Face à l’imminence d’une sixième extinction de masse, l’écologiste David Foreman a popularisé à partir de 1992 le projet de réensauvager une partie de la planète. Quoique le concept de réensauvagement (rewilding) ait fait l’objet d’appropriations diverses et parfois contradictoires, il consiste pour l’essentiel à favoriser la modification d’un écosystème, notamment grâce à l’action structurante de grands prédateurs ou de grands herbivores, pour lui permettre de s’auto-entretenir sans intervention ni présence humaines. Le projet met particulièrement en avant la nécessité de procéder à grande échelle, un principe hérité de la biologie de la conservation qui recommande la mise en place de zones. Mais il a connu depuis 1992 des déclinaisons plus modestes, émanant de militants de la cause environnementale et animale qui invitent à « sauver ce qui peut l’être » et, sans oublier l’idée de faire « revenir la Nature » sur une partie importante de la planète, à préserver de petits îlots de biodiversité, des réserves pour un avenir plus tolérant envers la vie [1].
Beaucoup de ces projets, grands et petits, partagent le souci de contourner les pesanteurs et les collusions qui brident l’action des États, machines lentes et proies des lobbies, et pour cela s’adressent directement au public pour solliciter les dons. Agir maintenant, à échelle individuelle, mais collectivement, pour des buts visibles et concrets : planter un arbre, protéger une forêt, sauvegarder le territoire d’une espèce menacée. L’argumentaire peut séduire – mais aussi achopper sur la question des preuves, nécessaires pour convaincre et rassurer les donateurs sur l’usage qui sera fait de leur argent. Comment être certain que ces actions accompliront le but recherché ? Vaut-il mieux « réensauvager » 20% de la planète ? 40% ? en forêts ? en savanes ? prendre pour référent le Moyen-âge ? La préhistoire ? La fin de la dernière période glaciaire ? Protéger des milieux déjà riches en espèces ou privilégier le réensauvagement de territoires appauvris ? Intervenir ? Lâcher prise entièrement ? Et comment juger de la crédibilité de ces projets, qui impliquent de s’immerger dans des controverses innombrables, et mobilisent des milliers d’acteurs ? Y a-t-il des précédents sur lesquels s’appuyer ?
Quel passé pour notre sauvagerie ?
Les partisans d’un réensauvagement se trouvent, pour convaincre le grand public, dans une position compliquée. Ils disposent, certes, d’une abondante littérature sur la question. Mais celle-ci n’est pas d’un usage facile. Elle exige une familiarité avec des connaissances pointues, dans des domaines allant de la géologie, à la botanique, à l’éthologie ou à la génétique des populations, et la capacité de distinguer en ce domaine le bon grain de l’ivraie. Elle est aussi fortement polémique. Il n’est que de considérer la production sur les parcs naturels pour constater à quel point des questions sur la préservation de « la Nature » dans des zones protégées, ou la notion même de « nature sauvage » (wilderness), peuvent être liées à des controverses historiques sur le capitalisme, le racisme, la colonisation, les échanges inégaux. À quel point aussi le camp des amis de la Nature est divisé, parfois violemment. Surtout, malgré la multiplication des expériences de réintroductions d’espèces, de délimitations de zones et de corridors, de labellisation d’espaces à protéger, cette littérature reste handicapée par une tendance à la spéculation ou à la promesse. Pour l’instant, le rewilding n’a finalement été mis en œuvre que dans des formes provisionnelles. Quant à l’efficacité d’une action disjointe de celle des États, elle est plus problématique encore. Les cas de réserves privées mettant en œuvre un réensauvagement radical sont rares en Europe et controversés, particulièrement la première et plus célèbre d’entre elles ouverte à Oostvaardersplassen, aux Pays-Bas – avant même qu’existe le concept de rewilding [2].
Cette situation place les militants de l’une ou l’autre forme de réensauvagement dans un rapport à l’histoire tout à fait particulier. Dans certaines formulations, le réensauvagement se présente comme un refus de la nostalgie, une défense du principe selon laquelle la Nature « trouvera son chemin », sans qu’il soit besoin de planifier le cours de son retour en s’aidant du passé [3]. Dans d’autres, l’histoire humaine est convoquée, pour l’essentiel, comme celle d’une invasion et d’une destruction de la Nature. Le récit du réensauvagement reprend souvent la chronologie de l’exploitation industrielle du monde qui a mené à la catastrophe actuelle ; il retrace la disparition d’espèces, la montée d’une conscience écologique, les occasions manquées de la conservation.
Le travail d’imagination de l’avenir s’appuie alors sur la reconstitution, à partir des traces qui nous restent, des écosystèmes tels qu’ils ont pu être avant l’arrivée de l’espèce humaine, ou avant que celle-ci ne dispose d’outils propres à les modifier radicalement. Il peut aussi mobiliser l’exemple de rapports des humains à l’environnement moins destructeurs que ceux qui dominent aujourd’hui [4]. Dans certaines formulations qui sont loin de caractériser uniquement les usages « militants » et « populaires » de la notion, le réensauvagement mobilise aussi des descriptions où l’abondance de la vie (et de la production alimentaire) fait, tôt ou tard, surgir l’image de « paradis perdu » – d’humanités perdues également, plus justes, plus frugales, plus respectueuses des non-humains. S’ils se donnent volontiers comme des porte-parole des non-humains, les réensauvageurs convoquent alors, en prenant leurs exemples dans le monde entier, des populations qui n’ont jamais mis les pieds dans la « zone à défendre » en faveur de laquelle ils se mobilisent, mais qui ont valeur de preuves universelles. La figure polémique du « chasseur-cueilleur préhistorique » premier écologiste ou premier exterminateur, est un enjeu important de ces réécritures [5].
Luttes dans la forêt
Il arrive souvent que les populations mobilisées dans ces « narrations » se trouvent chargées d’une valeur d’exemplarité qui conduit à les présenter de manière schématique, sinon caricaturale. Un exemple entre tous : pour quiconque est familier de l’histoire des Indiens d’Amérique du Nord, il est frappant de voir sous quels costumes ils sont convoqués dans les débats français autour de la défense de l’environnement. Pour explorer la question, on peut se tourner vers un cas français récent, celui de la réserve privée inaugurée en novembre 2019 à Léoncel, dans la Drôme, par l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas). Fondée en 1983 et connue pour ses engagements contre la chasse, cette organisation a déposé un très grand nombre de recours contre les arrêtés autorisant cette dernière. Elle transforme pour la première fois en réserve de « libre évolution » un terrain qu’elle acquiert en 2013 à Trégor, dans les Côtes-d’Armor. Trois autres réserves sont créées entre 2014 et 2016, deux par achats, dans la Drôme, une sur la base d’un bail emphytéotique, dans l’Hérault. En 2019, c’est une fois encore la Drôme qui est le champ d’application de ce qui est maintenant une méthode : l’achat et le passage d’un terrain sous le label déposé de « réserve de vie sauvage » (RVS). Les quatre premiers projets semblent avoir suscité peu de polémiques. Mais il n’en va pas de même du dernier en date [6].
Ce domaine de près de cinq cents hectares a été acheté pour 2,3 millions d’euros par l’Aspas. L’achat, semble-t-il, n’a pas été sans mal. Un appel au don a permis de réunir plus de 956 000 euros venus d’adhérents et de donateurs non-affiliés, la majorité de la somme étant cependant fournie par des fondations privées, dont la Fondation de la compagnie de gaz et d’électricité UEM (la fondation Brigitte Bardot est également un partenaire de longue date de l’Aspas). Grevée par une concession de chasse, une partie du domaine a dû être rachetée non seulement au propriétaire du terrain, mais aussi à l’exploitant. Le processus d’achat s’étend dès lors sur près de deux ans. Cela laisse le temps aux opposants au projet de se faire connaître et de s’organiser. Le 17 avril 2019, alors que le financement de la réserve est loin d’être bouclé, la Confédération paysanne (CP) de la Drôme profite du congrès national de son organisation pour faire signer par dix autres Confédérations paysannes départementales une motion dénonçant « l’accaparement des terres pour le ré-ensauvagement », qui cible nommément l’Aspas. Il est reproché à l’association de faire monter les prix du foncier dans les secteurs où elle choisit d’installer ses réserves et d’exclure les « communautés paysannes » ; de soutenir « l’expansion des populations de loups en France » aux dépens des activités pastorales ; enfin de promouvoir « une nature pseudo sauvage et [...] un business autour de l’écotourisme tout aussi sauvage ». Le 19 juillet, Baptiste Morizot, philosophe engagé aux côtés de l’Aspas, signe dans Le Monde une tribune qui défend l’usage de l’acquisition de terrain aux fins de réensauvagement, sans évoquer directement cette polémique. En décembre 2019, un mois après l’achat, un sixième projet, lui aussi situé dans la Drôme, à Vesc, échoue face à une alliance d’acheteurs publics. Le 21 août 2020 à Crest, siège de l’Aspas, plusieurs centaines de manifestants, éleveurs, bergers, agriculteurs et chasseurs, auto-identifiés comme « acteurs du monde rural drômois », défilent pour dire « NON à la mainmise sur le foncier naturel drômois : Le ré-ensauvagement tue les territoires ruraux ! ». En septembre 2020 paraît aux Éditions Actes Sud Raviver les braises du vivant. Un front commun, un essai de Baptiste Morizot conçu pour éteindre la polémique [7].
Les autochtones en général, et les Amérindiens en particulier, figurent nommément dans les débats. Un éleveur s’identifie aux aborigènes d’Australie. Le président de la Coordination rurale 26 déclare : « Ces réserves []les RVS, c’est comme faire des réserves d’Indiens avant que tout disparaisse, alors que l’enjeu est de changer la manière dont on vit dans les villes autant que dans les campagnes ». Il est reproché à l’Aspas, avec les RVS, de vouloir « mettre la nature sous cloche » – l’expression, visiblement un « élément de langage » est, reprise systématiquement par les médias. Repensée comme une opposition urbains/ruraux, colons/autochtones, ou bobos/classes laborieuses, la lutte autour des RVS ratisse large. Personne ne recule devant la comparaison, comme si le précédent historico-mythique des "Indiens" faisait l’objet d’une bataille dans la bataille. Raviver les braises du vivant revient à de nombreuses reprises sur les autochtones et autres Amérindiens (p. 79, 81, 83, 91, 98, 124). Son auteur, Baptiste Morizot, se place sur le terrain de la « bataille culturelle » (p. 196), une posture qu’il partage avec Gilbert Cochet, souvent cité comme une figure tutélaire de l’association et de l’ensauvagement [8]. Le philosophe déclare vouloir renouer les liens que la polémique autour des RVS a creusés avec la Confédération paysanne, et cherche à mettre en lumière l’appartenance des deux groupes à une même « famille » face à un « ennemi commun » – l’agriculture industrielle (p. 142). L’affaire serait d’abord un enjeu de nomenclature, de mots. Redéfinir la sauvagerie, la forêt, la réserve (non cloche, mais foyer) ; rappeler les bonnes raisons de vouloir des réserves (p. 146) ; éduquer, surtout, le grand public, que des siècles d’endoctrinement productiviste ont rendu incapable de voir la Nature telle qu’elle est – au mieux de sa forme lorsqu’on la laisse en paix. Or, explique Morizot, ce savoir, d’autres peuples que les « Occidentaux » ne l’auraient, eux, jamais perdu de vue. Et d’enrôler pour ce faire les « peuples autochtones », catégorie politique dont la signification est tenue pour évidente alors qu’elle est d’une redoutable complexité – et qu’elle est trop souvent utilisée comme simple synonyme de « peuples anciennement connus sous le nom de primitifs » ou « proches de la nature ».
À chacun son Indien
La lutte idéologique autour des réserves pour déterminer qui, de l’Aspas ou de ses contempteurs, est le plus grand ami de la Nature, ne fait pas dans la dentelle. Les réserves de forêt de l’Aspas, qui sont fermées à toutes les activités sauf à la marche « contemplative », sont décrites par ces opposants comme des réserves d’Indiens. Cela paraît la reprise d’un très vieux discours colonial sur les réserves indiennes perçues comme les résidus archaïques de sociétés disparues ou promises à la disparition, et qu’il serait dans l’ordre des choses de laisser disparaître eux aussi – entendre : être colonisées. Ici, c’est surtout un argument pour revendiquer que le combat pour la nature se fasse d’abord en ville, au lieu d’être projeté à la campagne par des urbains en mal de grand air. De son côté Morizot mobilise, dans un contexte qui ne semble pas particulièrement l’appeler, la figure d’un « chasseur autochtone d’Asie du Sud-Est ou d’Amazonie » (p. 83) ou « un fameux proverbe amérindien » (imaginaire) [9]. Ces Indiens-là ne sont pas des figures historiques, mais des symboles moraux. Lorsque surgit un exemple situé, celui des Blackfeet, c’est à un niveau d’abstraction tel qu’on peine à reconnaître ces acteurs dont la société, fort spécifique, y compris par rapport à d’autres groupes amérindiens des Plaines, a pourtant été bien étudiée. Population de chasseurs de bisons, ils ne sont convoqués que comme des exemples du rôle quasi parasitaire des humains : ils se nourrissent des bêtes, elles-mêmes tributaires de l’herbe, donc de l’énergie solaire (p. 103-104). Qui sont ces Blackfeet-là ? À quoi servent-ils ? Peut-être seulement à fournir le prétexte de professions de foi revigorantes, comme celle-ci : « le cœur du bison donne au chasseur autochtone sa pugnacité légendaire, forgée par les loups et l’hiver » (p. 124).
Revigorantes et révélatrices : car le véritable objet du contentieux n’est ni l’Indien, ni la réserve, mais l’animal et la protection qui doit lui être accordée par le public. En jeu, donc : le loup et l’État. Le loup, et avec lui ces grands mammifères disparus du territoire français que les reensauvageurs voudraient bien y voir prospérer de nouveau : l’ours, ou le bison. Le loup que José Bové, de la CP, appelle à abattre sans tergiverser ; le loup, que les adhérents de l’Aspas se réjouissent de repérer sur leur réserve ; le loup, encore, dont la réintroduction en 1995 à Yellowstone, le premier parc naturel américain, a tant fait pour mettre en évidence le rôle de prédateurs apex dans le rétablissement d’« équilibres » naturels, et promouvoir l’efficacité du rewilding [10]. Derrière le loup, c’est la protection de la chasse par l’État qui apparaît comme le véritable objet du litige. Rappelons qu’une partie de la RVS « Vercors » consiste en la reconversion, par l’Aspas, d’une réserve de chasse en réserve « de vie sauvage ». Reconversion assez compliquée d’ailleurs et loin du « laisser-faire » : elle implique d’entretenir la clôture de l’ancienne réserve de chasse, d’y contenir et capturer les espèces de gibiers élevées sur place, mais jugées non autochtones (daims et cerfs sikas), et ensuite de les relocaliser [11].
On le voit, l’usage de l’Indien dans ces débats se fait finalement à front renversé. Les opposants à la réserve n’évoquent jamais la figure du chasseur autochtone, dont des populations canadiennes s’illustrent pourtant depuis longtemps contre les campagnes anti-chasse et anti-fourrure d’organisations comme la Fondation Brigitte Bardot [12]. De leur côté, les défenseurs de l’association comme Morizot reprennent, contre les agriculteurs/chasseurs, la figure du chasseur autochtone de bisons – figure édulcorée du « chasseur écologiste », car tenant soigneusement à distance la nature sociale de l’activité cynégétique, sa participation à des logiques de pouvoir ou de hiérarchisation entre les individus et les genres, la complexité des affects qu’elle active, du plaisir de la traque et de la mise à mort de l’animal [13]. Des deux côtés de la controverse, on se rejoint en réalité sur une idée simple : l’Indien dont on fait exemple est mort – on ne parle pas des Indiens d’aujourd’hui, on en ignore peut-être l’existence. La collection dans laquelle est paru le livre de Gilbert Cochet l’illustrait encore il y a peu. Elle faisait précéder chaque ouvrage de quelques lignes de présentation qui contenaient la déclaration suivante : « La nation iroquoise avait l’habitude de demander, avant chaque palabre, qui, dans l’assemblée, allait parler au nom du loup. Il n’y a malheureusement plus d’Iroquois, mais la collection ‘Mondes Sauvages’ souhaite offrir un lieu d’expression privilégié, à tous ceux qui aujourd’hui mettent en place des stratégies originales pour être à l’écoute des vivants ». S’étant peut-être avisé que plus de 150000 s’identifiaient comme Iroquois qui vivaient aujourd’hui au Canada et aux États-Unis, et dans bien d’autres pays encore, Actes Sud a supprimé cette phrase sur son site.
L’histoire des Indiens des Plaines, toujours vivants faut-il le préciser, fourmille justement d’exemples contradictoires et éloignés de ces images d’Épinal. Les historiens américains de l’environnement ont bien mis en évidence la participation des chasseurs amérindiens aux réseaux de la traite des fourrures, donc à la quasi-extermination des castors et des bisons. Le phénomène était déjà bien avancé dans les années 1830, où visitant le Haut-Missouri, le prince allemand Maximilian zu Wied-Neuwied pouvait même rapporter que le claquement d’un coup de feu y suffisait à faire venir loups et grands corbeaux, dans l’anticipation d’un cadavre de bison. À peu près à la même époque et dans la même région, des chasseurs sioux pouvaient abattre 1500 bisons et laisser pourrir leurs cadavres après en avoir prélevé les langues, article à haute valeur commerciale, pour les vendre aux traiteurs américains et canadiens qui s’étaient aventurés dans la région depuis la fin du XVIIIe siècle. À l’orée des années 1850, les Sioux et d’autres populations des Plaines comme les Blackfeet s’étaient transformés en consommateurs avisés et exigeants, eux qui, un demi-siècle auparavant se contentaient d’armes et de biens d’équipement élémentaires, ustensiles et outils. Inquiétés par la raréfaction des troupeaux de bisons, ils n’en continuaient pas moins de les chasser, pas seulement pour les manger – mais pour les vendre. [14]
Protéger qui ?
Au-delà de la chasse, c’est toute la complexité d’une protection par l’État que l’histoire des Amérindiens mettrait au jour. Relégués sur des réserves qui sont parfois des territoires « ancestraux » (entendre : fréquentés depuis longtemps), et parfois non, capables un certain temps d’en exclure les colons américains et d’y maintenir un mode de vie sinon indépendant, du moins évoluant à son rythme propre, les différents groupes « indiens » des États-Unis ont développé des rapports complexes avec ces territoires. Ils y ont vu tout ensemble des prisons, des foyers, des havres, des ghettos ruraux, des lieux de villégiature estivale pour ceux qui avaient migré en ville, de retour « au pays », de tourisme médical. La comparaison avec les camps de concentration a été faite également. L’État américain, puissance coloniale, a de son côté joué un rôle ambivalent : laissant se dérouler un génocide en Californie, organisant la vente forcée des terres indiennes, octroyant aux domaines indiens un statut de « terre sous tutelle » (trust) permettant de transformer les Autochtones en populations protégées donc mineures ; mais aussi fixant dans la loi des droits indiens spécifiques, stoppant l’érosion des terres tribales à partir des années 1930, octroyant des compensations et, dans de rares cas, des restitutions.
À quelle partie de la controverse des RVS rattacher cette histoire-là ? Doit-elle nourrir la méfiance de l’Aspas envers l’État ? L’encourager à prendre sa place, comme ont pu prendre la place de l’État fédéral américain les gouvernements tribaux reconnus dans les années 1930 ? Avec ses gardes-chasses, ses juristes, son label, son refus de solliciter les subventions, sa valorisation de la propriété privée, l’association semble bien en prendre le chemin. Ou bien l’histoire des réserves des États-Unis doit-elle plutôt donner des armes aux chasseurs, en montrant peut-être comment la colonisation s’est caractérisée par une interdiction de la chasse hors des réserves, qui a renforcé la dépendance des Indiens envers l’État ? Doit-on rappeler comment, dans les Plaines, les Amérindiens ont immédiatement (et avec quel brio !) adopté le cheval (espagnol) pour se libérer des contraintes de la marche, se « délocaliser » sur des zones immenses, et conquérir, à leur manière, un monde animal qu’ils ne voyaient pas comme les Européens, mais qu’ils entendaient bien eux aussi exploiter, à leur manière ? Rendu une ‘histoire qui tire dans des sens opposés, et pas seulement dans celui de l’écologie, « l’Indien » perturbe sérieusement le jeu de la comparaison ; il renforce l’incertitude plus qu’il ne l’éloigne.
On ne peut se défendre de penser qu’il entre, dans les comparaisons croisées dont ces populations mythifiées font aujourd’hui l’objet, une solide dose de mauvaise foi. Tandis que le philosophe attitré d’une association de lutte contre la chasse adosse sa démonstration à l’exemple de peuples chasseurs, les agriculteurs qu’il condamne pour leur ignorance de « la Nature » n’hésitent pas quant à eux décrire un territoire comme menacé d’être mis en réserve « comme les Indiens », alors qu’il s’agissait déjà bel et bien d’une réserve... de chasse, activité qui en France jouit de privilèges considérables. On pourrait se contenter de trouver intéressants ces usages politiques de la comparaison, et leur rencontre dans la figure protéenne de l’Indien et de son avatar le plus récent, l’Autochtone. Mais à vrai dire, l’histoire des peuples que ces termes dissimulent paraît considérablement plus digne d’intérêt que les usages qu’on en fait. Plus riche, plus réelle, plus proche aussi de celle des non-Indiens, des Autochtones, à laquelle elle est liée – et pas seulement depuis le début de la sixième extinction.