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Recension Philosophie

Rock Ontologie

À propos de : R. Pouivet, Philosophie du rock, PUF.


par Sébastien Motta , le 18 octobre 2010


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Qu’est-ce que le rock ? Une musique dont l’essence est d’être produite à travers son propre enregistrement, répond Roger Pouivet. Ce qui la distingue radicalement et métaphysiquement de toutes les autres œuvres d’art musicales — et ce qui explique la séduction qu’elle exerce.

Recensé : Roger Pouivet, Philosophie du rock, Paris, PUF, 2010, 256 p., 23 €.
Cet article est publié en partenariat avec le Collège international de philosophie, qui consacrera au livre de Roger Pouivet une table ronde avec Paul Mathias, Sébastien Motta, Mathieu Potte-Bonneville, Roger Pouivet et (sous réserve) Rodolph Burger. Samedi 23 octobre, de 10h à 13h, à la Bibliothèque Picpus, 70 rue de Picpus, 75012 Paris. On trouvera à la suite de cette recension le point de vue de Paul Mathias et de Mathieu Potte-Bonneville.

Y a-t-il quelque chose dans le rock qui soit susceptible d’intéresser le philosophe ? Oui, selon Roger Pouivet, et c’est au premier chef la nature jusqu’alors inédite des œuvres qu’on y trouve. Autrement dit, ce qui peut pousser le philosophe de l’art à considérer le rock comme un sujet digne d’intérêt, c’est une spécificité ontologique propre aux œuvres musicales qu’il produit. Quelle est cette spécificité ?

Rock records

Roger Pouivet l’explique à l’aide d’un examen des différents rapports que peut entretenir une œuvre musicale aux techniques d’enregistrement. Il distingue à cet effet (p. 55) deux types d’enregistrement : les enregistrements véridiques et les enregistrements constructifs. Un enregistrement véridique est une sorte de témoignage : il restitue ce qui s’est produit à telle date, en tel lieu. Supposons que ce soit l’exécution de la Neuvième symphonie de Beethoven par un orchestre philharmonique de grande notoriété. Cet enregistrement fait alors figure de documentaire (et nous permet de dire par exemple, à nous qui étions absents, qu’il s’agissait d’une excellente exécution ou au contraire d’une exécution bien en deçà de ce que l’on pouvait attendre d’un orchestre d’une telle renommée), mais l’œuvre musicale (la Neuvième symphonie) préexiste à cet enregistrement. Autrement dit, quand nous écoutons cet enregistrement, nous n’avons pas affaire à l’œuvre musicale elle-même mais à une exécution de l’œuvre. La nature d’une telle œuvre suggère que l’œuvre est à chercher non pas dans un enregistrement mais plutôt dans une partition (il s’agit de musique écrite). Ce point est trivial, mais il trouve une certaine pertinence quand nous considérons en contraste les enregistrements constructifs. Pour le dire rapidement, un enregistrement est constructif quand il produit quelque chose de nouveau, quand il n’est pas l’enregistrement neutre ou transparent d’un épisode sonore déterminé mais la création de quelque chose d’original. Soit l’enregistrement intitulé Idioteque tiré de l’album Kid A du groupe oxonien Radiohead. Ici, l’œuvre musicale n’a pas été exécutée lors de l’enregistrement mais créée au cours de sessions d’enregistrement, de mixage et éventuellement de postproduction [1]. Le travail des artistes a été de construire, de composer, à partir de plusieurs enregistrements distincts, plusieurs pistes –notamment pour notre exemple un échantillon (sample) de Mild und Leise de Paul Lansky – une séquence sonore originale, une œuvre musicale inédite. L’enregistrement en perd ipso facto sa fonction de témoignage : il ne s’agit plus de restituer quelque chose, l’exécution d’une œuvre préexistant à l’enregistrement, mais grâce aux moyens techniques des studios d’enregistrement de faire quelque chose (une œuvre) qui n’existait pas jusqu’alors. Quand nous écoutons cet enregistrement, nous avons affaire à l’œuvre elle-même et non pas à une exécution de l’œuvre ; l’œuvre c’est l’enregistrement. On ne dira donc pas, pour l’enregistrement initial qu’il s’agit de l’enregistrement initial d’une œuvre, sous-entendu quelque chose d’indépendant de l’enregistrement (i.e. Idioteque) mais que l’enregistrement initial est ou constitue l’œuvre (Idioteque). Cela pourrait sembler paradoxal : il faut bien, dira-t-on, qu’il y ait quelque chose à enregistrer pour qu’il y ait un enregistrement. La réponse, nous dit Pouivet, est que c’est le morceau de musique qui a été enregistré. Cela nous montre au passage que le nom Idioteque est ambigu et désigne tantôt le morceau de musique, tantôt l’œuvre musicale (p. 62 sqq.). Le morceau de musique est notamment susceptible de donner lieu à une reprise alors que c’est impossible pour l’œuvre. C’est en revanche l’œuvre qui est l’attention de la critique, et non le morceau de musique [2].

Quand nous nous concentrons sur les œuvres qu’on y trouve, la musique rock a ceci de caractéristique qu’il ne peut y être question que d’enregistrements constructifs : cela place donc les œuvres musicales rock dans une relation de dépendance ontologique forte aux procédés d’enregistrement et de diffusion. Mais cette dépendance ne suffit pas à en faire des œuvres rock. Cette condition de nature ontologique est nécessaire mais non suffisante : il faut en plus que les œuvres s’inscrivent dans ce que Pouivet appelle le « cadre des arts de masse », ce qui suppose, en substance, deux conditions d’accessibilité. Une condition d’accessibilité économique d’abord : les œuvres sont économiquement accessibles au plus grand nombre en vertu d’un coût relativement faible. Une condition d’accessibilité épistémique, intellectuelle ou cognitive ensuite : les œuvres musicales rock ne supposent pas une connaissance ou une fréquentation assidue de la culture humaniste ou de l’histoire de l’art. Elles ne supposent pas non plus que l’auditeur soit musicien ou musicologue accompli ; elles sont faciles d’accès.

C’est cette thèse sur la nature des œuvres rock qu’expose en détail, discute, commente et justifie Philosophie du rock. Le rôle de la philosophie du rock, nous dit Roger Pouivet (p. 22), est d’appréhender la spécificité ontologique des œuvres musicales rock. À cet égard, le sous-titre de l’ouvrage (Une ontologie des artefacts et des enregistrements) est emblématique du type d’enquête menée. Il s’agit en effet avant tout d’un livre de métaphysique. Les malentendus qu’il pourrait y avoir à la lecture du titre de l’ouvrage sont désamorcés dès l’introduction (si d’aventure on s’attendait à ce que l’attention soit portée, pêle-mêle, sur ce que voudraient dire les œuvres musicales rock, sur les principes généraux touchant à la conduite de la vie que véhiculerait la musique rock, sur la signification politique et sociale que manifesterait l’apparition de cette musique, sur les rapports qu’elle entretiendrait avec le Capital, l’Inconscient ou l’Idéologie postmoderne, etc.). Quand ces malentendus se transforment en objections, R. Pouivet s’attache avec minutie à les démanteler (notamment dans le chapitre 4). Les lecteurs de R. Pouivet y verront sans mal une continuité saillante avec ses précédents travaux (notamment L’ontologie de l’œuvre d’art, L’œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation et Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?). Philosophie du rock entre dans la lignée d’une série d’ouvrages et d’articles récents consacrés au rock, publiés par des philosophes anglophones et inaugurée en 1996 par la monographie de Theodore Gracyk intitulée Rythm and Noise, An Aesthetics of Rock.

La nature des œuvres rock

Pourquoi consacrer un ouvrage de métaphysique au statut ontologique des œuvres musicales rock ? Une certaine conception de ce qu’est la métaphysique et de ce qu’est un propos métaphysique est ici en jeu. Elle fait naître la métaphysique non pas d’élans mystiques ou de questionnements majestueux mais bien plutôt des désaccords que nous pouvons rencontrer dans l’utilisation de certains concepts. Partons de l’exemple que donne R. Pouivet pour illustrer ce point (p. 27-28). Un de ses amis (appelons-le A) lui expliquait un jour la raison de son manque d’enthousiasme pour certains disques de rock. Il formulait cette raison de la façon suivante :

Ce qu’on y entend ne peut pas être joué sur scène. Si le chanteur fait toutes les voix, et le guitariste toutes les guitares, cela sonne faux. Je préfère la musique vivante. Le disque n’est qu’un pis-aller. Mais si en plus il y a un trucage, cela n’a plus rien d’authentique.

Pourquoi, face à un tel propos, la discussion doit-elle devenir métaphysique ? La réponse est que A commet ce que l’on appelle depuis Gilbert Ryle une erreur de catégorie [3]. Il se représente la chose dont il est question (ici un disque de rock) comme appartenant à un certain type logique (une certaine catégorie) alors qu’elle appartient en réalité à un autre type logique (une autre catégorie). Ainsi, à la manière dont l’étudiant étranger visitant pour la première fois l’université d’Oxford demande – après avoir fait le tour des campus, visité les différents collèges, bibliothèques, bâtiments administratifs et autres laboratoires – où se trouve l’université, comme s’il s’agissait d’un objet du même type que ceux qu’il a visités, A se plaint, après avoir écouté une œuvre-enregistrement, de ne pas avoir écouté un enregistrement d’une œuvre musicale interprétée en un temps et en un lieu déterminés. Tous les deux commettent une erreur sur la nature de la chose qu’ils considèrent. A estime que les événements impliquant des œuvres musicales doivent être des exécutions (ou bien éventuellement, des improvisations), alors que pour certaines œuvres, les événements les impliquant ne peuvent être principalement que des diffusions, ce qui est spécialement le cas pour les œuvres rock.

La discussion devient donc métaphysique, et en particulier ressortit à ce que R. Pouivet appelle l’ontologie appliquée appliquée (p. 19), car il devient utile d’examiner le mode d’existence des choses que nous considérons (ici, de certaines œuvres musicales) ou pour le dire autrement, d’examiner ce que c’est pour ces choses que d’exister. Comme l’explique R. Pouivet, une enquête de type ontologique touchant à la nature des œuvres rock est ce qui assoit nos pratiques (épistémologiques), nos compétences d’identification, de ré-identification (p. 72) – qui nous permettent de dire que ceci est un objet de la sorte F, que ceci est le même F que cela, et ainsi de suite – et ultimement, puisque celles-ci reposent sur celles-là, nos appréciations esthétiques (p. 83, 92 sq.).

Soubassements métaphysiques

R. Pouivet examine dans les chapitres 2 et 3 plusieurs objections radicales lui permettant de préciser par contraste sa position. Ces objections sont radicales car elles s’attaquent au cadre même dans lequel s’inscrit la thèse défendue. Ce cadre est celui d’une métaphysique des choses ordinaires (dont les œuvres d’art sont de bons exemplaires).

L’auteur doit d’abord défendre l’importance de l’ontologie dans un discours sur les œuvres d’art (qu’elles soient de masse ou non), par opposition notamment à une attitude qui insisterait sur l’aspect phénoménologique, et en particulier contre cette position que R. Pouivet, suivant Gregory Currie, appelle « l’empirisme esthétique » (p. 82). Pour celle-ci, la rencontre de l’œuvre dans une expérience d’un type bien particulier est tout ce qui importe pour l’esthétique. La cible est alors incarnée par les travaux d’Aaron Ridley (The Philosophy of Music).

R. Pouivet doit ensuite défendre la dignité ontologique qu’il accorde aux artéfacts : cela passe par une défense du réalisme artéfactuel. On pourrait juger en effet, si l’on accepte le projet ontologique, qu’il ne saurait y avoir d’ontologie des œuvres d’art pour la raison que, fondamentalement, les œuvres d’art et plus généralement les artéfacts, n’existent pas (en invoquant par exemple pour argument que les artéfacts ne sont que des arrangements d’entités simples – par exemple des particules élémentaires – qui portent à elles seules toute la charge ontologique). Cette position est celle du nihiliste artéfactuel. L’attaque est alors dirigée vers Peter van Inwagen qui en est un représentant illustre. Elle passe par l’examen d’un problème grandement discuté par les philosophes anglo-saxons qui est le problème de la constitution matérielle. Il s’agit, pour le dire rapidement, de la question de savoir quelle est la nature des relations qu’entretient un objet à la matière qui le compose – l’exemple paradigmatique étant celui d’une statue (le plus souvent, une statue de Goliath ou de David) et la matière qui compose cette statue (morceau de marbre, de bronze, d’or, etc.). R. Pouivet doit faire ce détour car l’œuvre rock est selon lui constituée par un enregistrement, tout comme un bateau – pour prendre un autre exemple fameux – peut être constitué de planches de bois. La solution favorisée par R. Pouivet consiste à dire qu’il y a bien une seule chose matérielle, mais deux entités de sortes distinctes dont une est dominante ; il y a unité sans identité (p. 108). L’examen plus poussé du mode d’existence propre aux artéfacts éclaire cette affirmation (p. 117 sq.) : bien que les artéfacts soient des entités dépendantes d’autres entités (et plus particulièrement dépendantes des créateurs et des utilisateurs d’artéfacts), ils n’en possèdent pas moins un rôle dans certaines explications causales ; cette condition suffit à en faire des substances réelles. En outre, puisque les artéfacts possèdent une fonction intentionnelle, cela suffit pour les distinguer de la matière dont ils sont composés.

La valeur des œuvres rock

Ce qui vaut pour les artéfacts vaut pour les œuvres d’art, ces dernières étant, d’après R. Pouivet, une sorte des premiers (le détail de cette thèse est l’objet du chapitre 3) [4]. Les œuvres d’art, entendues au sens poïétique de ce qui est fait (p. 52), possèdent bien à ce titre une fonction intentionnelle, leur conférant par là même une valeur non pas intrinsèque, mais instrumentale (l’idée d’une valeur intrinsèque de l’art est selon R. Pouivet un préjugé parmi les plus fermement enracinés de l’esthétique contemporaine [5]). C’est cette fonction intentionnelle qui autorise l’analyse proposée dans la dernière partie du livre, consacrée aux émotions et qui permet de cette façon de passer d’une interrogation classificatoire (qu’est-ce qui distingue les œuvres rock ?) à une interrogation évaluative (que valent et à quoi servent les œuvres rock ?).

La fonction des œuvres rock, soutient R. Pouivet, réside dans ce qu’il appelle la « maîtrise des émotions », c’est-à-dire la capacité que nous donnent ces œuvres à nous plonger dans des « univers émotionnels » recherchés. En tant qu’enregistrement, l’œuvre est par nature disponible à tout moment (moyennant la possession d’un procédé de diffusion de l’œuvre – elle n’est donc pas tributaire des contingences traditionnelles d’une exécution), elle est également par nature inaltérable, si bien que ce qu’elle exprime peut y être invariablement retrouvé (p. 212 sqq.). C’est donc parce que l’œuvre est pourvue d’une identité qui est fixée une fois pour toutes au terme du travail de studio que ses propriétés expressives peuvent être utilisées pour procurer à l’auditeur (si tout se passe bien) les réponses émotionnelles appropriées en toutes circonstances désirées. R. Pouivet examine la nature de ces réponses émotionnelles ainsi que les conditions ou les circonstances de leur apparition. L’auteur se risque donc à proposer, à partir d’une approche strictement ontologique, une explication de la finalité des œuvres rock : elle est d’accompagner notre vie, de participer à notre bien-être psychologique en nous permettant de bénéficier, quand nous le voulons, d’ambiances sonores donnant lieu à une réponse émotionnelle d’un type désiré.

Fade-out

Il semble naturel, en conclusion de cette recension, de formuler deux objections, une telle façon de faire de la philosophie de l’art – c’est ce qui fait sa force – se situant toujours sur le terrain de l’argumentation et du débat :

1/ R. Pouivet identifie bien une nouveauté ontologique : il y a des œuvres musicales qui dépendent constitutivement des techniques d’enregistrement et des facilités de diffusion que celles-ci permettent. Il choisit d’utiliser comme qualificatif pour ces œuvres le terme « rock ». Dès lors, on doit compter parmi les œuvres rock toutes les œuvres qui sont des enregistrements constructifs, y compris celles que l’on refuserait de qualifier intuitivement comme étant des œuvres « rock » parce qu’on les croit spontanément appartenir à un autre style musical. R. Pouivet écarte très rapidement (p. 20) ce penchant : selon lui, il semble impossible de trouver des propriétés stylistiques communes à des artistes aussi différents que Led Zeppelin, Elvis Presley, Jeff Buckley, Sufjan Stevens, Bob Dylan, etc. La question que l’on peut alors poser est : pourquoi ne pas considérer les styles comme pouvant donner lieu eux-mêmes à une enquête de type ontologique ? Il y a dans L’œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation (p. 40), un indice (certes vite écarté) pointant vers cette solution qui n’est pas du tout envisagée dans Philosophie du rock  :

Peut-être convient-il cependant de faire une distinction entre des œuvres musicales purement électroniques, qui ne sont pas faites du tout pour l’exécution, et des œuvres musicales issues de l’enregistrement de l’exécution en studio. Car dans le rock, les artistes sont bien la plupart du temps conduits à jouer leurs œuvres sur scène. Cette distinction ne me semble pourtant pas aussi fondamentale que celle par laquelle on distingue des œuvres qui préexistent à leur enregistrement (une symphonie de Beethoven, par exemple) et des œuvres qui sont des enregistrements (Let it bleed des Rolling Stones).

Notons au passage qu’à suivre la thèse principale de Philosophie du rock, il est impossible pour un artiste de « jouer ses œuvres » sur scène (à moins de les diffuser, mais on perd alors le caractère de « performance » qui est attendu d’un musicien sur scène) (cf. p. 67). Il est néanmoins déjà important que tous les artistes estampillés « rock » que cite R. Pouivet ne créent pas des œuvres purement électroniques en ce sens là. On pourrait donc dire, puisqu’il défend par ailleurs une conception réaliste des choses du sens commun, qu’il y a quelque chose d’important dans l’idée (commune) d’une spécificité d’un style musical, spécificité qui est négligée dans l’analyse proposée. Cela n’empêche pas de penser que, s’il y a quelque chose de tel que le rock comme style musical, ses œuvres soient catégorisées comme des enregistrements constructifs. On lit d’ailleurs (p. 214) que le rock est « la version la plus répandue et la plus aboutie » de la musique enregistrée. Cela pourrait suffire, si cette proposition est admise, à justifier l’utilisation du qualificatif « rock » ; le point soulevé ne pourrait donc être en définitive que de nature terminologique (pourquoi Philosophie du rock plutôt que Philosophie de la musique enregistrée de masse ?).

2/ La seconde objection est plus gênante. Elle porte sur un point central de la thèse défendue. Comme nous l’avons vu, l’œuvre rock est selon R. Pouivet constituée par un enregistrement. Il fait reposer cette affirmation sur une théorie de la constitution matérielle lui permettant d’avoir deux entités distinctes – l’œuvre et l’enregistrement – tout en disant que la seconde constitue la première. Nous pouvons être en premier lieu surpris que les théories de la constitution matérielle apparaissent dans l’argumentation générale : R. Pouivet insiste jusqu’alors sur le caractère ubique des œuvres de l’art de masse, sur leur capacité constitutive à avoir des instances multiples. Tout pourrait alors laisser penser que l’œuvre est considérée comme un artéfact abstrait. On voit cependant dans l’esquisse d’ontologie proposée par R. Pouivet (voir le schéma p. 122) que les artéfacts ne peuvent être d’après lui que des choses concrètes. R. Pouivet ne donne malheureusement pas de critère de distinction entre les choses abstraites et les choses concrètes, mais seulement des exemples pour les unes et pour les autres (p. 143). On peut supposer, en vertu d’une note dans L’ontologie de l’œuvre d’art (n. 2, p. 22), que le critère adopté est le critère traditionnel : est concrète une entité qui possède des propriétés spatio-temporelles, est abstraite une entité qui n’en possède pas. R. Pouivet insiste ensuite sur la différence entre les choses concrètes et les choses matérielles : toutes les choses matérielles sont concrètes, toutes les choses concrètes ne sont pas matérielles. Les œuvres d’art sont justement considérées comme des entités concrètes, constituées par des entités matérielles et qui par ailleurs ne sont pas matérielles en ceci qu’elles ne sont pas réductibles à ces entités matérielles (p. 143). C’est un point qui est délicat à saisir car il faut comprendre qu’une entité peut être constituée d’entités matérielles sans être elle-même matérielle. Dans le cas du rock, nous avons d’un côté l’œuvre (entité concrète non matérielle) et de l’autre ce qui la constitue, l’enregistrement. Ce qu’il y a de troublant dans cette analyse est que nous n’avons à aucun moment une caractérisation explicite du genre de choses qu’est un enregistrement. On comprend qu’il s’agit d’une chose matérielle (pour les raisons invoquées plus haut), mais cela ne fait qu’épaissir le mystère : les enregistrements sont-ils une sorte de chose substantielle ? On lit (p. 169) que l’enregistrement est ce qui resterait si les hommes venaient à disparaître (et que, du même coup, l’œuvre disparût). On lit également qu’un enregistrement est « un ensemble d’éléments sonores » (p. 109), ou « une série d’éléments sonores » (p. 112). Ces indications peuvent donner lieu à plusieurs spécifications quant au genre de choses que sont les enregistrements, certaines étant clairement incompatibles avec l’ontologie développée par R. Pouivet [6].

Ces modestes objections ne sauraient dissimuler l’intérêt d’un tel ouvrage. R. Pouivet – à qui l’on doit d’avoir introduit en France les méthodes et les débats anglo-saxons en philosophie de l’art – défend méthodiquement dans Philosophie du rock une thèse globale et unifiée sur le rock qui passe par une enquête méticuleuse de type ontologique et promeut par là même, une autre façon de faire de l’esthétique.

Du rock à l’aune de l’ontologie, par Paul Mathias

Le rock existe comme existent les montagnes et les vallées, la culture et l’industrie, les poulardes, les mandolines et les rotors. Le réel est vaste, différencié et réfractaire à l’unité d’une vision contemplative, sinon au prix d’une « ontologie » qui en gomme les différences ou les aspérités négligeables pour le ramener à l’isonomie d’une substance et de ses formes, de ses relations à elle-même et de sa propre loi d’auto-différenciation. Peut-être donc l’« être » et ses « modes » sont-ils des concepts destinés à penser les choses dans leur unité, dans ce qui les tient et les ordonne. Mais les montagnes et les vallées demeurent, la culture et l’industrie prospèrent, et les mandolines ne sont guère employées dans la composition des œuvres qui appartiennent au genre du rock.

Ce qui ne disqualifie pas leur réalité ni ne la rend impensable. Bien au contraire, dans Philosophie du rock, Roger Pouivet aborde de plain-pied cette question de la réalité du rock, que personne ne conteste, pour en comprendre les modalités ou la « manière d’être ». Car il ne suffit pas de savoir qu’une chose existe pour comprendre ce qui la fait exister, son comment, voire son pourquoi. Non certes au sens d’une finalité ou d’un projet téléologique, mais au sens des raisons plus ou moins complexes qui président à son existence même : quelque chose fait être ce qui est, et peut-être est-ce la nature qui fait être les être naturels ; mais suffit-il de rapporter le rock aux musiciens qui le composent, aux rock stars qui l’incarnent et le subliment, qui nous passionnent au point de nous rendre benêts, crédules, vainement admiratifs ou légitimement hédonistes ?

Le parti-pris de l’ontologie de laquelle Roger Pouivet fait dériver le rock et sa « manière d’être » n’est pas celui, socio-anthropologique, des vedettes, de leur talent et de leur histoire, qui se confondrait avec celle d’une certaine musique contemporaine. Non que cette histoire soit insignifiante ni ces vedettes transparentes ; elles peuvent bien, pour celles-ci, incarner des idéaux, pour celle-là exprimer un mouvement particulier dans la dynamique singulière de l’art contemporain. Le rock est un étant parmi d’autres étants et occupe d’une façon ou d’une autre l’esprit et même la vie des hommes et des femmes qui s’y exposent volontairement ou non, il constitue un mode particulier de ce que métaphoriquement, mais sans mystère, on peut bien appeler l’atmosphère du monde contemporain. Pour autant, qu’en savons-nous et que comprenons-nous de sa manière d’être et de sa réalité ?

Philosophie du rock est une réponse à cette question, faussement naïve et certainement difficile.

Le rock est une musique dont le style et le rythme s’expriment dans toute leur singularité en se détachant plus ou moins nettement de genres qui le précèdent comme le jazz ou la country. Point emblématique : How High the Moon, un morceau enregistré par Les Paul et Mary Ford en 1951, constituerait l’acte de naissance de la musique rock – alors qu’il s’agit d’un morceau déjà enregistré par Benny Goodman à la fin des années 30 et qu’il constituera un « classique » du jazz repris, par exemple, par Ella Fitzgerald dans les années 80. Ce qui, à suivre l’argument de Roger Pouivet, ne signifie précisément pas que le rock se définit comme « genre » mais bien qu’il se caractérise par un mode de production qui n’est plus celui des musiques dont il est issu ou s’inspire, et auxquelles il peut bien continuer de s’apparenter à certains égards. Au plan ontologique, c’est-à-dire en tant qu’il dénote une réalité à part entière, le rock n’existe pas de la même façon et pour les mêmes raisons que d’autres formes musicales.

Il s’en distingue effectivement sur au moins deux plans.

Premièrement, une œuvre rock n’est pas fondamentalement une œuvre musicale dotée d’une partition et jouée par des musiciens sachant manier leurs instruments avec plus ou moins de dextérité. Il n’y a pas, si l’on veut, la musique écrite et les musiciens d’un côté, la performance musicale de l’autre, son « interprétation » ou son « exécution ». Il y a – littéralement – une œuvre rock issue de processus électro-techniques divers combinés en un tout qui est cette œuvre même : elle n’est pas « œuvre enregistrée », elle est « œuvre enregistrement ». C’est là une différence ontologique capitale entre une musique susceptible d’exister comme telle, sous la forme d’une partition écrite, par exemple, et une musique qui n’existe qu’à travers la combinatoire technologique lui donnant forme et, précisément, existence.

Mais ce n’est pas tout. Deuxièmement en effet, il convient de ne pas confondre les musiques « savantes » produites par la voie d’une exploitation des technologies sonores contemporaines, et le rock, qui appartient aux « arts de masse ». De ceux-ci, on retiendra qu’ils semblent ne requérir, fondamentalement, aucune culture préalable, comme l’exige l’écoute des musiques dites « classiques » et qui, paradoxalement, désignent aussi bien les Motets de Lully que les Notations de Pierre Boulez. En quoi la chronologie est moins significative que le genre, et celui-ci moins encore que l’espace sémantique auquel appartiennent de telles musiques. « Difficiles », elles le sont dans la mesure où elles supposent une formation préalable, une « culture » dont les contenus et les orientations ne sont pas insignifiants. Ce que ne commandent nullement les « arts de masse ». Comprendre une œuvre rock ne pose nullement problème pour cette simple raison qu’il n’appartient pas au mode d’être de l’œuvre rock d’être, stricto sensu, comprise. En tant qu’instance des « arts de masse », l’œuvre rock existe, purement et simplement, et se laisse appréhender comme telle dans le temps de son usage, de sa « consommation », diront en mauvaise part les uns, de sa « jouissance », diront sans doute plus légitimement beaucoup d’autres.

Faut-il en conclure que les œuvres rock sont des isolats esthétiques définis par leur seule différence ontologique avec d’autres formes d’expression musicale et artistique ? En un sens, l’analyse onto-logique de leur réalité semble imposer une manière de déréalisation nominaliste du rock, qu’on appréhende ici hors de toute densité qualitative – quoi que ce terme puisse signifier – et sans référence aux contextes existentiels et sociaux desquels il est issu. L’existence d’un prolétariat à Liverpool expliquerait peut-être que quatre garçons décident un jour de se projeter dans le vent. Mais la chance y a sans doute une aussi grande part que leurs maigres talents, et les circonstances, les occasions, l’aventure également. Autrement dit : le prolétariat et ses avatars destinaux n’expliquent strictement rien ! Mais le mode de production des artefacts musicaux dont les Beatles sont – avec leur producteur George Martin – la cristallisation anthropologique, cela explique sans doute mieux la réalité de leur œuvre rock, ou le rock en tant que rock.

Mais aussi, à quoi la réalité de cette réalité tient-elle au bout du compte ?

L’ontologie n’est pas, inexorablement, la science des abstractions. Rendre compte de la manière d’être des œuvres rock, c’est dans le même temps rendre compte de leur existence dans l’environnement humain qu’elles saturent. Non au sens d’une agression des formes les plus basses de la culture contre ses figures les plus nobles. Au sens bien plutôt d’une « disponibilité » et d’une « usabilité » permanentes des enregistrements qui matérialisent, pour ainsi dire, le rock. Il s’agit là d’un temps musical toujours immédiatement à portée de main, c’est-à-dire de systèmes émotionnels toujours immédiatement actualisables. « Quelle ambiance sonore souhaitez-vous ? » Cette question (posée p. 213), à elle seule, dans sa désarmante trivialité, résume l’ancrage de l’analyse ontologique dans la réalité qu’elle entend décrire. Le rock, c’est l’immédiateté émotionnelle, non parce qu’il est inévitable qu’un riff de Jimmy Page provoque les émotions qu’il est supposé provoquer, mais parce que la mallette Teppaz dans les années 50 et 60 ou l’iPod dans les années 2000 rendent immédiatement disponible une musique précisément produite pour y être actualisée – sans médiations complexes, sans présupposés requis, sans bagage, pour tout dire, matériel ou immatériel, technique ou spirituel.

Ontologiquement parlant, le rock ouvrirait ainsi sur un horizon d’émotions hétéroclites et disponibles. Non parce qu’il les provoque et, ce n’est pas le moindre des paradoxes, nous n’y succombons pas sur le mode de la passion. Mais parce qu’il les actualise, et nous nous les procurons sur le mode de la suggestion puis de la provocation. C’est là tout le réel qu’il dénote : un vierge, un vivace et un bel aujourd’hui – que nous nous procurons sans réserve ni économie, dans les ravissements attendus de notre libido musicale du moment. Nonobstant, il est vrai, la disponibilité technostructurelle de ressources énergétiques suffisantes.

Et si Raoul Dufy n’avait jamais existé ?

Paul Mathias

Enjeux esthétiques par Mathieu Potte-Bonneville

Puisque les attendus métaphysiques de l’approche adoptée dans Philosophie du rock ont été précisément exposés, je voudrais concentrer mes quelques remarques sur un autre plan, et m’arrêter sur les enjeux proprement esthétiques de la thèse que le livre défend. L’idée selon laquelle les oeuvres « rock » consistent essentiellement en leur enregistrement me paraît – encore qu’en quelque sorte à son corps défendant – susceptible d’éclairer d’une manière neuve à la fois la valeur de ces oeuvres, les particularités de la pratique qui leur est associée, ainsi peut-être que certains problèmes stylistiques susceptibles de préoccuper les musiciens eux-mêmes. Je dis « à son corps défendant », dans la mesure où Roger Pouivet se montre tout au long soucieux de marquer une frontière nette entre le type d’approche qu’il propose, et toutes une série de points de vue qu’il juge extérieurs à la chose même : les jugements laudatifs ou réprobateurs émis envers le rock, les regards d’ordre sociologique ordinairement portés sur ce type de musique, les classifications stylistiques qui font les délices des critiques, voire des promoteurs de tel ou tel groupe, label ou courant musical. Le rock ne serait donc, en soi, affaire ni de goût, ni d’histoire, ni de genres – mais cela ne veut pas dire, et ce sera mon hypothèse, que définir à nouveaux frais ce qu’il est en soi n’ait aucune incidence sur les questions de goût, d’histoire et de genre. En soulevant ici des questions dont l’ouvrage se démarque ainsi explicitement, il ne s’agit pas pour moi de le prendre à revers : plutôt de suggérer, peut-être, que la limite ainsi tracée entre des approches de l’art posées au mieux comme hétérogènes, au pire comme totalement incompatibles, est peut-être plus poreuse qu’il y paraît. Il me semble en particulier que l’alternative posée entre une approche qui reconnaîtrait la spécificité ontologique des œuvres, et un historicisme acharné à les réduire à une expression de leur contexte social et culturel, est peut-être réductrice ; l’idée que « quelque chose peut être produit dans un certain contexte en tant que chose d’une certaine sorte dans le monde » (p. 204) est peut-être, contre toute apparence, un point de contact possible entre la démarche analytique défendues par Roger Pouivet, et des traditions descriptives et interprétatives qui pourraient sembler a priori fort différentes.

À titre de pierre d’attente pour de tels rapprochements, je remarquerai que la démarche adoptée dans Philosophie du rock a, me semble-t-il, un prédécesseur inattendu. Qu’un art de masse, dont l’abord ne requiert pas de mobiliser des présupposés culturels déterminés, puisse en même temps trouver sa singularité dans un statut ontologique entièrement neuf (statut lié à ce qu’il réside tout entier dans son enregistrement, davantage que dans la capture d’un geste artistique qui en constituerait le préalable et la médiation obligée), c’est la thèse de Roger Pouivet ; mais c’est aussi, quoi qu’en un autre sens, la thèse centrale d’un essai fameux, consacré il est vrai non à la musique, mais à cet autre pan essentiel de la culture contemporaine que constituent la photographie et le cinéma : je veux parler de l’article « Ontologie de l’image photographique », publié par André Bazin dans Problèmes de la peinture, en 1945 (et repris dans le célèbre recueil Qu’est-ce que le cinéma ?) ; on se souvient peut-être que cet article fut le fer de lance théorique du nouveau réalisme alors émergent, sur les ruines de l’Allemagne année zéro et de Rome ville ouverte ; qu’il fut, aussi, le texte de chevet de quelques critiques aspirant à devenir cinéastes, et appelés à former ensemble ce qu’on nommerait plus tard la Nouvelle Vague (vague où le rock ne serait certes pas absent : one + one, en somme). Dans ce texte, Bazin défendait une étrange généalogie de la photographie, faisant remonter celle-ci à la pratique égyptienne de l’embaumement, et y voyant l’ultime avatar d’un désir fondamental chez l’homme - « sauver l’être par l’apparence ». Mais il soutenait surtout un argument dont il affirmait clairement le caractère ontologique, et dont je rappelle le nerf : « l’originalité de l’image photographique réside dans son objectivité essentielle. Aussi bien le groupe de lentilles qui constitue l’œil photographique substitué à l’œil humain s’appelle-t-il précisément « l’objectif ». Pour la première fois, entre l’objet initial et sa représentation, rien ne s’interpose qu’un autre objet. Pour la première fois, une image du monde extérieur se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme, selon un déterminisme rigoureux » (Bazin, p.13). Le statut achéropoïetique des images photographiques (pour employer le terme désignant les images qui se font toutes seules, à l’exemple – supposé – du Saint-Suaire de Turin) est interprété par Bazin non simplement comme une modification dans le mode de production des œuvres, mais comme une modification de la réalité même de l’image : en celle-ci, la structure de renvoi ou de représentation s’enlève désormais sur le fond d’une commune appartenance au monde des choses (« l’image agit sur nous en tant que phénomène « naturel », comme le sont une fleur ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques », ibid.). J’entends bien qu’« ontologie » ne s’entend pas ici exactement au même sens que dans l’ouvrage de Roger Pouivet : chez Bazin, le terme désigne la solidarité intime, exclusive de toute relation intentionnelle intermédiaire, entre l’image et l’événement qu’elle capture, événement dont elle porte physiquement la marque ; dans Philosophie du rock, le mot d’ontologie est précisément convoqué pour marquer l’indépendance de l’œuvre, considérée comme enregistrement, vis-à-vis de la partition dont elle se contenterait de donner une interprétation, et sa transcendance de tout événement (concert ou exécution), qu’elle viendrait par-après restituer ou conserver. Mais le contraste n’en est que plus frappant : là où une partie de la tradition esthétique et critique s’est concentrée sur la façon dont le cinéma parachève l’ambition de garder trace de ce qui a eu lieu (depuis « la vérité vingt-quatre fois par seconde » de Jean-Luc Godard à « la mort au travail » de François Truffaut), l’analyse de Roger Pouivet fait apparaître combien l’œuvre rock, considérée dans son statut ontologique, s’émancipe en quelque sorte de tout « avoir-lieu » préalable, pour ne tenir en une superposition de pistes dont l’enregistrement est le seul lieu de croisement. Tout se passe alors comme si la notion même d’enregistrement, au cœur des processus techniques de production des œuvres modernes, de l’image au son, se voyait distendue entre deux pôles : l’un, où le film ne trouve son statut propre, son être de film, qu’à la condition de renvoyer à autre chose que lui-même (ce dont un certain nombre d’expérimentations, du type de celles de Norman McLaren intervenant physiquement sur les pellicules, ont donné une sorte de confirmation à contrario) ; l’autre, où l’œuvre rock (le single, l’album) se caractérise de n’être pas une œuvre enregistrée, mais un « artefact-enregistrement » (p.53), artefact dont le propre est justement de n’être pas enregistrement de, de ne pas jouer comme écran, filtre ou conservatoire d’une œuvre qu’il s’agirait alors de retrouver dans toute sa fraîcheur au-delà de lui. Significativement, là où André Bazin insiste sur la manière dont le cinéma s’émancipe, vis-à-vis de la médiation que constituait jusque là dans l’histoire de la représentation l’intervention du peintre, c’est avec la peinture que R. Pouivet suggère de rapprocher l’œuvre rock : « Le résultat peut être comparé à la peinture, quand le spectateur est directement au contact de la création artistique, sans la médiation d’une exécution. Les enregistrements sont rendus aussi directs que ce que fait un peintre » (p. 59).

On dira que le rapprochement que je suggère est faussé ; en effet, l’article de Bazin n’est pas une réflexion philosophique sur le statut de réalité de l’objet film, mais tout autant une prise de parti normative sur le type d’esthétique que le cinéma doit privilégier, compte-tenu de la nouveauté qui est la sienne : ce qu’il nomme une « épiphanie du réel », dont le réalisme des années 1950 constituerait le paradigme. (À cet égard d’ailleurs, R. Pouivet aurait raison de remarquer que les films de masse contemporains, de type « blockbuster », ont plutôt en commun avec le rock de constituer un mixage d’éléments disparates). Il se pourrait pourtant que l’analyse menée dans « Ontologie de l’image photographique » soit grosse d’une ambiguïté, dont l’ontologie du rock pourrait par contrecoup se voir éclairée. La conclusion du texte de Bazin est à la fois ironique et ouverte : après avoir noté la divergence fondamentale entre le devenir de la photographie et celui de la peinture (celle-ci, en quelque sorte délivrée par celle-là de l’obligation d’avoir à représenter le monde : « la photographie nous permet d’admirer dans sa reproduction l’original que nos yeux n’auraient pas su aimer, et la peinture un pur objet dont la référence à la nature a cessé d’être la raison »), Bazin ajoute sobrement : « D’autre part, le cinéma est un langage » (Bazin, p. 17). Je mentionne ce « d’autre part », parce qu’il me semble installer la réflexion ontologique sur l’image dans une sorte de dialectique, dialectique dont je me demande s’il ne serait pas possible de trouver un correspondant du côté du rock. Que le cinéma, en effet, soit trace et langage, a défini pour lui un espace problématique dont atteste assez bien la diversité des œuvres cinématographiques que Bazin a aimées et inspirées, compas dont les pointes opposées auraient nom Rossellini et Godard. Il en va ici un peu comme de la perspective géométrique en peinture, invention dont E. Panofsky notait qu’elle avait du départ constitué une « arme à double tranchant », procurant aux corps la place d’un déploiement plastique et à la lumière la possibilité de se diffuser dans l’espace, créant une distance entre l’homme et les choses et abolissant en retour cette distance, ramenant le phénomène artistique à des règles stables et l’inscrivant sous la dépendance d’un point de vision subjectif (Panofsky, La perspective comme forme symbolique, p. 160). De même, je me demande si le fait que l’oeuvre rock soit un « enregistrement-artefact » définit bien pour elle un destin univoque, ou si cela n’éclairerait pas au contraire un certain nombre de tensions inhérentes à l’histoire de tout ce que l’on nomme « rock », et que R. Pouivet repousse aux marges de ses préoccupations propres. J’entends bien, par exemple, que R. Pouivet soit très soucieux de distinguer l’œuvre rock de l’événement du concert ; ou l’œuvre rock de son inscription dans des pratiques sociales ; ou l’œuvre rock de l’éloge de la spontanéité et du culte du corps avec lesquels elle est ordinairement confondue. Mais il me semble qu’il serait dommage de s’arrêter à ce moment analytique, de s’en tenir par exemple à la dénonciation d’une simple erreur catégoriale dont les artistes comme le public seraient simplement victimes, les portant à confondre l’œuvre et la musique, ou l’œuvre et l’événement. Car il y a là tout autant, dans l’interstice qui sépare l’enregistrement des phénomènes qui le bordent, l’espace d’un problème, problème dont les enjeux ne sont pas externes à la considération poétique des oeuvres mais retentissent intimement sur cette poétique même, parce que sans doute artistes et amateurs sont davantage conscients qu’il ne semble de la spécificité ontologique des oeuvres qu’ils aiment. Je prendrai quatre exemples de ce que j’aurais envie d’appeler la configuration problématique organisée par l’irruption de ces êtres nouveaux : les singles, les albums.

1. L’oeuvre et le concert. Dans l’ouvrage, le concert est essentiellement traité comme une « objection » - parce qu’il est tentant, sans doute, d’opposer à R.Pouivet l’idée que le rock est fondamentalement une musique live, celui-ci s’attache à distinguer soigneusement l’oeuvre rock de la musique rock, telle qu’elle peut être jouée (ou plutôt rejouée) sur une scène. Or, il me semble qu’au-delà de cette réponse, à partir d’elle, il vaudrait la peine de s’intéresser à la manière dont le moment du concert se sait à la fois sous la dépendance et dans l’extériorité, vis-à-vis d’une oeuvre rock dont l’absence, en quelque sorte, est absolument centrale dans ce moment de présence et d’épiphanie supposées. Je pense ici, par exemple, aux expériences récentes consistant, pour un groupe, à jouer tel ou tel album dans l’ordre exact de son enregistrement, et dans les détails de sa production : se sont prêtés à l’exercice, depuis cinq ans, Brian Wilson avec Pet sounds ou Smiles, Lou Reed avec Berlin, The Cure avec la trilogie Pornography/Disintegration/Bloodflowers, Springsteen avec Born to run, les Pixies avec Doolittle (grand album !), Devo avec Are we not men (plus grand album encore !), etc. Mais je pense aussi à la manière drôle, subtile et profonde avec laquelle Frank Zappa avait intitulé la série de ses albums live You can’t do that on stage anymore, dans un geste qui (si on l’éclaire à partir des analyses de R. Pouivet) vaut aveu autant que défi, et signe la reconnaissance de ce que la scène n’est jamais que coulisse d’une œuvre dont l’essence est d’être, en fait, ailleurs.

2. L’oeuvre et la diffusion de masse. R. Pouivet souligne, dans son livre, combien les œuvres rock sont indissociables des modalités de leur production et de leur diffusion, qui les abstrait en quelque sorte de tout contexte de réception déterminé et les émancipe de tout savoir d’arrière-plan ; il voit là un critère permettant non seulement de les distinguer d’oeuvres contemporaines consistant, elles aussi, en de purs enregistrements (Varèse, par exemple), mais de leur conférer leur statut sémantique propre, leur façon de rendre possible une reconnaissance et une maîtrise immédiate des émotions. Or, de ce point de vue, je me demande si le jeu avec les modalités de circulation et de distribution souterraine des œuvres, qui fait corps depuis au moins trente ans avec l’histoire de cette musique et double la musique mainstream d’un contrepoint insistant, ne prend pas une autre signification. Plutôt que d’être interprété de manière seulement économique (via la question de l’indépendance, du rapport au majors, etc.) ou sociologique (comme la trace d’un souci de se démarquer et de reconstituer des communautés d’initiés) ce jeu avec une circulation souterraine des œuvres pourrait bien consister un phénomène justiciable d’une analyse esthétique, consistant à compliquer l’adresse d’oeuvres qui, structurellement, ont en commun selon le mot de Nietzsche, d’être à la fois « pour tous et pour personnes ». Lorsque Will Oldham sort des album sous des noms et selon des canaux multiples (Palace Brothers, Palace Music, Palace, Bonnie Prince Billy) ; ou lorsque le groupe Yellow6 diffuse sa musique à la fois en téléchargement libre, et via trois albums mis aux enchères sur Ebay, on ne saurait je crois considérer ces gestes comme extérieurs à la construction de leur poétique propre : poétique où l’œuvre-enregistrement joue de l’écart entre reconnaissance et méconnaissance, entre immédiateté et anonymat, dans l’interstice justement caractérisé par R. Pouivet comme l’espace de compréhension de l’œuvre – dans l’espace, disons, entre le fait de n’avoir pas besoin d’un savoir pour écouter, et le fait de ne pas savoir ce qu’exactement j’écoute.

3. L’œuvre rock et la pratique du rock. Une phrase frappe, au terme de l’introduction de l’ouvrage, tant elle paraît à la fois extraordinairement juste et invraisemblablement fausse : « il ne semble pas qu’on ait suffisamment remarqué combien la musique et sa pratique instrumentale se sont détachées l’une de l’autre. Ce phénomène doit s’expliquer par le statut ontologique des œuvres musicales enregistrées, et c’est ce que ce livre propose » (p. 33). C’est évidemment juste, dans la perspective de l’ouvrage, et du point de vue de l’auditeur – la musique s’est détachée à la fois de l’exécution et de la nécessité d’une culture musicale, préalable ; mais on ne saurait en même temps oublier complètement que la diffusion de ces œuvres s’est accompagnée d’une généralisation de la pratique musicale elle-même, précisément parce que la musique pouvait être reproduite sur trois accords, en écoutant les disques. Ce second mouvement ne dément pas le premier, et n’est pas de même ordre ; mais il ne saurait à mon sens être renvoyé à un phénomène incident et simplement externe. La solidarité de ces œuvres qui s’émancipent du moment de l’exécution, et de ces exécutants acharnés à s’en approprier la musique dessine plutôt, peut-être, la situation à la fois joyeuse et mélancolique de l’amateur, sa manière singulière de s’essayer à reprendre ce qui, en même temps, transcende la variété des exécutions pour se poser littéralement comme l’imprenable même.

4. Maîtrise et immaîtrisable. Il faudrait ajouter, pour finir, ce paradoxe qui voit l’œuvre rock s’inscrire, selon R. Pouivet, sous le signe de la maîtrise : maîtrise des émotions dont la cristallisation dans l’œuvre permettrait la convocation et le retour à l’identique ; cependant que, du point de vue cette fois de ses contenus, le rock n’a jamais cessé de travailler la dérive, le débordement ou l’immaîtrisable. Cette étrangeté me semble trouver son blason avec cet enregistrement d’Anarchy in the UK, dont le morceau s’interrompt cut sur le crissement du diamant malmené le long des sillons de vinyl ; mais dont le crissement, pourtant, reviendra à chaque écoute, jusque sur les supports numériques contemporains, désormais à l’abri de ce genre d’incident. De cela, j’imagine, il sera question « live », dans le débat, et entre nous. À mon tour, je m’interromps donc. Scratch / cut.

Mathieu Potte-Bonneville

par Sébastien Motta, le 18 octobre 2010

Aller plus loin

 Theodore Gracyk, Rhythm and Noise : An Aesthetics of Rock, Durham, Duke University Press, 1996.

 Andrew Kania, « Making Tracks : The Ontology of Rock Music », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 64, n°4, Automne 2006.

 Andrew Kania, « The Philosophy of Music », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2008 Edition), Edward N. Zalta (ed.), en ligne. Voir en particulier le chapitre 2 : « Musical Ontology ».

 Roger Pouivet, L’ontologie de l’œuvre d’art — une introduction, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1999 ; 2e éd., Paris, Vrin, 2010.

 Roger Pouivet, L’œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation — un essai d’ontologie de l’art de masse, Bruxelles, La Lettre Volée, 2003.

 Roger Pouivet, « L’ontologie du faux » in Art and Cognition Workshops, en ligne.

 Roger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, Paris, Vrin, 2007.

Pour citer cet article :

Sébastien Motta, « Rock Ontologie », La Vie des idées , 18 octobre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Rock-Ontologie

Nota bene :

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Notes

[1Comme le remarque Evan Eisenberg, le terme « enregistrement » est donc foncièrement ambigu : « Seuls les enregistrements live enregistrent un événement ; les enregistrements-studios, qui forment la grande majorité, n’enregistrent rien. Assemblés à partir d’éléments d’événements réels, ils composent un événement idéal. » (cité par Pouivet p. 50).

[2Voir à ce sujet l’article d’Andrew Kania, « Making Tracks : The Ontology of Rock Music », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 64, n°4, Automne 2006.

[3Voir Gilbert Ryle, The Concept of Mind, London, Hutchinson’s University Library, 1949, p. 15, tr. fr. S. Stern-Gillet, La notion d’esprit, Paris, Payot, 2005, p. 81.

[4R. Pouivet a proposé dans L’ontologie de l’œuvre d’art (p. 61) ainsi que dans Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? (p. 66) la définition suivante de l’œuvre d’art, reprise dans Philosophie du rock (p. 144) : « Une œuvre d’art est une substance artéfactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique [variante : “ la quasi-nature ”]. » Le fonctionnement esthétique dont il est ici question est la possibilité, pour des personnes, d’exercer des compétences d’identification et de manifester des réponses appropriées à ce qu’ils considèrent être une œuvre d’art. C’est ce qui permet donc aux amateurs de comprendre ce que signifie, ce qu’exprime ou ce que nous apprend telle ou telle œuvre d’art (p. 140).

[5Voir à cet égard le deuxième chapitre intitulé « La valeur de l’art de masse » dans L’œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, La Lettre Volée, collection Essais, 2003, (p. 65-104).

[6Si les enregistrements sont des choses matérielles, je dois pouvoir demander à ce que l’on m’en montre un. Que me montrera-t-on ? Un disque ? S’agit-il alors d’un artéfact (comme le suggère d’ailleurs les considérations sur l’enregistrement initial, source de l’authenticité des copies) ? S’il s’agit d’un artéfact, la théorie de la constitution matérielle soutenue ne saurait être appliquée : en tant qu’artéfact, l’enregistrement aura lui aussi des propriétés extrinsèques d’une manière essentielle et ne pourra donc être considéré comme une entité purement matérielle. S’agit-il alors d’une chose abstraite ? Ou peut-être d’un événement ? Dans les deux cas, c’est une réponse inacceptable pour R. Pouivet : dans le premier cas parce qu’une chose abstraite ne saurait constituer une chose concrète – les relations de dépendances ontologiques l’en empêchent – et dans le second parce qu’un événement ne saurait constituer une substance – pour la même raison (voir à nouveau le schéma p. 122).

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