La 13e Biennale d’art contemporain de Lyon vient de s’achever. Loin d’un rappel nostalgique à un projet moderne historiquement dépassé, cette ambitieuse édition intitulée « La Vie moderne » signalait la reprise de l’idée de moderne sous une forme amplifiée, post-postmoderne, hypermoderne, altermoderne. Un pari tenu…
La Biennale d’art contemporain de Lyon, qui vient de s’achever, était une édition exigeante, qui demandait de prendre un peu de recul pour mesurer l’ampleur de ses vues. L’exposition principale, répartie entre la Sucrière et le MAC Lyon, exigeait une prise de distance ; très lisse malgré sa générosité, La Vie moderne méritait une attention en profondeur et en détail.
On ne s’étonnera pas de ce titre, La Vie moderne. Comme l’expliquait très clairement son directeur artistique, Thierry Raspail, le « moderne » envisagé dans cette treizième édition est post-postmoderne, hypermoderne, altermoderne – bref il s’agit d’un moderne à préfixe, ou encore « à tiret », c’est-à-dire aux identités plurielles. L’adjectif « moderne » ne signalait donc pas la nostalgie d’un projet moderne historiquement dépassé que l’affirmation de nouvelles formes de modernité, voire de la reprise de l’idée de moderne, mais en accéléré, en amplifié, et sans les idéaux qui y étaient attachés.
On s’étonnera encore moins de ce titre lorsqu’on se souviendra que le commissaire invité pour la Biennale, Ralph Rugoff, avait intitulé l’exposition inaugurant sa prise de fonctions à la Hayward Gallery de Londres « Painter of Modern Life », d’après le célèbre essai de Baudelaire. L’éclectisme éclairé du curateur s’est traduit tout particulièrement dans cette édition de la Biennale, qui rassemblait des propositions et médiums artistiques très variés, du dessin au Net art, en passant par des impressions numériques sur textile, des installations de matériaux organiques, la photographie sous toutes ses formes, etc.
Se déployant dans les espaces de la Sucrière et du MAC Lyon, La Vie moderne était présentée par Rugoff en ces termes :
J’espère que ce titre n’évoquera pas seulement la teneur ou le « thème » de l’exposition, mais qu’il posera une question – pas tant sur le « moderne », quelle que soit la diversité des définitions de ce terme, que sur la nature de notre époque et des différents dialogues qu’elle entretient avec le passé. En réunissant des œuvres qui reflètent et interrogent le caractère contradictoire de la vie contemporaine dans différentes régions du monde, La vie moderne s’attache également à montrer en quoi la culture contemporaine est aussi le résultat et la réponse aux événements et traditions du passé.
Par sa diversité, conjuguée à une grande cohérence tout en subtilité, l’exposition a tenu son pari. Quels étaient donc les tableaux peints par La Vie moderne ?
L’impossibilité d’échapper à la vie moderne
Ce qui transparaissait le plus clairement de l’exposition, c’était d’abord la conviction de l’impossibilité d’y échapper, à cette vie moderne. Non seulement qu’il n’y a plus d’Ailleurs (c’était le postulat de la Triennale de Paris en 2011, Intense proximité). Mais aussi et surtout, la possibilité d’une île n’existe plus : nous ne saurions nous soustraire à une forme d’interconnexion, à une époque où la mondialisation économique a absorbé pour les informer toutes les sphères de la vie. Et surtout, à la fois conformément et en contradiction avec les visions d’un des plus grands peintres des lendemains qui déchantent, George Orwell, nous sommes entrés dans le règne de la vidéosurveillance – non pas à la manière brutalement et explicitement coercitive d’un stalinisme fantasmatique, mais comme naturellement et de notre propre volonté, au fil des évolutions d’un libéralisme quasi totalitaire.
L’installation de l’artiste chinois Liu Wei, qui ouvrait l’exposition à la Sucrière, introduit bien les ambivalences de cette vie moderne. Les étranges structures qui construisent comme un labyrinthe dans lequel on ne se perd pas tout à fait puisqu’on est libre d’en sortir sans trop d’embarras, évoquent autant des maquettes que des ruines ou des châssis dans un atelier ; les sortes de globes arrangés au cœur de l’installation nous placent dans la position d’un démiurge ou d’un savant contemplant les représentations du monde, tandis que les grands rayons nous donnent au contraire le sentiment d’être des pions dans une des bibliothèques infinies de Borgès. La toile vert foncé qui recouvre une grande partie de ces éléments au statut hybride entre objets et fragments architecturaux, rappelle les dictatures militaires passées, présentes, et à venir. On se sent tantôt trop grande ou trop petite dans cette installation dont l’indétermination fait la force, à la fois confortable, feutrée et oppressante, qu’on regrettera d’avoir quittée trop vite tout en s’y étant sentie mal à l’aise.
Un certain nombre d’œuvres exposées au rez-de-chaussée de la Sucrière, d’ailleurs, étaient immersives. L’architecture du lieu s’y prête. Mais aussi, ces installations qu’on ne peut embrasser du regard, tout en ayant la possibilité d’y circuler aisément, évoquent l’absorption des individus dans des phénomènes qui les dépassent, les contrôlent et les encadrent à leur insu. Ainsi dans la projection vidéo de Tony Oursler (Weak Classifers, 2015), réalisée spécialement pour l’espace de l’ancien silo, sont littéralement grillagés d’immenses visages qui apparaissent et disparaissent comme des icônes mouvantes sur une coupole. Or ces grilles, ces traits qui se surimposent aux visages sont des schémas numériques de reconnaissance faciale. L’utilisation conjointe du gros plan et des schémas met au jour le paradoxe entre l’élaboration de technologies toujours plus fines pour réduire davantage les individus à des entités toujours plus abstraites et stéréotypées.
L’accent mis sur la relation entre le contrôle et les technologies était également marqué, dans l’espace central de la Sucrière, par le glissement subtil de l’installation de Julien Prévieux, Petite anthologie de la triche, qui présentait des objets interdits dans le cadre des compétitions sportives (parce que trop efficaces), à celle de Simon Denny (Les Effets personnels de King Dotcom), qui reproduisait la collection des possessions confisquées du fondateur déchu de Megaupload, Kim Schmitz : inventaire d’un grand « tricheur », qui avait fait fortune en revendant des abonnements d’accès à des contenus piratés, et dont l’arrestation avait symboliquement signé le début de la fin d’une ère de piratage insouciant sur Internet. Les deux installations contrastaient superbement : l’une, d’une pince-sans-rire (Prévieux), l’autre, d’une outrance faussement neutre (Denny). Dans Petite anthologie de la triche, chaque accessoire sportif, posé sur des sortes de gradins, est littéralement et brièvement mis sous les projecteurs tandis que l’on entend l’histoire de l’objet proscrit grâce à une bande son qui rappelle à la fois le commentaire sportif et l’audioguide. A contrario, la disposition très muséale des affaires de « King Dotcom » livrait toute leur brutalité visuelle. Le rapprochement spatial entre les pièces de Denny et Prévieux, composées de readymades ou remades, dessinait en creux une réflexion sur le statut de l’art aujourd’hui : où s’arrêtent ses règles, quand commence la « triche » ? L’appellation « art », rappelaient au passage ces deux installations, n’est qu’une question de goût, et donc de classe – relevant par là d’une forme de violence culturelle. [1]
Echos et effets de sens : un accrochage réussi
L’immense qualité de cette Biennale résidait dans l’intelligence et la finesse de son accrochage, qui créait des effets de sens tout à fait heureux sans forcer le trait. Ainsi, avoir placé juste après l’étalage d’opulence du roi déchu du téléchargement illégal, le faux distributeur à billets de Camille Blatrix (La liberté, l’amour, la vitesse, 2015) [2], lui-même près de la sculpture de Klaus Weber (Emergency Blanket), évoquant un SDF ou un réfugié, entièrement recouvert d’une couverture de survie, permettait d’évoquer sobrement une autre des grandes préoccupations de la Biennale : à savoir, le creusement de plus en plus rapide des inégalités sociales, abordé par exemple dans la sculpture d’Andreas Lolis (Permanent Residence), toute de marbre, pour évoquer des habitacles de fortune.
La sculpture de Weber, (à l’œuvre souvent délicieusement loufoque) était plus explicitement ironique : la figure reposait sur un tapis de yoga imprimé de motifs de flocons de neige. Censés signifier la sérénité des hivers enneigés, ces motifs subvertis par Weber signalent désormais les conditions de vie terribles des laissés-pour-compte des pays développés. En s’approchant de la figure, on constate que son aluminium poli reflète (à la manière des sculptures de Brancusi puis de Koons) son environnement. Mais les innombrables plis imitant les drapés d’une couverture de survie le réduisent considérablement : on ne voit reflété dans l’aluminium que le tapis – évocation subtile mais non moins poignante de la place des exclus, ici limitée à un tapis.
Le parcours proposé par Rugoff était si cohérent que les échos se faisaient non pas seulement d’une salle à l’autre, mais d’un site à l’autre : les œuvres que l’on voyait au MAC répondaient à celles que l’on a vues à la Sucrière, et inversement. Ainsi, les photographies d’installations de plomberie d’Yto Barrada (Plumber Assemblage, 2009, au MAC) résonnaient avec les fragments de fibres optiques et les câbles des deux pièces de Nina Canell à la Sucrière (Mid-Sentence et Thin Vowel (Stretched), réalisée en collaboration avec Robin Watkins), voire avec les éléments de tuyauterie et plomberie en tout genre que l’on retrouve fréquemment dans les dessins de Tatiana Trouvé (Intranquility, Remanence, Deployment, Les Désouvenus), eux-mêmes accrochés sur de grandes structures métalliques aux vagues allures de circuit.
En sus de l’intention de cette Biennale d’interroger la « nature de notre époque », on pouvait donc lire une volonté d’en révéler les infrastructures – de montrer les éléments matériels et concrets derrière les leurres de la « dématérialisation », notamment. D’où tout l’intérêt dans ce dialogue des installations hybrides de Guan Xiao, montrant des vidéos « collages » à partir d’images trouvées sur Internet par l’artiste. Flottant comme des parodies monstrueuses des mobiles de Calder, les écrans sont reliés entre eux par de gros tuyaux dont les soudures n’essaient pas de se dissimuler [3].
L’intérêt pour les infrastructures se manifestait aussi par l’exposition des infrastructures artistiques – par exemple l’installation post-conceptuelle de Lai Chi-Sheng, Border_Lyon, qui propose au visiteur de marcher le long d’une étroite rampe au-dessus d’une des salles du MAC Lyon pour contempler les débris du montage de l’exposition. Border_Lyon renouait avec le désir de démystification de la création propre à un pan de l’art conceptuel historique (que l’on songe aux installations de Michael Asher dans les années 1970, où l’artiste enlevait des cloisons séparant l’espace d’exposition des bureaux de la galerie, révélant ainsi le système économique et administratif derrière l’exposition de l’art). Bien que peu convaincante, l’œuvre n’en traduisait pas moins bien ce « dialogue » avec l’art du passé qu’introduisait Rugoff dans la déclaration d’intention citée plus haut.
Les faiblesses de La Vie moderne
Malgré sa complexité, sa finesse, en tant qu’essai visuel La Vie moderne ne parvenait pas toujours à pallier la faiblesse d’un certain nombre des œuvres exposées. Ainsi, l’installation sur mur vert des dessins à la joliesse cynique de Camille Henrot (où les frères Chapman rencontrent Sempé) au MAC ne gagnait pas en profondeur par sa confrontation à l’excellente installation postconceptuelle d’Arseny Zhilayev, The Aesthetic Complex of the Soviet Oligarchy Period (2015), qui représente l’intérieur d’un nouveau riche russe contemporain, où des œuvres de Baldessari et de Warhol côtoieraient des fauteuils Louis XV [4]. Le rapprochement entre les œuvres paraissait là strictement formel.
Deuxième faiblesse réelle de cette Biennale, effet fâcheux des excellentes intentions du curateur, qui avait conçu la Biennale « avant tout pour les gens qui la visiteraient et en feraient usage … [Elle] devait donc refléter les nuances culturelles et sociales qui caractérisent l’instant présent de la ville et du pays où elle se déroule […] de nombreux [artistes] ont développé des œuvres prenant pour point de départ des histoires et des situations spécifiques à Lyon… ». On comprend aisément la volonté d’ancrer les œuvres exposées à la Biennale dans un contexte local ou régional. Le fait de commander des œuvres portant sur un environnement spécifique à des artistes qui n’auraient pas forcément pu l’appréhender en profondeur aboutit parfois à des créations anecdotiques, ou franchement touristiques dans certains cas.
C’était le cas de la vidéo résultant d’une collaboration entre Jeremy Deller et Cecilia Bengolea, Rhythmasspoetry (2015), où apparaissent trois danseuses de dancehall de Vaulx-en-Velin, (Domy Caramel, Latys Shye et Sarah) et un ancien adjoint au maire (Denis Trouxe) dans la villa de Champagne-au-Mont-d’Or de ce dernier. Le cartel avait beau préciser que les paroles du « rap » que scande le vieil homme (autoréférencé comme un « homme blanc ») sont « ironiques et volontairement caricaturales », et que le vidéoclip a vocation à être « troublant » [5] il n’en demeure pas moins qu’une fois de plus, c’est un dominant qui prend la parole, tandis que des femmes noires vivant dans une banlieue défavorisée n’existent que par leur corps. Il ne s’agit pas d’une rencontre entre des milieux sociaux qui ne se fréquentent pas habituellement mais d’un croisement sans échange (en tout cas dans ce qu’en montre la vidéo), d’une invitation ponctuelle des pauvres à venir faire de la figuration chez les riches. Qu’un artiste au travail généralement aussi émouvant et socialement pertinent que Deller – connu pour The Battle of Orgreave (2001) performance ayant rejoué la répression policière d’une grève de mineurs pendant les années Thatcher – ait pu présenter une création aussi bête et méchante amène à s’interroger sur son implication dans le projet.
Le défaut d’une grande partie de ces œuvres de commande était complémenté par une focalisation qui semblait parfois excessive sur les prouesses techniques et les technologies de pointe, trait assez récurrent de La Vie moderne. Ainsi, l’intérêt des impressions sur soie de photographies des traboules de Lyon à l’échelle 1 (Marina Pinsky) se limitait à une démonstration du rôle toujours important de Lyon dans les technologies du textile. La plupart des créations présentées à la Biennale manifestait une discrète débauche de moyens pour la réalisation des œuvres, qu’il s’agît de l’utilisation de la 3-D avec le film de Cyprien Gaillard (Nightlife, 2015), des matériaux organiques précieux et menacés comme les noix de coco de mer dans Female Nude (2015), de Nina Beier, ou de l’usage pléthorique du marbre dans les créations d’Andra Ursuta. La perfection formelle de la majorité des œuvres ne masquait pas toujours un propos parfois conceptuellement défaillant, voire banalement autoréflexif (pour ne pas dire creux), comme dans l’installation trash pompier d’Emmanuelle Lainé (Il paraît que le fond de l’être est en train de changer ?, 2015), assemblage de papiers peints, trompe-l’œil, index de l’activité artistique, etc., dont la réflexion sur le statut de l’objet et sa représentation est à peu près aussi fraiche que celle de Platon.
Cette perfection formelle serait même devenue lassante sans les quelques contrepoints apportés par le faux jeu vidéo d’une facture volontairement crue, presque D.I.Y., de David Shrigley (Start/Finish, 2015), ou encore l’étonnamment simple Traditional Repair, Immaterial Injury (2015) de Kader Attia : des agrafes de fer représentant les points de suture qui refermeraient une fissure du sol à la Sucrière. Gracieusement intégrée au site et à la conception d’Attia de l’art en tant que processus réparateur, elle annonçait avec une grande modestie la deuxième œuvre d’Attia présentée à la Sucrière, Les Oxymores de la raison (2015). Composée de dix-huit interviews vidéo avec des spécialistes de la vie psychique de toutes catégories (psychanalystes, guérisseurs, philosophes, etc.), l’installation offre différents points de vue, du Nord et du Sud, sur le traumatisme. De cette œuvre absolument magistrale, on retient peut-être avant tout un métissage des différentes approches à la psychopathologie, les vidéos permettant d’établir des relations entre les pratiques dites traditionnelles et celles qui se revendiquent comme modernes. La Biennale renvoyait ainsi l’image d’univers et de mondes absolument interconnectés, dans l’espace comme dans le temps, géographiquement et historiquement.
C’était un constat sans complaisance que dressait nombre de créations des expositions de la Sucrière et du MAC en ce qui concerne l’état de dévastation sociale, politique, culturelle et écologique qui caractérise la vie moderne – ce que résumait admirablement le film de Yuan Goang-Ming, Landscape of Energy. Réalisé en réponse au désastre de Fukushima en 2011, il montre une constellation de parasols qui n’abritent plus personne sur des plages taïwanaises désertées, proches d’une centrale nucléaire.
Que nous reste-t-il ?
Par conséquent l’exposition n’invitait pas tant à nous interroger sur ce qui peut (encore) être fait, mais plutôt à déterminer ce qui nous reste. Il nous reste le détournement et la transformation des objets existants, comme le montrait l’installation exubérante de Katja Novistkova, (Patterns of Activity) qui n’hésite pas à transformer des balançoires pour bébés en cyborgs ou en éléments extraterrestres. Il nous reste l’humour, très certainement, avec les tableaux féministes post-de Chirico d’Avery Singer ou la collaboration d’Andrea Hamilton et Julie Verhoeven [6] (Fruity Seating, au MAC Lyon) ; la manipulation jouissive des systèmes de perception qui s’opère dans les espaces à la fois bureaucratiques et intimistes de Laura Lamiel (Deux cellules). Il reste en fin de compte le pur ravissement, conjugué à la conscience de la fragilité des écosystèmes grâce au magique Mesk-ellil d’Hicham Berrada, probablement l’une des plus jolies pièces de la Biennale, par un des jeunes artistes actifs en France les plus intéressants, que l’on avait déjà remarqué au MAC/VAL pour sa vidéo Présage (2013). Mesk-ellil, jardin dans la pénombre, où poussait une variété de jasmin qui ne s’ouvre que la nuit, ressemblait à un univers sous-marin. Il représentait à la fois un appel au renouvellement de nos capacités d’émerveillement face aux beautés de la « nature », et vis-à-vis de l’ingéniosité et la poésie de l’activité technique et artistique humaines.
En somme, malgré les failles innombrables et inévitables de ses systèmes, il reste l’art. Beaucoup d’art, qui nous fait envisager notre relation à autrui et au monde autrement – souvent après coup. Et il reste une foule de personnes dédiées à montrer tout cet art sérieusement, aidant à penser à partir des formes plastiques (que ce soit plus rapidement, dans l’éclair poétique, ou au contraire plus lentement). La conviction que l’art le plus complexe puisse, et doive, être rendu accessible, résiste. Ce qui est tout à fait moderne.
Vanina Géré, « Retour à la vie moderne. Impressions sur la 13e Biennale de Lyon »,
La Vie des idées
, 15 janvier 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Retour-a-la-vie-moderne
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[1] Pourtant, peu d’objets artistiques égalent la violence visuelle de certains des objets (décoratifs ? fétiches ?) de la collection de « King Dotcom » – qu’il s’agisse de la reproduction grandeur nature de la créature de Predator ou de l’étrange tête de pin-up cosmonaute en aluminium, dignes des décorations de foire du trône les plus kitsch. Dans les reconstitutions faussement fidèles de Denny, l’art signale sa présence en négatif via la disposition des pièces dans l’espace (les nombreux écrans plats de « King Dotcom », alignés les uns derrière les autres, par ordre de taille, ne seront pas sans évoquer la sculpture minimaliste), et, finalement, s’affirme comme une forme de « triche » possible face aux formes figées de l’industrie de la culture, et qui impose de repenser sans cesse les règles de son exercice.
[2] La sculpture de Blatrix, étrange machine douée d’émotions, que l’on entend se lamenter quant à ses illusions perdues (elle pleure « la liberté, l’amour, la vitesse ») et qui se refuse à accomplir sa fonction habituelle, ne semble pas au premier abord aller au-delà de la blague potache, notamment en raison de la pauvreté du monologue de l’inconsolable crache-fric. Pourtant, l’esthétisation quasi précieuse de cet objet, qui ressemble davantage à un écrin qu’à un vulgaire distributeur, esquisse comme une dénonciation de l’hypocrisie du pouvoir de l’argent, qui sous le vernis du raffinement du luxe, cherche à se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Et le caractère sommaire de la vidéo de Blatrix révéle la grossièreté des mensonges du libéralisme et de l’automatisation, qui ne nous rendent pas plus libres (« la liberté »), ne créent pas davantage de lien (« l’amour »), mais dont la seule promesse tenue est celle de la vitesse.
[3] Le surréalisme néo-pop du dispositif compense le propos un peu simple des vidéos quant à la relation entre le narcissisme et la vidéosurveillance. En face de cette installation (au deuxième étage de la Sucrière), l’installation Glass Troll Cave de Jon Rafman communiquait un propos à peu près semblable : les visiteurs pouvaient regarder ceux de leurs congénères qui seraient allés s’enfermer dans « l’antre du troll » (cet individu qui pratique le cyberharcèlement, et dont la vie sur Internet est bien plus riche que sa vie sociale en-dehors de la toile, entre autres caractéristiques) pour visionner des contenus atroces. L’obsession pour la vidéosurveillance se retrouvait au MAC (Nine Eyes of Google Street View), réalisée à partir de Google Street View, à laquelle répondait poétiquement la Surface de diffusion spectrale de Magdi Mostafa (Sucrière), vue en miniature du Caire la nuit. Le spectateur, placé sur une estrade, peut se réapproprier l’appréhension de la terre vue de haut, comme d’un avion : Mostafa propose, par une délectation visuelle peut-être un peu facile, comme une forme de résistance, une inversion du rapport à la surveillance.
[4] L’œuvre de Zhilayev pourrait se situer dans l’extension des travaux de Louise Lawler des années 1980, en apportant au commentaire ironique sur la récupération de formes artistiques radicales, l’élément contemporain de la mondialisation.
[6] La collaboration d’Anthea Hamilton avec Julie Verhoeven (Fruity Seating, au MAC Lyon) crée une relecture féministe et comique des femmes-objets d’Allen Jones. Les motifs imprimés des banquettes présentées par Hamilton et Verhoeven, qui mêlent photographies de femmes nues en noir et blanc et formes de style psychédélique, se révèlent être des saucisses, des croûtes de fromage, etc. – allègre parodie de la nostalgie pour la communication et la culture pop des années 1960 et leur sexisme sans retenue.