Les mouvements politiques populistes qui gagnent la plupart des gouvernements d’Europe centrale et leur opinion publique sont parfois interprétés comme le résultat d’une histoire heurtée, marquée par une transition inachevée entre communisme et démocratie libérale au cours des trente dernières années. En remontant plus loin, c’est la formation même de ces États, sur les décombres de la Première Guerre mondiale, qui est supposée expliquer les dérives de cette « autre Europe », née du démembrement des empires multinationaux. C’est en raison du caractère supposé archaïque des structures impériales dont ils se seraient tardivement libérés que ces États-nations auraient connu une trajectoire instable, ainsi que d’innombrables maux, tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours. Les historiens de la guerre froide ont longtemps entretenu cette vision d’un passé impérial lestant l’avènement de la démocratie à l’Est. Depuis 1989, cependant, la recherche historique, encouragée par les nouvelles perspectives de l’histoire transnationale, croisée ou connectée, a proposé une relecture critique de ces historiographies nationales et des idéologies politiques qui les sous-tendaient.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, l’historiographie de l’Europe centrale, centrée sur les nationalités, associait le triomphe des luttes pour l’émancipation à celui de la démocratie, et dépeignait à l’inverse l’empire comme une « prison des peuples », oppressive et farouchement conservatrice. Ce récit, consolidé au lendemain de la Première Guerre mondiale, avait certes déjà été amendé, sans que cela débouche pour autant sur une révision historiographique. C’est désormais le cas avec la parution du livre de Pieter Judson, qui refuse de partir du principe selon lequel les mouvements nationaux, porteurs du sens de l’histoire, étaient voués à supplanter l’empire des Habsbourg.
Un empire composite
L’ouvrage se rattache aux recherches novatrices d’un groupe d’historiens qui ont mis en cause ce parti-pris national [1]. À partir de divers terrains régionaux, ils ont fait ressortir des situations nationales composites : la langue, par exemple, n’était pas, au XIXe siècle, un critère exclusif d’identification pour des populations attachées au bilinguisme. Ces auteurs ne remettent pas en cause le processus par lequel le nationalisme, issu des élites éduquées, se diffusa vers les classes populaires. Ils contestent en revanche le postulat selon lequel cette nationalisation des masses (c’est-à-dire le processus par lequel la nation devient le premier critère d’appartenance des individus) aurait été inéluctable. À rebours, ils soulignent les limites de la construction nationale, en attirant l’attention sur la résistance des populations locales aux injonctions nationales, leur attachement aux allégeances multiples, et la labilité de leurs sentiments nationaux. De cette indifférence aux appels de la nation, qui reflète souvent l’opposition silencieuse de familles et de petites communautés qui ne laissa guère de traces, ces historiens ont tiré le concept paradoxal « d’indifférence nationale » pour revendiquer la possibilité d’une histoire non nationale de l’Europe centrale.
L’ouvrage de P. Judson amplifie ces hypothèses, sur le plan chronologique et géographique, en les appliquant à l’histoire de l’empire des Habsbourg. Il ne nie pas l’existence des luttes nationales, mais conteste qu’elles aient eu un rôle déterminant tout au long du XIXe siècle. Il réinsère ces conflits dans l’histoire de l’État habsbourgeois, remontant aux réformes initiées par Marie-Thérèse dès 1750 et poursuivies par son fils, Joseph II, jusqu’en 1790. L’ambition de l’impératrice et de son fils était alors de réaffirmer la souveraineté des Habsbourg sur le vaste territoire formé par les possessions que la dynastie avait acquises au cours des siècles passés. L’État territorial centralisé qui devait établir durablement l’empire habsbourgeois avait à intégrer une grande diversité de territoires et de populations, à unifier des institutions administratives, juridiques et fiscales, et à soumettre les noblesses locales. Les réformateurs se donnèrent de nouvelles institutions impériales qui, créant des liens directs entre l’empereur et ses sujets, tracèrent les premiers contours du futur statut de citoyen. L’hypothèse centrale de l’ouvrage de P. Judson est que ces réformes léguèrent une culture et des ressources juridiques dans lesquelles puisèrent aussi bien les opposants aux Habsbourg que les élites impériales, confrontées à diverses crises politiques lors du XIXe siècle (guerres napoléoniennes, révolutions de 1848, défaites contre l’Italie et la Prusse, etc.).
Si P. Judson poursuit ici ses premiers travaux sur la période libérale autrichienne, les mouvements révolutionnaires de 1848 et le nationalisme, il propose aussi une nouvelle trame historique, qui porte la thèse politique du livre. Selon lui, un même fil conducteur relie le réformisme des souverains éclairés du XVIIIe siècle au libéralisme des nouvelles élites bourgeoises, de même qu’aux revendications des partis nationalistes et socialistes.
Dans cette perspective, le rôle du nationalisme est analysé de la même manière que celui des autres mouvements politiques − libéralisme et socialisme − qui étaient favorables à l’élargissement de la citoyenneté. L’ouvrage dépeint une effervescence politique qui tranche avec l’image d’un empire déclinant, figé dans le conservatisme, la réaction et les hiérarchies nobiliaires dont les fondements auraient cédé sous les coups fatals des nationalismes modernisateurs. En ce sens, la contribution de P. Judson fait écho aux débats historiques récents sur les rapports entre empire et démocratie, qui constituent l’une des pierres d’achoppement de la « nouvelle histoire impériale » portée, notamment, par Jane Burbank et Frederick Cooper [2].
Les implications de cette nouvelle historiographie touchent un milieu académique, qui, rappelle l’auteur, dissocie l’histoire de l’Europe centrale, ramenée à celle des nationalités, et l’histoire de l’empire des Habsbourg, conventionnellement associée aux études germaniques. Le propos n’est pas d’opposer empire et nation, comme s’il s’agissait de deux concepts exclusifs, mais de montrer la dépendance dynamique qui les lie à partir du milieu du XIXe siècle. Comment les structures impériales ont-elles façonné le nationalisme, et inversement comment celui-ci a-t-il infléchi leur développement ? Comment leur cohérence idéologique s’est-elle consolidée dans ces interactions ?
Réformer la société impériale
Le XIXe siècle habsbourgeois est souvent perçu de manière bien plus négative que le siècle précédent. Le rétablissement des élites conservatrices, de la répression et de la censure ouvre une période de récession politique qui contribua beaucoup à l’image négative de l’Autriche à travers l’Europe du XIXe siècle. Dans cette vision réductrice, le combat pour les libertés et les droits civils fut associé aux seuls défenseurs des nationalités. C’est sur cette période que les biais historiques et les ignorances ont été les plus nombreux, souligne P. Judson. Les idées libérales continuent pourtant à transformer la société, sous l’effet notamment de l’essor des activités économiques et commerciales, tandis que les nouvelles élites urbaines s’emparent des projets d’émancipation et de mobilité sociale. Le caractère souterrain de cet activisme politique, longtemps occulté, a donné naissance à un préjugé tenace que P. Judson s’efforce de rectifier, selon lequel le retard économique de l’empire serait imputable à la faiblesse de la classe bourgeoise capitaliste. Délaissant les indicateurs macroéconomiques pour les études locales, l’historien met en lumière le dynamisme économique de cette période et les engagements civiques de la nouvelle bourgeoisie urbaine.
Cet « empire de contradictions », entre conservatisme du gouvernement et dynamisme de la société civile, cède à l’occasion de la Révolution de 1848, qui cristallisa les récits du romantisme national autour du réveil des nationalités bafouées. P. Judson dépouille « l’événement 1848 » de sa mythologie nationale en lui restituant des dimensions historiques gommées. Il montre comment les nouvelles institutions politiques accomplissent les promesses réformatrices des décennies précédentes, en étendant les droits politiques à de nouvelles couches de la population (de la bourgeoisie aux paysans). Il fait éclater l’événement révolutionnaire en une micro-histoire des mobilisations et revendications populaires qui embrasèrent les villes de l’empire. Ces appropriations locales, politiques et symboliques de la Révolution ne remettent pas en cause le concept d’empire, mais le mobilisent pour faire en sorte qu’il devienne « l’empire des peuples ». C’est en cela, souligne P. Judson, que la Révolution de 1848 ne donna pas seulement une première légitimité populaire à la nation, mais également à l’empire.
Une attention constante est accordée à la diversité des significations historiques et culturelles du concept de nation, ainsi qu’à leur coexistence. Le terme renvoya longtemps à des entités historiques (Hongrie, Bohême, Pologne, etc.) et à une noblesse qui le mobilisait pour défendre ses privilèges menacés par les Habsbourg. Cette dernière utilisa aussi la référence à une langue « nationale » pour appuyer ses propres revendications. Dans un autre sens, la nation désigna très tôt la communauté politique de ceux qui partageaient la même loi, une définition qui devint plus inclusive à mesure que progressaient les idées libérales. P. Judson se tient en revanche à distance d’un troisième usage, identitaire, de la nation, qu’il réserve à l’action des nationalistes, un groupe parmi d’autres au sein de ce très vaste empire.
Une histoire politique du nationalisme
L’ouvrage se démarque des récits établis sur l’inévitabilité des tensions créées par la coexistence de différents groupes nationaux dans l’empire de la seconde moitié du XIXe siècle. Les événements de cette période − défaites militaires, crises financières, et pressions politiques intérieures − favorisent les interprétations macro-causales de l’affaiblissement de Vienne. Cette représentation de l’histoire tombe dans le piège de la téléologie, interprétant la transformation de l’Autriche en une monarchie constitutionnelle et du royaume de Hongrie en un État autonome, en 1867, comme l’anticipation de la victoire simultanée, en 1918, de la démocratie et du nationalisme. Il fallait à P. Judson à la fois la maîtrise de la connaissance érudite et générale de l’histoire de l’Europe centrale et la solidité d’une thèse portée par des arguments acérés pour affronter avec succès cette histoire du dernier demi-siècle de l’empire des Habsbourg.
La démarche, percutante, frappe par sa cohérence. Dans un récit de faits déjà connus par ailleurs, l’inflexion politique est déplacée : c’est le repli du premier gouvernement libéral porté au pouvoir en 1867 qui, face aux demandes de droits politiques et d’égalité sociale, cède le terrain aux nationalistes et à leurs promesses populistes. Le nationalisme prospère ainsi dans le sillage de la démocratisation de la vie politique autrichienne. Du Parlement impérial aux instances locales, les élections sont l’objet de mobilisations politiques importantes et un motif de revendications pour l’élargissement du suffrage qui triomphe avec l’instauration du suffrage universel en 1907. Ces progrès montrent rétrospectivement que l’Autriche−Hongrie était loin d’être un État démocratiquement en retard, surtout si on la compare à d’autres États européens.
Dans ce contexte, le nationalisme apparaît comme une ressource politique pour des mouvements concurrents confrontés à l’apparition de nouveaux groupes d’électeurs. P. Judson ne réduit pas pour autant le nationalisme à une simple question électorale : il l’insère dans une histoire sociale et culturelle des mobilisations politiques locales. À cette échelle, ce qui amorce le nationalisme n’est pas la politisation de nationalités préexistantes, mais l’utilisation par des activistes politiques d’arguments culturels pour réunir des électeurs dans une idéologie supra−locale censée donner un impact plus grand à leurs revendications. C’est à ce stade qu’on peut parler de « nation−building », thème central dans les études constructivistes, mais dont P. Judson s’écarte en rejetant l’hypothèse de son succès inévitable sur des communautés paysannes ignorantes.
Les travaux de P. Judson ont eu en France une réception limitée chez les historiens. Cet ouvrage offre pourtant une occasion de sortir l’histoire de l’empire des Habsbourg de l’insignifiance ou de la simplification qui la voue à être l’antichambre des conflits guerriers du XXe siècle. Dans la durée de ces deux siècles, il invite à interroger les radicalisations nationalistes sous l’angle des institutions, car ce qui distinguait l’Autriche habsbourgeoise n’était pas la coexistence de populations différentes, mais les institutions qui les organisaient dans leur différence. Les États-nations qui succédèrent à l’empire n’en avaient d’ailleurs pas fini avec les divers courants du nationalisme politique, qu’ils ne purent cependant canaliser faute d’institutions politiques adéquates. Ces conclusions aident à situer les positions nationalistes des pays est-européens, moins dans leur histoire, que dans un espace politique où les institutions politiques régulatrices sont défaillantes.
Recensé : Pieter M. Judson, The Habsburg Empire : A New History, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2016, 592 p.