En 1974, René Dumont (1904-2001) était le premier candidat « écologiste » à l’élection présidentielle ; au même moment, il publiait un livre-programme, L’Utopie ou la mort [1]. Quarante ans plus tard, comment cette utopie se confronte-t-elle à la réalité actuelle ? Quels en étaient les intuitions et les erreurs, voire même les fulgurances et les aveuglements ? Si Dumont n’est pas — loin de là, en France ou ailleurs — le seul ni le premier à avoir une pensée écologiste [2], il joue un rôle-pivot entre une écologie de pensée et une écologie politique, précisément à ce moment-là. Même s’il n’obtient que 1,3% des suffrages aux présidentielles, le courant d’écologie politique est lancé en France en 1974 ; il s’est largement développé depuis, jusqu’à devenir un parti de gouvernement, associé à la gauche [3], à partir de 1997. C’est aussi à l’aune de ce développement qu’il est intéressant de revisiter cette Utopie quarantenaire : en reste-t-il tout ou partie dans le courant d’écologie politique actuel ? Ou bien l’effet d’un principe de réalité gouvernemental a-t-il infléchi, voire annihilé, tout caractère utopique ?
De l’agronomie coloniale à l’écologie
René Dumont a eu un parcours multi-facettes dans le XXe siècle : pour paraphraser le titre du mathématicien Laurent Schwartz [4] (1915-2002), on pourrait parler d’ « un agronome aux prises avec le siècle ». Jean-Paul Besset, journaliste puis député européen du parti écologiste, a consacré à Dumont une riche et nécessaire biographie [5]. Une constante dans son parcours est la forte désillusion envers le colonialisme, dès les années 1930 où il est jeune ingénieur agronome en Indochine, réalisant sur le terrain que le système colonial français n’est guère adapté à la formation et à la montée en compétence des peuples autochtones, par exemple en agriculture qui est son domaine ; cette analyse le conduira à son premier best-seller, L’Afrique noire est mal partie (1962) . Plus lente est son évolution vers l’écologie : il est sous Vichy un expert du productivisme agricole [6], et reste jusque dans les années 1960 dans une mouvance productiviste, assez favorable aux engrais chimiques et aux pesticides, dans l’objectif, lié à sa passion du développement du tiers-monde, de lutte contre la faim dans le monde. C’est à la fin des années 1960 que Dumont achève sa mutation, véritable « révolution copernicienne » selon Besset, vers une écologie militante, consciente des limites nécessaires à une croissance tous azimuts et d’une préservation de la planète.
La Terre française
C’est le nom de l’hebdomadaire (qui paraît entre novembre 1940 et août 1944) dans lequel Dumont écrit plusieurs articles en 1942-1943, en tant que maître de conférences à l’Institut national d’agriculture. Son biographe, Jean-Paul Besset, note avec un certain regret que Dumont, militant pacifiste avant-guerre, n’a pas été un résistant pendant la Seconde Guerre mondiale. Il qualifie de « techniques » les articles que Dumont donne à cette revue agricole liée à la propagande de Vichy. Ces articles sont en effet de portée technique, mais il paraît utile d’en donner quelques extraits.
Fidèle à sa vision d’agronome moderne et productiviste, qu’il conservera jusqu’à la fin des années 1960, Dumont écrit :
« L’accroissement, ou même moins ambitieusement, le maintien, au cours des prochaines années, de notre production agricole au niveau d’avant-guerre, est le problème essentiel de l’heure. » [7]
Dans le même esprit, une phrase qu’on aurait cependant souhaité ne pas trouver sous sa plume (conclusion de l’article du 30 mai 1942) :
« Les agriculteurs allemands nous observent, soyons fiers de notre renommée ; sachons leur montrer une agriculture progressiste, au courant des plus récentes techniques. » [8]
Ce qui ne l’empêche pas de proposer des mesures à caractère social en conclusion d’autres de ses articles : toute propriété agricole devrait concéder une parcelle à compte propre à chacun de ses employés permanents, en lui permettant de la cultiver sur son temps libre, avec les outils de l’exploitation (conclusion de l’article du 21 août 1943) ; le métayer doit monter d’un niveau social et accéder au rang de fermier (conclusion de l’article du 18 septembre 1943) [9].
Progressisme social et progressisme technique (le productivisme agricole en est une forme) étaient des composantes du régime de Vichy où, mises en œuvre par une technocratie agissante, elles voisinaient avec un conservatisme réactionnaire et une opposition au progrès technique au nom des valeurs d’antan.
C’est donc en ce début des années 1970, au moment de sa candidature aux Présidentielles et de son ouvrage, que nous retrouvons Dumont. La matrice de la pensée écologiste telle que nous la connaissons actuellement est présente dans L’Utopie ou la mort ; elle l’était avant chez Ellul ou Charbonneau, de manière plus radicale, plus théorisée et moins tiers-mondiste — sur le plan des idées Dumont n’était pas un précurseur (on l’a vu avec son parcours), et était plus un homme de terrain qu’un théoricien. Fortement marqué par diverses lectures, dont le rapport du Club de Rome Halte à la croissance ! (1972), il développe l’idée de la nécessité de se libérer du carcan de l’économie de profit. Celle-ci n’a jamais pris en compte, « jusqu’à ces toutes dernières années », la nécessité de sauvegarde de la planète. Il faut, selon lui, s’élever contre « la religion de la croissance », imposée par « l’oligarchie des riches » [10] — ceux-là mêmes qui gaspillent le plus. Au sein de cette matrice d’idées qui est celle des mouvements écologistes et décroissants actuels, on relève néanmoins chez Dumont, en 1974, un certain nombre d’orientations très différentes.
Vers un homme nouveau, responsable et non-proliférant ?
Un des thèmes, étonnant de nos jours, qu’il développe est celui de l’homme nouveau (plusieurs mentions dans l’ouvrage) : il est lié à la notion d’utopie. Qu’il ait disparu du discours écologiste contemporain n’est pas forcément étonnant : devenant un parti de gouvernement et d’élus, l’écologie s’est résolue à faire avec l’homme tel qu’il est, sans vouloir « forger l’homme nouveau » — alors que pour Dumont, « il faudrait aussi changer les hommes », pour leur faire accepter les contraintes « qu’imposera un jour proche la nécessaire croissance zéro de leur consommation globale ».
Mais si Dumont revendique en 1974 l’utopie (comme en témoigne le titre de son ouvrage), ce sont « des utopies relativement rationnelles » qu’il veut construire. On comprendrait mal cet appel à l’utopie — rationnelle — sans le rattacher au bouillonnement des années 1930, qu’il a connu [11]. Le fascisme et le communisme naissants étaient, dans une certaine mesure, des utopies, comme l’étaient pendant la même période les idéologies dites de 3e voie : le mouvement personnaliste, auquel appartiennent ces penseurs écologistes précurseurs qu’étaient Charbonneau ou Ellul, les groupes de réflexion X-Crise ou Ordre Nouveau, sont eux aussi utopistes et en appellent à un homme nouveau. Le cousinage des utopies de l’homme nouveau avec la notion de transhumanisme, dès les années 1930, est aussi à prendre en considération, comme O. Dard l’a montré chez l’ingénieur Jean Coutrot [12]. C’est une période où scientifiques et ingénieurs veulent refaire le monde — souvent ces derniers se sont réclamés en France de l’utopie saint-simonienne. L’ingénieur agronome trentenaire qu’était alors Dumont a dû être sensible à ces courants-là : la rémanence des utopies d’ingénieurs des années 1930 est un des éléments permettant de comprendre l’invocation de l’utopie et de l’homme nouveau chez Dumont dans les années 1970.
Cette dialectique de l’homme nouveau est, chez Dumont, liée à la nécessité d’éducation de l’individu. Il déplore le rôle de la presse, qui accapare « l’attention des gens du peuple […] non en faveur des grands problèmes du temps, mais pour les amours et les frasques de vedettes et de milliardaires » ; la quasi-totalité des médias diffusent
les nouvelles qui plaisent au grand public, plus que celles qui seraient susceptibles de nous instruire, de nous élever vers l’homme nouveau que requiert la société de moindre injustice et de survie.
La presse, selon Dumont, dépend trop de la publicité [13], qui incite à la surconsommation et au gaspillage : dans cette lignée, les campagnes des mouvements anti-publicité (par exemple dans le métro parisien) ont pris dans les dix dernières années une certaine ampleur, même si elles ne se rattachent pas toujours explicitement à une écologie militante. Dumont est aussi visionnaire quand il indique, à propos du renouvellement trop rapide des biens, que « certains fabricants de meubles […] seraient en train de penser sérieusement à fabriquer des objets moins résistants, donc moins durables » : de nos jours, le renouvellement fréquent des appareils électroniques (comme les téléphones GSM), victimes d’une obsolescence peut-être programmée, ne lui donne certainement pas tort.
Après celui de l’homme nouveau, un autre thème fort de Dumont, qu’il développe dès son premier ouvrage en 1931, est difficilement audible de nos jours — au moins avec l’intensité que lui donne Dumont : la crainte du surpeuplement. Il faut selon lui cesser de favoriser les politiques natalistes, par exemple en France celles d’un « Michel Debré nataliste et nucléaire » — il est nécessaire de déconsidérer la famille nombreuse, avant de « la pénaliser », puis de « l’interdire ». Car la natalité dans les pays riches, c’est l’assurance d’un gaspillage, en nourriture comme en énergie. Dumont, avec sa faconde verbale et écrite, n’hésite pas à forcer le trait [14], parlant d’« un lapinisme irresponsable », contre lequel il convient de s’armer :
Il serait possible […] de n’autoriser qu’une natalité compensant exactement la mortalité, donc d’atteindre vite la croissance zéro, si on employait des méthodes autoritaires — que le danger mondial permettrait de justifier.
Ces méthodes autoritaires ont d’ailleurs fait leurs preuves en Chine et au Nord-Vietnam, où l’« on voit la natalité baisser assez rapidement ». Alors que dans les pays développés, « de 1931 à 1971, quarante années ont été perdues » ; en France notamment, catholiques et communistes auraient rejeté l’idée néomalthusienne du contrôle des naissances. Pourquoi la crainte du surpeuplement s’est-elle bien estompée dans l’écologie politique actuelle ? D’abord parce que l’on assiste effectivement de nos jours à un ralentissement de l’accroissement de la population mondiale ; ensuite parce que le discours de l’écologie politique, passant de l’utopie aux réalités électorales, s’est beaucoup recentré sur l’Occident — alors que Dumont était avant tout un tiers-mondiste.
Tiers-mondisme et exaltation de la Chine de Mao
Un troisième décalage, celui-ci radical dans ses effets, est justement l’échec de l’utopie tiers-mondiste, ce rêve qu’avaient certains Occidentaux d’un développement différent des pays du tiers-monde. Un autre penseur de l’écologie, Ivan Illich, l’avait théorisé dans La Convivialité (1973). Les voies de développement prises, en Asie notamment, ont été celles des standards occidentaux. L’exaltation par Dumont des « cohortes de bicyclettes dans les larges avenues de Pékin » n’est plus de mise avec le développement contemporain des rocades routières dans les villes chinoises : sans doute Dumont avait-il compris cela à la fin de sa vie, mais en 1974 il était encore imprégné de cette utopie. Et nous ne mentionnons pas la Chine de manière fortuite ; chez Dumont l’invocation de ce pays n’est pas seulement une inclairvoyance — c’est un quasi aveuglement. Autant il semble réservé sur le régime soviétique qu’il évoque peu, autant sont nombreuses ses mentions positives du communisme non soviétique, au Vietnam, à Cuba, en Corée du Nord, en Tanzanie [15], et bien sûr en Chine, pays « qui produit des hommes nouveaux trempés comme l’acier », et où l’on peut trouver « les bases d’une nouvelle foi dans l’homme » :
Une autre politique de développement existe déjà, dans le pays le plus peuplé du monde, qui permet une croissance mesurée certes, mais sans aide extérieure, sans chômage, sans gaspillages, avec très peu de pollutions : celui de la Chine […] Saluons le dévouement des dirigeants chinois à l’intérêt national et à celui des travailleurs.
Il est facile de porter un regard critique sur ce type de propos après les événements sanglants de Tien-an-Men (1989). Mais l’on peut s’interroger sur un tel aveuglement chez René Dumont — ce que fait son biographe Besset lorsqu’il indique que Dumont n’avait pas perçu l’effet des délires de Mao à partir de la Révolution culturelle. Dumont en était resté aux bienfaits de la révolution agraire de la nouvelle Chine communiste de 1949 ; en ingénieur agronome, il considérait cette réforme comme une belle réussite, avec une augmentation des rendements et un arrêt des famines ; il mettait aussi à l’actif du régime la stricte politique de contrôle des naissances.
À ce propos, l’homme au pull-over rouge (c’est ainsi qu’il apparaissait dans les émissions télévisées de la campagne présidentielle) était-il maoïste ? Sûrement pas, au sens occidental qu’on donnait au terme dans les années 1970 ! Mais, on l’a vu, ce modèle chinois vu par Dumont en 1974 était la meilleure voie vers le développement, ainsi que vers le socialisme, tous deux chers à ses yeux. Et, si l’on revient en France et à la campagne de 1974, il ne mâche pas ses mots à l’égard de ses « amis marxistes », à une époque où le Parti Communiste était encore puissant : ceux-ci sont invités par Dumont à réaliser que la spoliation du patrimoine commun de l’humanité — la nature, les ressources — est plus importante que la spoliation de la plus-value, exercée par le capital sur l’ouvrier. Dumont déplore que Georges Marchais, leader du PCF, ne « saisit pas l’occasion de dénoncer les responsabilités du capitalisme dans la catastrophe qui nous menace », ou qu’un autre communiste, Claude Poperen, fasse l’éloge de l’automobile pour tous ; et lorsque Dumont lui-même a plaidé à Bucarest pour une réduction de la consommation énergétique et alimentaire, il a été hué par les représentants des syndicats.
Dumont et les attentats de 1972
En 1974, Dumont a une vision de luttes géopolitiques à venir qui s’avérera incomplète. Il prédit une révolte des pays non développés, « terroristes de la misère du monde » qui chercheront à « nous faire peur » ; pour lui, le tiers-monde est assimilable au tiers état de 1780, « qui n’a plus grand espoir » et est prêt à faire la révolution contre les privilèges des pays développés. Il en voit une première confirmation dans les actes d’une forme de terrorisme naissante à l’époque : il évoque l’attentat palestinien contre l’équipe d’Israël aux Jeux Olympiques de Munich (septembre 1972), et l’attentat de l’Armée rouge japonaise contre l’Aéroport de Tel-Aviv [16] (mai 1972). Dans l’idée de Dumont, Israël serait une cible en tant que pays développé : c’est peut-être une des composantes du terrorisme palestinien, mais c’est loin d’être la seule. Tout à son prisme tiers-mondiste (pays à mode de vie occidental vs. autres pays), Dumont ne voit pas — il n’est sans doute pas le seul à l’époque — que c’est d’abord et avant tout l’État d’Israël et le sionisme qui sont visés.
Écologie pionnière vs. individualisme postmoderne
La position de Dumont sur l’automobile, qui l’oppose aux communistes français, nous amène à un quatrième décalage entre l’ouvrage de 1974 et l’écologie politique actuelle : celle-ci a dû prendre en compte la grande vague de libération de l’individu, voire d’individualisme de nos sociétés — elle en est même souvent motrice —, alors que Dumont est sincèrement imprégné du primat d’un Bien collectif, le cas échéant à faire respecter de manière autoritaire. Son appel à la dénatalité, avec mesures coercitives, en est un exemple. Comme l’est celui de sa détestation de l’automobile pour tous :
Les armements, l’auto privée et la ville géante, voilà les principaux ennemis de cette fin de siècle, les sources premières de gaspillage des privilégiés […]
À ce propos, il fait des propositions concrètes dont certaines se justifieraient encore : la taxation des grosses automobiles, « en attendant leur interdiction », ou l’interdiction des centres des grandes villes aux autos privées. Il déplore qu’en 1972 le trafic routier ait dépassé celui du rail — aujourd’hui la proportion est de 12-88 au profit du trafic routier [17] ! —, et vante l’Aérotrain de l’ingénieur Bertin comme moyen de transport de faible consommation. Même si l’Aérotrain fut un échec , Dumont soutint par la suite le TGV contre l’automobile — ce qui l’amena à s’opposer à certains militants écologistes qui voyaient dans le TGV une destruction des paysages, ou une aliénation de la notion de loisir.
Si l’automobile pour tous était encore un débat en France en 1974 (mais en était-ce vraiment un ?), d’autres positions de Dumont apparaissent, elles, totalement décalées en regard de la vague à venir de l’individualisme et de la libération de l’individu. Il déplore l’explosion du nombre d’animaux domestiques dans les sociétés occidentales, alors que des enfants meurent de famine en Afrique. Il récuse les modes d’alimentation occidentaux et envisage « une austérité alimentaire », privilégiant l’alimentation végétale (protéines de feuilles, tourteaux oléagineux), contre « le camembert, le carré de Charolais et les fruits de mer ».
Cet aspect d’un Dumont censeur des modes de vie, n’ayant pas anticipé la vague de fond post-68 de libération des mœurs et d’individualisme, apparaît donc dans ses positions sur la natalité, l’automobile individuelle, « l’austérité alimentaire », voire même contre la presse à sensation. Certaines autres de ses idées pourraient être qualifiées de nos jours de réactionnaires — de fait un certain nombre de mouvements décroissants contemporains peuvent parfois apparaître ainsi. Pour les pays dominés, Dumont appelle à « un droit au travail et à une vie décente pour tous, plus important et plus urgent qu’un droit de vote, si facile à trafiquer ». On doit par ailleurs noter que son ouvrage comporte deux références à l’écologie au temps des nazis : « l’Allemagne de 1936-1944 » (var. « Les Allemands du temps de Hitler ») avait organisé une récupération soignée de tous les déchets, que Dumont mentionne favorablement. Il ne s’agit pas pour nous de discréditer son propos global, pas plus ici qu’à propos de ses écrits sous Vichy, ni d’en inférer de supposées racines nazies de l’écologie [18] : il s’agit de montrer objectivement certaines références, aujourd’hui dépassées, qu’avait cette génération-là en 1970. En tout état de cause, une forme d’autoritarisme de Dumont au sujet des modes de vie, son appel « à l’acceptation raisonnée des disciplines matérielles qui s’imposent », est à rapprocher de l’idée de « tyrannie bienveillante et informée » que le philosophe de l’écologie Hans Jonas développera quelques années plus tard (Le Principe responsabilité, 1979).
Sur des thèmes écologiques actuels
Après avoir examiné divers décalages, représentés par des thèmes quasi absents du débat écologique actuel, relevons à présent, sur des thèmes encore vivaces aujourd’hui, quels écarts ou rapprochements l’on peut marquer entre Dumont et le mainstream de la pensée écologique actuelle.
Le débat énergétique est encore assez peu présent en 1974 : il prendra une ô combien grande ampleur par la suite. Le gouvernement Messmer avait lancé en début d’année le programme électronucléaire, suite au choc pétrolier de 1973. L’opposition que marque Dumont paraît assez abstraite (voire métaphorique), à l’image du programme nucléaire civil qui n’est encore qu’un projet (les arguments d’opposition au nucléaire deviendront plus concrets avec les réalisations effectives) :
[…] l’énergie atomique, que Barbara Ward appelle justement le feu de Prométhée : « on est en train de jouer avec l’énergie première de l’univers » […] On ne sait déjà plus comment se débarrasser sans dangers de déchets nucléaires, dont certains restent radioactifs si longtemps.
Concernant les énergies fossiles, Dumont voit avec le Club de Rome un épuisement des ressources de gaz et de pétrole à horizon de 30 à 60 ans : il ne semble pas que cette prédiction soit en voie de réalisation. En revanche, Dumont indique clairement que « l’accroissement de la teneur en gaz carbonique (CO2) constitue la plus grave des menaces » ; et, sur un sujet encore peu développé à l’époque, il avertit d’un possible réchauffement climatique dû à la croissance industrielle, qui pourrait se combiner avec « un cycle naturel de réchauffement ».
Concernant la science, Dumont est assez partagé. Il réprouve la recherche militaire notamment parce que ses résultats sont tenus secrets, « ce qui compromet le progrès des sciences fondamentales, pourtant de plus en plus indispensables à notre survie ». C’est là le scientifique qui parle, mais il semble être en contradiction avec l’un de ses addenda en fin d’ouvrage :
Il faut se dégager de la croyance en une vérité scientifique, qui nous ferait progresser vers un avenir prédéterminé. Substituer des idées à la réalité permet de se dispenser de se justifier – et cela peut aboutir une fois de plus à un néo-stalinisme.
La charge est forte : qui pourrait croire aujourd’hui que la science est prédétermination, en un sens quasi-religieux ? Mais Dumont se bat là contre une « religion du progrès », encore très dominante à la fin des années 1960, notamment à gauche. Et la contradiction avec « le progrès des sciences fondamentales », progrès qu’il appelle de ses vœux, n’est qu’apparente : pour lui, il faut réorienter l’ensemble des budgets de recherche vers la survie de l’humanité, en étant capables d’imaginer « une société plaisante, détendue, sereine, en harmonie avec la nature ». C’est au « jeune lecteur » que Dumont s’adresse, pour le convaincre que l’avenir dépend de lui-même, et n’est pas fait de lendemains déjà écrits et qui chanteraient nécessairement.
Justement, comment peut-on voir de nos jours certaines des mesures concrètes qu’il préconise ? On a une impression de déjà lu quand Dumont déplore que « le Japon et la Norvège refusent d’arrêter la pêche à la baleine » : hélas cela ne semble avoir que peu évolué en 40 ans. À l’inverse, d’autres idées de Dumont ont été mises en œuvre : l’arrêt des essais nucléaires à l’air libre, l’essence sans plomb, l’impôt sur le capital somptuaire — tandis qu’un impôt international sur les matières premières au profit des pays pauvres n’a pas vu le jour. D’autres idées ont été appliquées, mais pas dans l’esprit imaginé par Dumont : il suggérait que dans chaque gare pût être installé un centre public de location de vélos, de vélomoteurs et voitures électriques. Belle idée, mais si vélo et véhicule en partage de location apparaissent de nos jours, c’est avec des sociétés privées, et surtout dans les villes uniquement : dans les campagnes, l’automobile est devenue le moyen de transport quasi unique, et par ailleurs le nombre des gares desservies par un trafic voyageur n’a cessé de diminuer.
Loin des gesticulations politiciennes, une vigie pour l’action
Finalement, quelles leçons peut-on tirer de la relecture contemporaine de cet ouvrage, et de l’évocation de René Dumont ? Faire revivre cette figure charismatique, hautement symbolique des années 1970, à usage de ceux qui trop jeunes n’ont pas vu l’homme au pull-over rouge sur le petit écran, est d’une impérieuse nécessité. Ses idées étaient proches mais sa carrière, son franc-parler et son approche de terrain le distinguent des dirigeants actuels de l’écologie politique [19] : Dumont était une vigie, un homme de conviction aux idées bien arrêtées, et peu enclin à la compromission [20].
Quant à son ouvrage, de lecture plaisante, il reste d’actualité : mais, justement, n’est-ce pas là le paradoxe auquel est confronté l’ouvrage ? S’il n’est plus d’actualité, tant mieux, c’est que les mesures auront été prises ; s’il reste d’actualité, c’est qu’on est encore et toujours dans l’utopie : dans un cas, la quarantaine est celle de la maturité, dans l’autre cas celle de la mise à l’écart ! Laissant le lecteur à cette alternative, nous conclurons avec ces belles phrases de Dumont : « Avons-nous le droit de jouer sur des paris l’avenir de l’humanité ? […] Il s’agit de savoir d’abord quand la majorité de l’opinion mondiale aura réellement pris conscience de la gravité des dangers qui menacent notre planète ».