L’utopie aujourd’hui
Il y a une critique de la théorie sociale et politique d’inspiration hégéliano-marxiste qui considère l’utopie comme une fuite hors de la réalité, rendant impossible, par principe, le moindre changement social [1]. Aujourd’hui, dans un monde où le réel s’approche des dystopies les plus cruelles, cette critique demeure d’actualité : la pensée utopique semblerait particulièrement éloignée du réel. Mais, selon Sébastien Roman, penser l’utopie avec Paul Ricœur, c’est sauver ce qui, dans l’utopie, survit comme puissance à la fois constitutive et critique du réel, en dénonçant toute fuite hors de celui-ci. Cette relation critique qui lie l’imagination à la réalité est traitée, dans l’ouvrage Penser l’utopie aujourd’hui avec Paul Ricœur (2021) – le premier volume collectif consacré à l’utopie dans la pensée de Ricœur –, au prisme de trois thématiques : la tradition, la mémoire et l’identité collective. Le livre ne cherche pas simplement à rendre compte théoriquement de la place de ce concept dans la pensée du philosophe herméneute, mais tente également de répondre à l’urgence actuelle de la potentialité critique de l’utopie pour dénoncer les pathologies de la société.
Les différents chapitres de cet ouvrage sont majoritairement issus de présentations faites lors d’une journée d’étude qui s’est tenue le 15 novembre 2018 à l’ENS Lyon. Bien que cet événement ait précédé de loin notre contexte sanitaire actuel et ses problèmes, les réflexions qui y ont été produites paraissent toujours valables si nous ne comprenons pas l’utopie, comme il est souvent le cas, dans les limites d’un genre littéraire qui se réduirait à transmettre une chimère ou une fiction politique, mais comme une manière critique de se référer à notre situation sociopolitique. Comme l’écrit Sébastien Roman en introduction : « il est en tout cas certain, aujourd’hui, qu’un besoin de ‘changer les choses’ se fait ressentir, sans doute d’une manière encore plus forte depuis la crise sanitaire liée à la Covid-19 » (p. 6). Si la réflexion de Paul Ricœur sur l’utopie est d’actualité, c’est parce qu’elle nous permet, tout comme L’Utopie (ou-topos : non-lieu) de Thomas More (1516) [2], d’élaborer de nouvelles manières de questionner, grâce aux puissances de notre imagination, le fonctionnement de notre société.
Le projet d’une recherche sur l’utopie ricœurienne présente cependant une première difficulté dans la mesure où, l’utopie n’apparaît que très rarement, presque marginalement, dans l’œuvre publiée du philosophe. Outre un cycle de conférences, paru sous le titre L’Idéologie et l’utopie (1986) [3], il est question d’utopie dans le recueil d’articles intitulé Du texte à l’action. Essais d’herméneutique 2 (1986) [4], et dans le livre récemment publié Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale (2016) [5].
Néanmoins, selon Sébastien Roman, l’utopie a été liée, dans la pensée de Ricœur, au principal problème qui l’a toujours accompagné dès les débuts de sa réflexion, à savoir celui de la créativité (p. 7). La notion de créativité, d’abord pensée par Ricœur comme une capacité de production du possible ancrée dans la volonté individuelle, dans la perspective de la psychologie eidétique de la Philosophie de la volonté (1950) [6], devient ensuite, dans L’Idéologie et l’utopie (1986), une puissance propre à la collectivité permettant de produire des symboles et de nouvelles significations institutionnelles. Dans L’Idéologie et l’utopie, Ricœur intègre le thème de l’utopie et de la créativité au domaine social et politique (p. 7). La question est de savoir dans quelle mesure la pensée ricœurienne de l’utopie peut avoir un potentiel subversif et émancipateur à l’égard du réel, en dépassant la rapide opposition entre le monde imaginaire et le monde réel qui finit par réduire la capacité constitutive de l’utopie lorsqu’on la comprend tout simplement comme un genre littéraire de fiction.
Le transcendantal inversé
Comme on le sait, le lien établi par Ricœur entre fiction et histoire a fait l’objet d’une discussion entre lui et Cornelius Castoriadis (2016) [7]. Olivier Mongin, dans sa contribution intitulée « L’impératif utopique » (p. 57-75), revient sur ce dialogue afin de comprendre le rôle de la fiction – comme réactivation des potentialités d’un passé transmis – dans la constitution des événements fondateurs du flux historique. La fiction permet de penser autrement l’histoire du vivre-ensemble : comme une oscillation entre le passé et les futurs du passé – potentialités inaccomplies, promesses non tenues de l’histoire – qui demeurent dans la mémoire collective. Mais si l’utopie est ancrée dans la mémoire et qu’elle trouve son fondement dans une histoire déjà vécue, c’est l’idéologie, constitutive d’une identité historique, et non l’utopie, qui serait alors le concept fondamental de l’imaginaire social. C’est l’idée défendue par la contribution de Joël Roman, « Idéologie, histoire et identité collective » (p. 77-87), qui constitue une critique de l’objectif même de ce livre. En effet, pour Ricœur, l’idéologie, et non l’utopie, nous permettrait de comprendre la constitution des identités collectives.
Jean-Luc Amalric (« Le statut de l’utopie dans la philosophie de l’imagination de Ricœur », p. 37-55), tout en reprenant la question du rôle de la fiction dans la constitution de la mémoire collective, situe l’utopie, tout d’abord, au-delà de l’opposition imaginaire-réalité. L’utopie n’est pas simplement un genre littéraire, mais un quasi-transcendantal transhistorique : elle est une dimension constitutive de l’imaginaire social, celle qui se situe au-delà de la réalité sociale sans pour autant en constituer la fuite (p. 48). Selon J.-L. Amalric, l’utopie nous réoriente potentiellement vers le présent. Elle ne demeure pas à l’extérieur de la réalité, sur la base d’une pratique imaginative historiquement située. L’utopie ne serait donc pas, pour le Ricœur de J.-L. Amalric, une fuite hors de la réalité dans la mesure où elle implique un retour au présent lié à une tradition historique. L’enracinement de l’utopie dans la tradition est ici appelé « mémoire utopique ».
Mais si l’utopie ricœurienne possède un rôle légitime pour l’imaginaire social, elle ne doit pas être comprise d’un point de vue transcendantale en termes de constitution d’identité collective, comme une synthèse des éléments distincts propres à une communauté, que le philosophe ne ferait que décrire, mais, à l’inverse, comme une potentialité qui, sans se détacher du passé, permet de faire un saut vers le possible pour revenir de manière critique au présent et rendre possible, dans le futur, la réalisation effective d’un projet d’émancipation. La question qui se pose ici est donc celle de la dimension critique et politique de l’utopie.
Les non-utopies
Selon la conception de Ricœur, l’utopie possède, avant tout, une dimension critique du réel, car elle nous permet d’identifier les pathologies de la société à partir de la fiction d’une société parfaite. En allant plus loin, Michaël Fœssel, Jean-Philippe Pierron et Sébastien Roman proposent une critique du contexte politique actuel à partir d’une réflexion sur ce qui semble, aujourd’hui, se revendiquer à tort de l’utopie. Dans « Le possible comme événement » (p. 91-105), Michaël Fœssel réfléchit sur les images de la globalisation heureuse et les discours néo-managériaux (p. 91) qui cherchent à se faire passer pour des utopies réalisées dans le cadre de la mondialisation du capital et de la technologie. Cependant, le pouvoir subversif de l’utopie n’a pas sa place ici ; au contraire, cet imaginaire légitime l’efficacité économique et l’élève au rang de norme (p. 97).
Jean-Philippe Pierron (« Paul Ricœur et la fonction pratique de l’utopie. Une critique de la rationalité instrumentale », p. 107-125), distingue l’utopie de l’utopisme. L’utopisme est une fuite du réel, une sorte de science-fiction politique qui ne cherche qu’à rêver l’action. La critique de l’utopie au nom du pragmatisme et du réalisme opérationnel réduit en fait l’utopie à l’utopisme. Au contraire, l’utopie ricœurienne, selon Jean-Philippe Pierron, a une fonction pratique ancrée dans le réel. Elle nous permet de faire varier des possibles sans se délier de la tradition passée. En ce sens, l’utopie est capable de résister à la sédimentation des institutions. Au fond, l’utopie est, pour J.-P. Pierron, « constructrice » parce qu’elle nous permet de créer de nouvelles formes institutionnelles de vivre-ensemble, et « destructrice », dans la mesure où elle rend possible la critique des aspects contraignants des institutions pour les individus. Ce caractère dialectique (entre la construction et la déconstruction) et pratique (dans la création des nouvelles possibilités pour l’action et la révision de la tradition) de l’utopie est capable de garantir la liberté des acteurs sociaux vis-à-vis des institutions.
Dans son article intitulé « De la difficulté en pratique de distinguer l’idéologie de l’utopie » (p. 127-146), Sébastien Roman distingue, tout d’abord, l’utopie de l’idéologie à partir de Ricœur et de Karl Mannheim, pour, ensuite, dénoncer la complexité de cette distinction. L’idéologie cherche à renforcer l’ordre établi, tandis que l’utopie cherche à l’entraver. Toutefois, cette distinction s’estompe dans la réalisation des programmes politiques. Seule l’histoire pourrait nous permettre, au moins dans une certaine mesure, de voir un peu plus clairement s’il s’agissait d’une idéologie ou d’une utopie. Une utopie sans ancrage dans l’histoire n’est qu’un rêve. Au fond, pour les auteurs de cet ouvrage, l’authenticité de l’utopie consiste en sa puissance critique, jamais mieux exprimée que par les mots de Ricœur lui-même (1986, p. 232) : « de ‘nulle part’ jaillit la plus formidable contestation de ce-qui-est ». Comment comprendre la mise en pratique de ce nulle part dans la pensée de Ricœur ? L’ouvrage tente de répondre à cette question en entrant dans le domaine de la théologie, là où l’utopie retrouve l’espérance.
L’irréel intact
Pierre-Olivier Monteil (« De l’espérance à l’utopie », p. 149-168) établit une relation féconde entre l’herméneutique biblique et la dimension poétique de l’utopie, qui a le pouvoir, potentiellement, de renverser l’ordre établi : le pouvoir subversif de la créativité propre de l’imagination est ici capable de renouveler la tradition et d’actualiser le vivre-ensemble. Dans ce projet, l’utopie fournit le contenu ; l’espoir oriente l’intentionnalité vers un possible (p. 161). Alors que Pierre-Olivier Monteil passe avec aisance et de manière féconde du registre philosophique au registre politique et religieux, Jean-Louis Schlegel (« Utopie, théologie, espérance », p. 169-187), aborde les rapports entre philosophie et théologie avec beaucoup de prudence. Sur la base du Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale (2016), il propose de considérer le travail de résistance de la communauté ecclésiale, fondée sur l’utopie théologique de l’espérance (celle de la grâce, de la résurrection, et du royaume), face aux utopies et aux idéologies inhumaines ou déshumanisantes. L’espérance de la communauté ecclésiastique brille face au désespoir partagé par le contexte politique mondial. L’herméneutique biblique et la communauté ecclésiale nous enseignent que la manière la plus contemporaine de comprendre la mise en œuvre de l’utopie, en tant que transcendantal inversé, est la résistance face aux problèmes sociopolitiques qui nous entourent.
Malgré l’actualité et l’originalité de cet ouvrage, certains problèmes philosophiques restent non résolus en ce qui concerne le concept ricœurien d’utopie. L’un de ces problèmes concerne la définition même de l’utopie. S’agit-il, pour Ricœur, d’un terme qui, comme l’indique l’éditeur de cet ouvrage, dépend du concept de créativité, ou plutôt d’un terme à comprendre du point de vue de sa capacité critique ? Dans tous les cas, le passage de la « créativité » à la « valeur critique » de l’utopie n’est éclairé par aucun des auteurs de cet ouvrage. Par ailleurs, les différentes orientations à partir desquelles l’utopie ricœurienne est traitée – phénoménologique, ontologique, littéraire, socio-politique, technologique, théologique – plutôt que de le clarifier, dispersent l’apport de Ricœur à la délimitation de ce concept. De plus, la confrontation délicate de l’utopie avec la tradition, la mémoire, l’identité collective ou l’écriture biblique, tentée par les auteurs de cet ouvrage, finit par brouiller la différence, défendue par Ricœur, entre idéologie et utopie. Cet accent mis sur le passé que nous trouvons dans cet ouvrage collectif, accentué par la peur de ne pas tomber dans la fuite du réel, nous fait courir le risque de perdre ce mouvement vers le « nulle part » qui constitue l’(o)u-topie (non-lieu) depuis Thomas More et qui rend possible la critique. Ce nulle part nous permet, en effet, uniquement sous l’angle particulier du fictif, d’identifier les pathologies sociales de notre époque. Au lieu d’insister sur le rapport au passé de l’utopie et sans craindre la fuite du présent, il s’agit donc de chercher au sein de l’utopie, comme le suggèrent les vers de René Char (Rémanence, 1971) [8], l’« irréel intact », qui nous touche et nous émeut, à partir duquel nous serions capables de subvertir « le réel dévasté ».