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Recension Société

Sale boulot

À propos de : D. Memmi et al., (dir.), Le social à l’épreuve du dégoût, PUR


par Julien Bernard , le 8 juin 2017


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Fortement somatique, le dégoût n’en est pas moins social dans sa construction et ses conséquences. S’immisçant notamment dans le travail relationnel des professionnels du care, il met la cohésion sociale à l’épreuve en faisant frontière entre les corps.

Recensé : Dominique Memmi, Gilles Raveneau, Emmanuel Taïeb, (dir.), Le social à l’épreuve du dégoût, Rennes, Presses universitaires, 2016, 218 p., 19 €.

Audacieux pari que de faire du dégoût un objet pour les sciences sociales tant il semble être une réaction naturelle et universelle. Tous les hommes ne connaissent-ils pas depuis toujours cette violente répulsion face à la saleté, à commencer par celle des fèces ? Le dégoût n’est-il pas ce mécanisme de défense profondément incorporé qui nous préserve des aliments inconsommables ? Sans doute, mais son incorporation est aussi un produit social. N’apprend-on pas aux enfants à distinguer le sale du propre (ne touche pas ce déchet, c’est caca !) ? Le dégoût se révèle ainsi déterminé par nos habitudes et nos conditions de vie, sans doute plus aseptisées qu’autrefois. Surtout, c’est une émotion cognitive, c’est-à-dire une émotion influencée par le sens donné à l’objet ou à la situation ; ainsi nous jugeons la couche de notre bébé moins dégoûtante que celle d’un patient incontinent en gériatrie. L’objet dégoûtant ne le serait alors plus tant en soi, qu’en comparaison à d’autres. La dimension relationnelle du dégoût, son inscription dans les rapports sociaux, conduit à s’interroger, à la fois, sur les identités sociales des personnes dégoûtées, et sur celles des personnes jugées dégoûtantes.

Corps-à-corps professionnels

Concentré sur l’irruption du dégoût dans les interactions entre professionnels du soin ou du service et différents types de « corps » – corps dégradés par la souffrance et la violence sociale, corps souffrant des troubles du grand âge, ou encore corps morts – Le social à l’épreuve du dégoût, dirigé par Dominique Memmi, Gilles Raveneau et Emmanuel Taïeb, nous ouvre les coulisses de professions sujettes au dégoût de par le corps-à-corps que leur activité implique : opérateurs funéraires, chirurgiens, pompiers, travailleurs sociaux, ambulanciers, soignants en gériatrie, en maison de retraite, etc. Le temps passé à leurs côtés permet aux chercheurs d’identifier finement les sources de pénibilité – les corps mais aussi les stigmates portés sur ces professionnels –, les conceptions de l’activité, les stratégies de mise à distance et, souvent, l’euphémisation ou l’invisibilisation du dégoût dans les interactions professionnelles. En effet, le voilement du dégoût est la norme pour ces professionnels, portée par une éthique humaniste de respect et de maintien de la dignité d’autrui. Cet ethos rend plus délicat leur travail émotionnel. En coulisses, certains cherchent à s’attirer une forme de reconnaissance en prenant le contre-pied de la norme : ils mettent en scène leur courage, adoptent une attitude bravache, voire exagèrent la difficulté de leurs tâches. Mais d’autres cachent aussi leur dégoût par honte de leur activité, comme si en s’occupant de ces corps dégoûtants, ils devenaient eux-mêmes impurs ou intouchables.

Le dégoût pose une série de problèmes professionnels qui ont trait notamment à la distribution ou à la délégation du « sale boulot » (par exemple entre anciens et nouveaux dans le collectif de travail), à la délimitation des territoires professionnels (entre aides-soignantes et infirmières ou ambulanciers), ou encore aux conflits de perception entre professionnels et profanes : ainsi des chirurgiens favorables aux dons d’organes étudiés par Michel Castra, qui, sans prélèvements, perçoivent le corps mort comme voué à l’inutilité, et qui sont dégoûtés – moralement – par le refus des familles de procéder aux prélèvements. Mais, et c’est tout l’intérêt de la mise en perspective des coordinateurs, ces problèmes professionnels se révèlent plus largement sociaux et, donc, politiques.

Sensibilité sociale et culpabilisation

Norbert Elias avait déjà souligné que le processus de « civilisation » et « d’individuation » – la tendance historique à un plus grand contrôle de soi – s’accompagne en chacun d’une sensibilité accrue dans le rapport à soi et au corps d’autrui, et en particulier de réactions de pudeur et de gêne plus marquées face aux pertes de contrôle du corps. S’inscrivant dans le prolongement de ces travaux, les auteurs soutiennent que le dégoût est une réaction plus répandue qu’auparavant. Favorisé par les évolutions techniques du XIXe siècle comme le tout-à-l’égout, la révolution pasteurienne, et les parfums, le procès de civilisation intimerait à chacun, aux XXe et XXIe siècles, de contrôler son corps sous peine d’exclusion sociale. Cette responsabilisation – ou cette culpabilisation – individuelle provoque de fait, chez ceux qui n’ont pas ou plus un corps « légitime », une honte conduisant à l’auto-exclusion. Or le processus de civilisation, selon Elias, est parallèlement marqué par une gêne croissante face aux marques de supériorité dans les interactions, dont l’expression du dégoût. Les professionnels, tout à la fois plus sensibles et moins autorisés à manifester leur sensibilité, reproduiraient malgré eux une domination toujours bien réelle, mais plus cachée.

Dégoût et division du travail

Les changements récents de la division du travail compliquent la donne. Le care s’est professionnalisé, en même temps qu’augmentait le taux d’emploi féminin. Le niveau de qualification augmentant lui aussi, le risque s’accroît de voir les moins qualifiés relégués aux tâches les plus dégoûtantes, ce qui compromet encore davantage la reconnaissance, et de la pénibilité du travail, et de l’humanité des personnes stigmatisées. De façon symétrique, les plus qualifiés refusent d’accomplir certaines tâches jugées dégoutantes. Les risques de maltraitance, surtout en contexte de restrictions budgétaires, ne sont pas loin. Les risques de désillusions professionnelles non plus.

L’analyse du dégoût chez les pompiers menée par Romain Pudal est à cet égard édifiante. Les pompiers, souvent issus des classes populaires et attirés par la représentation prestigieuse des « soldats du feu », doivent au quotidien bien plus souvent secourir des victimes issues de populations défavorisées que combattre le feu. Ces interventions brouillent les représentations de soi et de la profession que les pompiers avaient élaborées. D’une part, alors qu’ils pensaient devoir faire preuve de compétences « viriles », ils doivent en réalité prendre soin d’autrui, ce qu’ils associent à du travail féminin. D’autre part, ils interviennent auprès de populations dont ils sont socialement proches par leurs origines, tout en ayant pu s’en éloigner grâce à leur métier. Leur dégoût est ici la contrepartie de leur ascension sociale. Ayant à son principe une profonde peur du déclassement, il exprime en quelque sorte l’horreur pour les personnes que les pompiers auraient pu devenir.

Une dysfonction

Cet exemple illustre une idée forte de l’ouvrage : le dégoût est une émotion « mixophobe ». Il traduit la peur d’une « contamination symbolique », celle de tomber dans la déchéance sociale par la proximité entretenue avec des gens dégoûtants. Il apparaît lorsque la distance sociale se double d’une proximité spatiale. Le dégoût n’est donc pas seulement un affect individuel ; il est partagé par des collectifs, et traduit leurs positions dans l’espace social. D’où la notion de « dégoût de classe », que l’on retrouve par exemple dans le dégoût bourgeois pour les classes laborieuses au XIXe siècle, ou encore dans l’attitude des sages-femmes indiennes étudiées par Clémence Jullien, qui justifient par une supposée fonction éducative l’expression de leur dégoût vis-à-vis des parturientes musulmanes issues des classes urbaines défavorisées.

Le dégoût aurait donc pour fonction sociale de marquer la distance, et la distinction. Mais c’est en réalité bien de dysfonction dont il s’agit. Affect disruptif, il fragilise le lien social. Intégré aux idéologies politiques, il justifierait toutes les atrocités. Repoussant, il tend à voiler ses causes et ses effets et, partant, à demeurer impensé.

Et pourtant, il faut bien s’en occuper, au quotidien, comme le font les professionnels analysés dans l’ouvrage. Il faut aussi le penser dans une perspective historique et politique. Le vieillissement de la population et sa mauvaise santé, d’une part, sa précarisation, d’autre part, vont accroître l’importance et, probablement, la visibilité du problème social posé par le dégoût. Il faudra bien, en effet, des personnels qualifiés pour s’occuper des personnes âgées dépendantes, et des agents funéraires pour prendre en charge l’augmentation de 45 % du nombre de décès annuels prévue par les démographes en conséquence de l’arrivée dans le grand âge des générations du baby-boom. L’enjeu social du dégoût n’a pas fini de se poser, et l’ouvrage coordonné par D. Memmi, G. Raveneau et E. Taïeb nous aide à le penser.

par Julien Bernard, le 8 juin 2017

Pour citer cet article :

Julien Bernard, « Sale boulot », La Vie des idées , 8 juin 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sale-boulot

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