modifier.
Un immense corpus résulta de ces préoccupations. Au-delà de la multitude de questions abordées et du foisonnement des approches, il faut souligner que ces travaux s’adossèrent à une conception partagée de la sexualité. Un bref retour historique permet d’éclairer sa genèse. Dans les premières années de l’épidémie, la communauté scientifique lançait un cri d’alarme : on ne savait rien, ou presque, de la sexualité humaine. Si elle se faisait l’écho du désarroi face à cette épidémie que l’on découvrait, l’affirmation pêchait toutefois par omission. En anthropologie, de nombreuses recherches avaient permis de documenter les formes d’union, ou encore les représentations autour de la fertilité. Les enquêtes sociologiques s’étaient multipliées à partir des années 1970, explorant la vie sexuelle des couples mariés ou encore les changements des normes d’entrée des jeunes dans la sexualité. Dans le domaine de la biologie enfin, était apparue au milieu XXe siècle, sous la plume de Kinsey, le concept de « comportement sexuel ». Ce dernier corpus, qui allait donner naissance à la sexologie clinique, s’accompagnait d’un changement d’échelle puisqu’à l’étude de certains sous-groupes faisait place des études en population générale. Si la sexualité avait donc déjà fait l’objet de recherches dans différents champs disciplinaires, ce qui changeait avec les études menées dans le cadre de la lutte contre le sida était le type de questions que l’on posait. Les études délaissaient ainsi les couples mariés et les questions liées à la masturbation, l’orgasme ou encore la procréation pour se pencher sur les rapports oraux, anaux ou encore les réseaux de partenaires, envisagés analytiquement en terme de comportements et/ou pratiques à risques. La sexualité était désormais appréhendée comme un problème épidémiologique, et plus précisément comme un risque sanitaire. Cette réitération de l’association entre sexualité et maladie, qui faisait écho aux campagnes du XIXe siècle contre les maladies vénériennes, venait ainsi mettre un terme à la tendance inverse – de démédicalisation de la sexualité – qui s’était développée après la Seconde Guerre mondiale.
Au fil du temps, diverses explications sexuelles de l’épidémie africaine ont été formulées, et je me propose ici de revenir sur trois d’entre elles. La première concerne un « comportement à risque » connu sous d’autres cieux : la prostitution. Les deux autres mobilisent des comportements pour lesquels des catégories spécifiques ont été élaborées : le transactional sex (transactions sexuelles) dans les années 1990, puis le multiple concurrent partnership (multipartenariat concomitant) au milieu des années 2000.
Les faces changeantes de la prostitution
La prostitution fut considérée comme un vecteur de l’épidémie dans la population générale en Afrique dès la première décennie de l’épidémie [3]. Dans des pays du « Nord », le groupe des travailleurs-ses du sexe (TS) avait été identifié comme l’une des populations particulièrement affectées aux premières heures de l’épidémie. Certains auteurs, s’appuyant d’une part sur des études réalisées dans divers contextes africains montrant des taux de séroprévalence élevés dans ce groupe, et d’autre part sur l’argument d’une transmission préférentielle par voie hétérosexuelle sur le continent, avancèrent que la dyade urbaine « prostituée-client » y était à l’origine de la diffusion de l’épidémie dans la population générale. Ces analyses, qui légitimèrent parfois la mise en place de législations répressives autorisant la pratique de tests obligatoires et la mise en quarantaine de personnes infectées, furent pourtant contestées dès le début des années 1990. On souligna que les TS ne pouvaient opérer comme vecteur de transmission du VIH que dans certaines conditions cumulatives réunies en Afrique mais pas dans la plupart des pays occidentaux. Il fut montré que les rapports sexuels vaginaux et oraux – de loin les plus fréquemment pratiqués par les femmes se prostituant – ne représentaient pas des activités à risque en soi, qu’il s’agisse de l’acquisition ou de la transmission du VIH. Le VIH ne se comportait donc pas comme une infection sexuellement transmissible (IST) classique : chez les TS, l’infection n’était pas tant liée à la « promiscuité sexuelle » qu’à d’autres facteurs de risque tels que la prise de drogue en injection, le fait d’avoir un partenaire régulier s’injectant de la drogue, ou encore la préexistence d’une infection sexuellement transmissible.
Le débat scientifique sur le rôle joué par les TS dans la dynamique de l’épidémie africaine passa ensuite au second plan, et ce n’est que dans le courant des années 2000 qu’il réémergea, abordé cette fois sous un tout autre angle. Il s’inscrivait désormais dans le cadre plus large de la remise sur l’agenda politique et scientifique des groupes à risque, appelés aussi groupes cibles et plus récemment groupes clefs (dans l’intention de ne pas reproduire la logique de stigmatisation attachée aux autres formulations). Porté par la montée en puissance du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme [4], le retour des groupes clefs s’appuyait sur des travaux montrant que non seulement on méconnaissait amplement la façon dont l’épidémie les affecte – et ce alors qu’ils sont par ailleurs surexposés dans la sphère publique et massivement touchés par l’épidémie – mais plus encore que la proportion des fonds qui leur sont alloués dans le cadre de la lutte contre le sida était tout à fait insuffisante [5]. C’est dans ce contexte qu’apparut une nouvelle préoccupation : quel serait l’impact d’actions visant ces groupes clefs sur la dynamique générale de l’épidémie ? Un certain nombre de chercheurs commencèrent à travailler cette question, élaborant des modèles mathématiques (appelés goal models) permettant d’estimer cet impact. À titre d’exemples, tandis que certains travaux se penchaient sur l’impact d’une amélioration de la couverture en terme de prévention et de traitement pour un groupe clef, d’autres évaluaient l’impact de la réduction de la violence sur le nombre de nouvelles infections chez les TS, et, partant, dans la population générale.
Dans ce courant de recherche, on avança que c’est la taille des groupes clefs qui importe pour la dynamique de l’épidémie (size matters). En 2007, une étude estimait ainsi que le nombre estimé de TS dans un pays est un facteur causal robuste permettant d’expliquer le niveau de prévalence du VIH mesuré à l’échelle nationale. Pour les auteurs résidait là l’explication de la situation du continent africain : le nombre de travailleuses du sexe y étant proportionnellement plus élevé, l’épidémie y est plus importante [6]. L’affirmation semble à tout le moins hasardeuse, et pour au moins deux raisons. D’abord, et comme souvent, parce que la catégorie même de prostitution, ou de travail du sexe, est polysémique. Sa définition variant selon les époques et les contextes, l’entreprise d’estimation du nombre de TS repose nécessairement sur des choix de définition problématiques, et le plus souvent non explicités. Enfin, parce l’estimation chiffrée d’une réalité sociale moralement condamnée et échappant à tout enregistrement administratif routinier est périlleuse. Affirmer que les TS seraient proportionnellement plus nombreuses en Afrique qu’ailleurs relève ainsi davantage d’une affirmation que d’une démonstration. Si le modèle mathématique est concluant, ses prémisses apparaissent quant à elles tout à fait questionnables.
Des relations plus intéressées en Afrique ?
À côté de ces analyses recourant à la prostitution pour expliquer l’ampleur de l’épidémie sur le continent africain, apparaît dans la littérature, au début des années 1990, un nouveau type de comportement sexuel : le transactional sex, ou transaction sexuelle. Deux démographes australiens, les époux Caldwell, sont les plus fervents promoteurs de la notion. Dans un article très décrié de 1989, ils avancent qu’il existe sur le continent un élément transactionnel attaché aux relations sexuelles – autrement dit qu’elles s’accompagnent d’un échange d’argent ou de biens. À leurs yeux, il existe un « système africain », distinct et présentant une cohérence interne, dont l’une des particularités réside dans des barrières morales et institutionnelles aux manifestations sexuelles moindres qu’au sein du « système eurasien » [7]. Leur proposition est double : les Africains seraient sexuellement plus actifs que les Eurasiens pour des raisons que l’on peut qualifier de culturelles (liées au « système africain ») ; les relations sexuelles se caractériseraient sur le continent par une dimension transactionnelle. Cette approche, dont le culturalisme patent confinait au racisme, fut abondamment critiquée. Et si le « système africain » fut largement discrédité, l’élément transactionnel, lui, fut pour sa part considéré comme un fait social avéré sur le continent. Dans les cercles politiques et scientifiques, il fut d’ailleurs considéré jusqu’au milieu des années 1990 comme un facteur majeur de transmission du VIH en Afrique sub-saharienne [8].
Les années 1990 virent ainsi se multiplier les travaux abordant cette thématique. Certains auteurs proposèrent d’analyser les transactions sexuelles au prisme de facteurs non plus culturels mais structurels, tissant des liens entre les échanges matériels associés à la sexualité et les transformations socio-économiques majeures des sociétés africaines. Dans ce courant, certains mirent l’accent sur les besoins économiques (allant jusqu’à proposer la notion de survival sex quand les échanges semblaient liés à des questions de survie immédiate), tandis que d’autres insistèrent davantage sur le rapport entre ces transactions et des formes de consommation considérées comme modernes. D’autres enfin mirent en lumière la façon dont les transactions sexuelles s’inséraient dans le cadre plus large de relations sociales clientélaires, très prégnantes dans nombre de sociétés africaines.
La diversité des approches analytiques des transactions sexuelles, brièvement évoquée, se double, comme bien souvent, d’un flou définitionnel. L’examen de la littérature révèle ainsi des acceptions sensiblement différentes de la notion, bien que toutes construites par rapport au référent prostitutionnel. Pour certains, la catégorie renvoie à l’échange de cadeaux plutôt que d’argent. Pour d’autres, c’est la logique dont procède l’échange qui importe : la transaction est tantôt considérée comme un don, tantôt qualifiée d’informelle, de non-professionnelle, ou encore de non-commerciale. Ailleurs, la catégorie vise avant tout à éviter aux acteurs de se voir apposer le stigmate de la prostitution et son cortège de connotations dépréciatives. Dans ce courant, certains vont jusqu’à considérer les transactions sexuelles comme une forme de prostitution qui ne serait pas étiquetée en tant que telle par les acteurs sociaux. On peut ainsi lire dans un document du Fonds des Nations Unies pour la population que « de façon générale, les transactions sexuelles peuvent être considérées comme du travail sexuel » [9], ou encore, dans un article proposant une estimation du nombre de travailleuses du sexe dans plusieurs pays, que « l’on a recherché et inclus, dans les études de population disponibles, la proportion de femmes adultes ayant des rapports sexuels en échange d’argent ou de cadeaux » [10]. On voit bien ici comment les problèmes de définition de la prostitution, évoqués précédemment, traversent et travaillent les différentes acceptions des transactions sexuelles.
Quels qu’aient pu être les débats autour des définitions des transactions sexuelles et des raisons pour lesquelles les personnes s’engageaient dans celles-ci – plutôt liées à la « culture », plutôt relevant de la nécessité économique et des transformations sociales – il est tout à fait frappant de constater que jusqu’au milieu des années 2000 ces travaux ne traitaient que de contextes africains. Le transactional sex était de fait considéré comme une spécificité africaine, et c’est à ce titre qu’il permettait de rendre compte de l’exceptionnalité de l’épidémie sur le continent. Il fallut attendre le milieu des années 2000 pour que la notion se mette à voyager, d’abord à propos de pays « pauvres », reprenant l’idée que le critère déterminant pour l’engagement dans ces transactions était la nécessité économique, puis plus récemment encore dans des recherches menées au « Nord », rendant enfin justice aux travaux attestant de l’existence d’échanges matériels et économiques dans toute relation sexuelle, amoureuse et plus largement intime [11].
Des relations concomitantes plus fréquentes ?
Au milieu des années 2000 a émergé une nouvelle catégorie visant à expliquer l’ampleur de l’épidémie sur le continent africain : les concurrent sexual partnership ou multipartenariat concomitant. Bien que plusieurs définitions aient pu être formulées, la plus consensuelle, qui date de 2009 et émane de l’ONUSIDA, le définit comme toute situation dans laquelle une relation sexuelle avec un partenaire survient entre deux relations sexuelles avec un autre partenaire. L’expression renvoie ainsi à l’existence, pour un individu donné à un moment donné, de plusieurs partenaires sexuels, et se distingue donc du multipartenariat sériel qui réfère à des rapports sexuels avec un partenaire à la fois, les partenaires se succédant dans le temps. Nombre de situations différentes sont ainsi désignées par la même expression. Qu’une personne ait un partenaire régulier et une relation sexuelle ponctuelle avec un autre partenaire, qu’elle ait deux partenaires réguliers au long cours, ou encore qu’elle fréquente de façon irrégulière mais récurrente un partenaire lors d’un séjour dans une zone géographique donnée alors qu’elle a par ailleurs un partenaire au long cours : il s’agit dans tous les cas d’un multipartenariat concomitant.
Pour certains scientifiques et institutions, dont l’ONUSIDA, le multipartenariat concomitant a été et demeure l’une des forces majeures conduisant l’épidémie du VIH en Afrique [12]. Leur démonstration repose sur une série d’arguments, qui, juxtaposés, sont censés apporter la preuve de cette affirmation. Le premier argument concerne la corrélation statistique qui existerait entre niveau du multipartenariat concomitant et prévalence du VIH dans différents contextes africains. Le deuxième argument repose sur des modèles mathématiques élaborés par ces chercheurs et selon lesquels le multipartenariat concomitant conduirait à une diffusion plus rapide de l’épidémie que d’autres formes de partenariats hétérosexuels. Le troisième et dernier type d’argument repose sur des sources secondaires, en l’occurrence des études quantitatives et qualitatives montrant que le multipartenariat concomitant est plus fréquent en Afrique. Les opposants [13] rétorquent point par point que si une corrélation peut parfois être observée entre multipartenariat concomitant et niveaux d’épidémie conséquent, elle ne prouve pas pour autant l’existence d’une relation de causalité.
Ils soulignent d’ailleurs que des études longitudinales, mesurant à la fois les comportements sexuels et l’incidence du VIH, sont les plus à même de tester cette corrélation, et rappellent que les deux seules études de ce type n’ont pas permis d’établir une telle association. Ils critiquent également les données épidémiologiques inclues dans les modèles mathématiques, soulignant d’une part que leur focus sur les individus ne permet pas de tester réellement l’hypothèse du multipartenariat concomitant (pour ce faire, il aurait en effet fallu recueillir des données relatives tant aux comportements sexuels d’un individu donné qu’à ceux de tous ses partenaires sexuels), d’autre part que les données de base ne distinguent pas clairement le multipartenariat concomitant d’autres comportements à risque. Les modèles mathématiques mobilisés sont aussi débattus : les opposants contestent les méthodes utilisées, auxquelles on reproche notamment de surestimer le multipartenariat concomitant. C’est enfin l’existence d’une spécificité africaine à propos du multipartenariat concomitant qui oppose les deux parties. Les tenants de cette nouvelle explication sexuelle estiment en effet que les partenariats sexuels concomitants au long cours sont une caractéristique de l’Afrique subsaharienne. Or, comme l’objectent fort à propos les critiques, les rares études comparatives réalisées à large échelle montrent qu’il n’existe pas de différence significative entre les comportements sexuels observés en Afrique et ceux documentés sur d’autres continents [14].
Dépasser l’hypothèse sexuelle et les spécificités africaines
Bien que le propos se soit ici limité à l’examen des explications formulées par la « science sexuelle » du sida, il convient toutefois d’en mentionner les effets politiques majeurs. Comme l’écrit Guillaume Lachenal, le paysage de la lutte contre le sida en Afrique aurait été bien différent si d’autres modes et circonstances de transmission du VIH avaient été pris en compte. La prééminence de l’hypothèse sexuelle s’est en effet traduite concrètement en une myriade de programmes préventifs visant avant tout les comportements sexuels. Se sont ainsi succédé sur le continent des vagues de programmes de prévention à large échelle souvent désignés par l’acronyme IEC (Information Education Communication), marquant les esprits et les espaces publics africains de façon durable. Programmes qui se caractérisèrent volontiers par une approche individualiste, à l’instar de la stratégie ABC (de l’anglais « Abstinence, Be Faithful, Use a Condom »). Les évolutions des débats scientifiques, et notamment, à partir des années 1990, la reconnaissance de la nécessité d’une approche dépassant le cadre individuel pour embrasser les facteurs culturels et structurels des comportements sexuels, eurent un faible écho sur le terrain.
Le rapide survol des efforts fournis par la communauté scientifique pour rendre compte de l’épidémie du sida en Afrique proposé ici illustre le caractère quasi hégémonique de l’hypothèse sexuelle. Dans les cercles tant scientifiques que politiques, on considère en effet, depuis les années 1980, que le taux de prévalence particulièrement élevé observé sur continent africain tient à des raisons liées aux comportements sexuels des africains. Que cette situation soit attribuée à la prostitution, aux transactions sexuelles ou encore au multipartenariat concomitant, c’est toujours, sous différents visages, l’idée d’une spécificité africaine en matière sexuelle qui est convoquée. Il y a là quelque chose de troublant quand on pense à l’histoire de la médecine sur le continent et à l’intérêt majeur porté à la sexualité des africains dans les discours médicaux de l’époque coloniale [15]. Les enjeux actuels sont certes bien différents de ce qu’ils étaient : préoccupation à expliquer les différences entre les races et les sexes alors, efforts pour rendre compte de l’ampleur d’une épidémie causée par un virus sexuellement transmissible aujourd’hui. Et si certains travaux suscités par l’épidémie du sida ont pu reprendre à leur compte l’idée d’une radicale altérité africaine confinant au racisme, l’idée d’une spécificité africaine en matière sexuelle semble avant tout fonctionner comme un prêt à penser, mobilisable au fil des époques et au gré des enjeux posés par les réalités africaines.
L’hypothèse sexuelle compte pourtant des détracteurs. Des travaux, bien que minoritaires dans le champ scientifique et non pris en compte par les principales institutions de la lutte contre le sida, la contestent ainsi de manière frontale [16]. Leurs auteurs appellent à en revenir à des approches épidémiologiques considérées comme classiques en dehors du champ du VIH/sida, qui s’attachent à évaluer le rôle des facteurs liés à l’hôte (présence d’infection sexuellement transmissibles, contexte d’immunodépression ou de malnutrition, etc.) dans la transmission de l’agent infectieux, et à prendre davantage en considération d’autres modalités de transmission (notamment la réutilisation de seringues utilisées pour des soins médicaux). Parmi eux, certains vont jusqu’à questionner la pertinence même de l’objet de recherche « sexualité » pour la compréhension de l’épidémie de VIH/sida et invitent à un moratoire sur les recherches portant sur la sexualité sur le continent africain [17].
Julie Castro, « Sida, Afrique et mythologie des comportements sexuels »,
La Vie des idées
, 1er décembre 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Sida-Afrique-et-mythologie-des-comportements-sexuels
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[1] Mirko D Grmek, History of AIDS : Emergence and Origin of a Modern Pandemic (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1990).
[2] Randall M. Packard et Paul Epstein, « Epidemiologists, social scientists, and the structure of medical research on AIDS in Africa », Social Science & Medicine 33, no 7 (1991) : 771‑83. Voir la traduction.
[3] Peter Piot et Marie Laga, « Prostitutes : a high risk group for HIV infection ? », Médecine sociale et préventive 33, no 7 (1988) : 336‑39.
[4] Fondation publique-privée créée en 2002 et devenue en quelques années le principal bailleur global de la lutte contre le sida.
[5] Ashley L. Grosso et al., « Countries Where HIV Is Concentrated Among Most-At-Risk Populations Get Disproportionally Lower Funding From PEPFAR », Health Affairs 31, no 7 (2012) : 1519‑28.
[6] John R. Talbott, « Size Matters : The Number of Prostitutes and the Global HIV/AIDS Pandemic », PLoS ONE2, no 6 (2007) : e543.
[7] John C. Caldwell, Pat Caldwell, et Pat Quiggin, « The social context of AIDS in Sub-Saharan Africa », Population and Development Review 15, no 2 (1989) : 185-234.
[8] Anne-Marie Côté et al., « Transactional sex is the driving force in the dynamics of HIV in Accra, Ghana », AIDS18, no 6 (2004) : 917-25.
[9] FNUAP, « 17 Fact Sheets with concise information on gender-related aspects of HIV/AIDS » (ONUSIDA, 2006).
[10] Vandepitte J et al., « Estimates of the Number of Female Sex Workers in Different Regions of the World », Sexually Transmitted Infections 82 (2006) : 18-25.
[11] Viviana Zelizer, The purchase of intimacy (Princeton : Princeton University Press, 2005).
[12] M. Morris et M. Kretzschmar, « Concurrent partnerships and the spread of HIV », Aids 11, no 5 (1997) : 641.
[13] Larry Sawers et Eileen Stillwaggon, « Concurrent sexual partnerships do not explain the HIV epidemics in Africa : a systematic review of the evidence », Journal of the International AIDS Society 13 (2010) : 34.
[14] K. Wellings et al., « Sexual behaviour in context : a global perspective », The Lancet 368, no 9548 (2006) : 1706-1728.
[15] Megan Vaughan, Curing Their Ills : Colonial Power and African Illness (Stanford : Stanford University Press, 1991).
[16] Megan Vaughan, Curing Their Ills : Colonial Power and African Illness (Stanford : Stanford University Press, 1991).