Les débats sur la modernité au Japon
Objet d’une préoccupation constante des intellectuels japonais, la modernité a été au centre de nombreux débats au XXe siècle, qui semblent pour la plupart du temps sous-tendus par les questions générales suivantes : le Japon est-il lui-même moderne ? Si oui, quand s’est-il modernisé ? S’est-il modernisé à l’ère Meiji (1868-1912), synonyme d’occidentalisation du pays ? Pourquoi s’est-il modernisé alors qu’il n’est pas occidental ? Le livre de Bernard Stevens, Maruyama Masao. Un regard japonais sur la modernité est une occasion de réfléchir sur le rapport entre pays non-occidental et modernité, laquelle est justement souvent considérée comme un produit strictement occidental exporté après coup dans le reste du monde.
Le mot japonais correspondant à « moderne » est kindai 近代, qui signifie littéralement « dynastie/époque proche », voisin donc de modo, « récemment », l’adverbe latin dont dérive modernus. C’est un mot qui se retrouve dans les textes anciens de la Chine et du Japon, avec ce sens littéral de proximité temporelle. Il a encore ce sens quand l’ère Meiji commence à être qualifiée de kindai, à la fin du XIXe siècle. Il acquiert un contenu conceptuel dans les années 1920-1930 avec la publication d’ouvrages marxistes qui situent la modernisation japonaise à l’ère Meiji selon le critère matérialiste-historique du développement du capitalisme depuis l’ouverture du pays en 1854 sous la pression des puissances occidentales.
Après la publication des Cours sur l’histoire du développement du capitalisme japonais (1932-1933), les milieux marxistes ont polémiqué sur les caractéristiques concrètes de ce capitalisme. Les débats ont notamment porté sur la question de savoir à quel stade de l’histoire le Japon était entré depuis la Restauration de Meiji : pour les économistes et les historiens des Cours, qui adoptaient les thèses du Parti communiste japonais, le pays avait connu une période de modernisation qu’ils assimilaient au capitalisme et à l’occidentalisation, mais la Restauration de Meiji était une révolution insuffisante qui avait laissé place à un régime absolutiste et semi-féodal, ce qui impliquait dans l’avenir une révolution démocratique bourgeoise puis une révolution socialiste ; pour les marxistes du courant Ouvriers et Paysans, extérieur au Parti communiste, le Japon est devenu par la Restauration de Meiji un État bourgeois avancé qui était caractérisé par un capitalisme monopolistique et qui s’orientait vers un totalitarisme fasciste, ce qui n’impliquait pour ces marxistes qu’une seule révolution dans l’avenir, la révolution socialiste. La première interprétation, qui assimile le processus de modernisation du Japon à l’occidentalisation de l’ère Meiji, mais qui considère le Japon comme un pays insuffisamment moderne avec des vestiges féodaux, va avoir une longue postérité.
L’intérêt des intellectuels japonais pour l’idée de modernité se cristallise dans la table ronde de 1942 sur le « dépassement de la modernité » organisée par une revue littéraire, en pleine guerre de l’Asie-Pacifique [1]. Les intellectuels présents avaient des avis très variés sur la modernité, mais s’accordaient tous pour l’identifier en général à la modernité occidentale, et notamment la modernisation japonaise à l’« ouverture à la civilisation » occidentale opérée à l’ère Meiji. Pour les écrivains se réclamant du « romantisme japonais », l’histoire du Japon depuis la Restauration de Meiji étant celle de l’érosion du Japon par le poison occidental, il fallait revenir à l’esprit de fidélité à l’empereur pour abattre les puissances anglo-américaines et purifier le corps national japonais de l’influence occidentale. Les philosophes de l’école de Kyôto, notamment Nishitani Keiji (1900-1990), mettaient en avant l’« énergie morale » du peuple japonais dans la guerre menée contre la domination coloniale occidentale et pour l’établissement d’un nouvel ordre mondial. On le voit, l’identification de la modernité à l’Occident et le contexte de guerre ouverte contre les États-Unis depuis décembre 1941 menaient les détracteurs de la modernité à affirmer un « dépassement de la modernité » qui allât de pair avec le renversement de l’hégémonie occidentale dans le monde.
Maruyama sur la modernité ambivalente du Japon
Maruyama Masao (1914-1996), qui a fait ses études supérieures et mené ses premières recherches en histoire de la pensée politique dans les années 1930, a représenté après la défaite un jalon important dans les débats japonais sur la modernité. Il était au fait de la polémique marxiste. Il a été même interrogé par la police politique en 1933 pour avoir assisté à une réunion de la Société d’étude sur le matérialisme. Historien des idées qui a marqué le monde intellectuel japonais d’après-guerre, notamment par son engagement politique en faveur de la démocratie et du pacifisme, il n’a cessé de se demander comment pourrait progresser l’esprit moderne à partir des ressources intellectuelles japonaises et ce qui faisait obstacle à cette progression. Le livre de Bernard Stevens, le premier ouvrage en langue française consacré à Maruyama, se donne justement pour tâche essentielle d’introduire à son œuvre en insistant sur le fait qu’il existe une modernité qui ne soit pas occidentale, une véritable modernité japonaise qui ne se résume pas à la simple importation d’un produit occidental dans un pays fait de « traditions ».
Dans les Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon [2], rédigés entre 1940 et 1944, Maruyama pose en effet l’hypothèse d’une modernité japonaise dont les germes, notamment exprimés dans la pensée d’Ogyû Sorai (1666-1728), seraient apparus à l’époque d’Edo (1603-1868), mais qui ne se serait pas pleinement épanouie dans le Japon de l’ère Meiji, souvent considérée, on l’a vu, comme la période où le pays débute sa modernisation par son occidentalisation. Maruyama a souligné la modernité de Sorai en mettant notamment en avant sa conception positiviste des normes (selon laquelle celles-ci sont construites par les hommes, et non pas données à eux par la nature), et par conséquent l’importance de la rupture opérée par ce penseur entre l’ordre naturel de l’univers et la dimension socio-politique de la communauté humaine, considérant ainsi sa pensée comme une conception moderne du politique en tant que création de l’ordre social par le sujet.
Remarquons aussi que, depuis les années 1960-1970, les historiens japonais élucident les aspects modernes de la société d’Edo, avec notamment son alphabétisation considérable et sa « révolution industrieuse » (Hayami Akira). À la différence des marxistes et des intellectuels qui assimilaient la modernisation à l’occidentalisation de l’économie ou de la culture, Maruyama a donc soutenu ce qu’on pourrait appeler la « thèse de la modernisation immanente » [3].
Comme le dit B. Stevens, « la modernisation de type occidental [à l’ère Meiji] serait alors, dans une certaine mesure, un simple accélérateur d’une logique autonome. Et dans une autre mesure un étouffement de potentialités propres » (p. 25). L’auteur affirme que le régime politique instauré par cette modernisation ambivalente de l’ère Meiji comportait les « germes du nationalisme autoritaire et expansionniste (en contradiction avec la logique moderniste d’Edo) » (p. 31). Dans un chapitre où les analyses de Maruyama sont comparées à l’interprétation arendtienne du totalitarisme, la dimension « totalitaire » de l’ultranationalisme japonais (1930-1945) est présentée par l’auteur comme un des fruits de cette modernité, qui « nous contraint à tenir compte du phénomène japonais dans toute discussion concernant la modernité et la critique de la modernité – compte tenu du fait que, si le Japon du XXe siècle est bien moderne au même titre que l’Occident, il l’est en fonction d’un héritage culturel qui lui est propre et dont la prise en compte devrait pouvoir enrichir les discussions actuelles sur la modernité en Europe » (p. 70).
L’ultranationalisme ne serait donc pas un simple accident de parcours des institutions de Meiji (interprétation des conservateurs modérés) ou une conséquence inéluctable de l’infrastructure économique (interprétation marxiste), mais il serait dû, selon Maruyama, à une modernisation des consciences abandonnée à mi-chemin, laquelle a compromis la formation d’une véritable vie démocratique, avec un véritable espace public d’expression et une conscience complète de la responsabilité politique. Dans La pensée au Japon (1961) [4], Maruyama critique d’ailleurs la faiblesse de l’autonomie subjective chez les Japonais et caractérise la pensée japonaise par l’absence d’un système intellectuel unifié qui donnerait aux Japonais, comme l’ont fait le christianisme et l’humanisme en Europe, le sens de l’universalité. Du fait de cette absence, ils auraient eu tendance non pas à intégrer, mais à seulement superposer les influences étrangères, « laissant intact un fond de substrat archaïque dont la résurgence peut se produire de manière inattendue et incontrôlable » (p. 33), ce qui aurait été le cas pendant la période ultranationaliste.
Les modernisations multiples
Au Japon, nombreux sont ceux qui continuent à assimiler la modernité à la modernité occidentale, mais c’est une opinion communément admise chez les historiens depuis au moins les années 1980 d’affirmer qu’il a existé des éléments de modernité avant l’occidentalisation du pays. Remarquons d’ailleurs qu’il est regrettable que B. Stevens ne fasse aucune référence à la pléthorique littérature secondaire en langue japonaise sur la modernité et Maruyama, auteur très discuté, puisque cette référence aurait pu contribuer à une meilleure connaissance de la richesse des débats japonais sur la modernité et, depuis les années 1980, sur la postmodernité, dans un contexte de montée du nationalisme culturel.
L’état actuel des recherches japonaises sur la modernité est donc bien différent du contexte français, où l’on commence à présenter l’idée qu’il est possible d’être « moderne sans être occidental » [5]. Il ne s’agit plus de penser en termes d’évolution une seule modernité, idéal qui ne s’est d’ailleurs épanoui nulle part, ni dans un Occident fantasmé ni même dans les pays considérés comme les plus avancés. Il ne s’agit donc pas non plus de voir si la modernité est dans un pays aboutie ou « inaboutie » (p. 35), mais de penser une pluralité de modernités. Car, selon la critique de Yoshimoto Takaaki (1924-2012), même les Essais de Maruyama n’échappent pas à cette idée d’abouti ou d’inabouti, posant subrepticement un modèle qui demeure occidental (quand bien même le dessein avoué serait d’affirmer qu’on peut être « moderne sans être occidental »). Maruyama s’est d’ailleurs lui-même rendu compte de ce défaut a posteriori et en est venu à affirmer qu’il existe des « modernisations multiples » [6]. Espérons donc, dans ce contexte français de découverte de l’existence d’une modernité japonaise, que l’introduction de B. Stevens accélérera la réception de l’œuvre de Maruyama et contribuera par là même aux réflexions sur les « modernisations multiples ».
Bernard Stevens, Maruyama Masao. Un regard japonais sur la modernité, CNRS Éditions, 2018, 142 p.