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To the public. A new method of relieving such persons as are thought to be suffocated, or drowned, s.l., 1748, feuille volante, fol. 1v° Houghton Library – Harvard University, cote pf H 5441.75.02 (détail)

Essai Histoire

Réinventer la réanimation
Médecine et culture, XVIIIe et XXIe siècles


par Anton Serdeczny , le 5 octobre 2021


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Une étude médicale récente a repris sans le savoir une très ancienne pratique de réanimation, celle qui consiste à souffler dans les intestins : occasion pour l’historien d’interroger la naissance des idées, et plus généralement les liens entre médecine, culture et actualité des services de réanimation.

De l’intubation à l’insufflation

Il faut dépasser le sourire : l’enjeu est vital. Le 14 mai dernier, une équipe de scientifiques japonais a publié une étude dont on ne doit pas sous-estimer l’importance [1]. Le but était d’explorer des solutions alternatives au respirateur : lorsque les poumons fonctionnent mal, comme c’est le cas avec les formes sévères du coronavirus, le corps a besoin qu’on l’aide à respirer, c’est-à-dire, principalement, à apporter de l’oxygène dans le sang. Cette aide est apportée par une machine, le respirateur, qui peut envoyer de l’air enrichi en oxygène directement dans les poumons, à l’aide d’un tuyau installé par la bouche et rejoignant les poumons (intubation). Cette procédure sauve des vies, mais a de lourds inconvénients. L’actualité de cette dernière année a montré les problèmes liés au nombre limité de respirateurs – pour lesquels il faut également un personnel expérimenté, lui aussi en pénurie. L’intubation elle-même est un geste lourd, douloureux et invasif. Elle empêche l’alimentation normale, et, comme à chaque fois qu’un instrument est forcé loin dans l’intimité du corps, elle présente un risque d’infections nosocomiales, particulièrement grand pour des patients déjà fragilisés.

Cherchant des alternatives à l’intubation dans les cas de détresse respiratoire, l’équipe s’est ingéniée à mettre à profit la vascularisation des intestins : les échanges entre la paroi intestinale et le système sanguin sont importants et rapides. L’idée de ces chercheurs était donc d’utiliser ce point d’entrée pour tenter de faire passer l’oxygène dans le sang. Dans l’intestin d’animaux dont on bloquait la respiration, ils ont injecté de l’oxygène sous forme gazeuse, avec un résultat d’abord médiocre – le temps de survie avant la mort par asphyxie se trouvait simplement doublé. Si en revanche le rectum était préalablement écorché, à l’aide d’une brosse interdentaire (augmentant par là les échanges avec le sang), cette « ventilation » fonctionnait très bien – mais son application à l’humain posait d’évidents problèmes.

Le co-auteur de l’étude, Takanori Takebe, un jeune professeur brillant issu de l’Université de Yokohama, m’a indiqué dans un entretien que c’est à ce moment-là qu’ils ont songé à utiliser à la place de gaz un liquide riche en oxygène (perfluorocarbone). L’intestin (non écorché) peut absorber l’oxygène du liquide, et le transmettre alors au sang, à la place des poumons. L’expérimentation sur des cochons démontra alors la possibilité d’une « respiration » intestinale, sans conséquence néfaste. Autrement dit : la possibilité à terme d’oxygéner un patient dont les poumons seraient dysfonctionnels, et de réduire l’usage de l’intubation et du respirateur – et donc de réduire les coûts, les problèmes de capacité hospitalière, mais aussi les risques et les difficultés médicaux liés à l’intubation. La réception de l’étude a été très bonne, au moins d’après ses auteurs. Elle est en tout cas de fait abondamment citée, et bien accueillie. Il s’agit maintenant de voir dans quelles conditions et avec quel succès la technique peut être employée sur des êtres humains – et espérer que l’impact qu’elle aura, dans le monde médical et dans les médias, dépassera effectivement l’anecdote d’actualité et le sourire. L’histoire des sciences montre que le lien entre idée, efficacité et adoption d’une pratique est bien plus complexe qu’on pourrait le croire. Et le cas de la réanimation « inversée » est à ce titre exceptionnel.

Marginalia d’un livre d’heures du XIIIe siècle
Walters Art Museum, Boston, manuscrit W88, f° 81 v° (détail)

En effet, ces chercheurs japonais ont renoué sans le savoir avec une tradition médicale européenne méconnue, qui proposait de ramener à la vie des asphyxiés en soufflant dans le derrière dès la fin du XVe siècle [2]. Cette pratique, rarement mentionnée, ne prit une réelle importance qu’au XVIIIe siècle, lorsque la réanimation des noyés devint un véritable enjeu pour les Lumières – jusque-là, on ne pensait guère à réanimer. Les savants innovèrent en changeant l’injection d’air par l’injection de fumée de tabac : l’idée n’était pas d’injecter de l’oxygène, celui-ci, et la chimie de la respiration, ne furent découverts que dans les années 1770. Sous cette forme tabagique, l’insufflation anale fut jusqu’au milieu du XIXe siècle la pratique phare de la réanimation médicale, avant de disparaître, sans réelle explication. Il serait assez tentant de voir là un récit en pointillé sur des siècles et à l’échelle mondiale : une vieille intuition médicale de la fin du Moyen Âge, développée enfin au siècle des Lumières, perdue, puis retrouvée au temps du coronavirus par des Japonais. C’est une narration possible, mais ce n’est ni la plus probable, ni surtout la plus intéressante : il faut choisir les questions que l’on pose à l’histoire. Si l’on ne cherche pas à lui faire dire que la vérité et l’efficacité scientifiques apparaissent progressivement, surmontant les obstacles que les époques leur tendent (une vision biaisée et linéaire qu’on appelle téléologique), on voit apparaître des chemins méandreux, des motifs et des interactions inattendus entre la culture et la science.

D’où vint la première pratique de réanimation en Europe

Les résultats de l’étude japonaise suggèrent par exemple que l’étrange pratique de réanimation d’Ancien Régime pouvait avoir une forme d’efficacité. Une efficacité à relativiser : dans l’étude japonaise, l’injection d’oxygène sous forme gazeuse s’est montrée peu efficace. Peut-être pourrait-on avancer que le tabac peut agir sur la vascularisation du rectum, et augmenter cette efficacité. Il resterait que la technique du XVIIIe siècle ne pourrait (éventuellement) fonctionner que sur des personnes qui ne seraient pas en arrêt cardiaque – apporter de l’oxygène dans un corps ne sert à rien si le cœur ne porte pas cet oxygène aux organes. Surtout, quand bien même la pratique aurait eu une efficacité réelle, cela n’expliquerait pas pourquoi elle ne fut réellement développée qu’au XVIIIe siècle, ni d’où cette idée est venue – et encore moins pourquoi elle aurait disparu. Le premier aspect (pourquoi seulement au XVIIIe siècle ?) renvoie au développement de la réanimation pour des raisons de pertinence culturelle et sociale : de longs processus sont ici à l’œuvre. Pour ne citer que les principaux : de nouveaux systèmes médicaux (notamment le mécanisme) ont rejoint au cours du XVIIe siècle une évolution de la vision de la mort, non plus perçue comme un décret divin, mais comme une chose naturelle – donc sur laquelle il devenait possible d’agir. Parallèlement, les savants protestants ont développé une sorte de fascination médicale pour le corps susceptible de revenir à la vie : il s’agissait là d’une conséquence du changement de religion. Le luthéranisme avait essentiellement retiré la possibilité d’agir sur le cadavre, désormais dépourvu de l’appareil rituel catholique (comme prier pour l’âme). Et ce corps est devenu au XVIIe siècle un nouvel espace investi par les médecins, les poussant à compiler et interroger les « observations » plus ou moins légendaires de personnes spontanément revenues à la vie. L’émergence des valeurs des Lumières, et en premier lieu la primauté de l’utilité de la science finit d’apporter à la réanimation, au XVIIIe siècle, une pertinence nouvelle qui lui permit de se développer véritablement en tant que champ médical de premier ordre. À la question de savoir d’où vint l’idée, la réponse est plus complexe.

De fait, dans les documents, rien ne vient justifier la place prépondérante de l’insufflation anale dans la réanimation des Lumières, et rien n’est dit d’explicite sur ses origines. Ce manque de source et de justification théorique est a posteriori très étonnant, dans la mesure où l’on accorda à la pratique une importance extraordinaire, et que l’on y consacra des investissements particulièrement importants de temps, d’organisation et d’argent. Si les origines de la pratique médicale sont ainsi difficiles à saisir, alors même qu’elle battait, pour ainsi dire, son plein, c’est que les savants des Lumières ne savaient pas vraiment eux-mêmes d’où elle venait – ni pourquoi elle les inspirait autant. Le fait est que lorsque la réanimation apparut comme une priorité « humanitaire » (dirait-on aujourd’hui), il y avait très peu de matériau pratique sur lequel s’appuyer pour recommander des gestes susceptibles de ramener à la vie des personnes en détresse, comme les noyés ou les asphyxiés – les premiers cas sur lesquels se construisit la réanimation. Du côté médical, on trouve quelques mentions dispersées, qui ne faisaient pas l’objet d’un savoir cumulatif, un peu comme si, à chaque fois que la question était abordée (et cela restait très rare), il s’agissait de quelque chose de nouveau. Du côté des praticiens (c’est-à-dire, pour la réanimation, des sages-femmes très majoritairement, confrontées aux mort-nés), on a des traces de traditions plus ou moins régionales, rarement consignées par écrit : on sait ainsi que les sages-femmes françaises soufflaient du vin ou des épices, de leur bouche sur le visage du nourrisson, parfois dans leur bouche. On sait aussi que des sages-femmes allemandes frottaient et suçaient fortement le téton gauche des mort-nés au XVIIe siècle, avec succès, ce qui étonna des médecins. Personne ne put expliquer à l’époque le choix du mamelon gauche : il s’agissait probablement d’un massage cardiaque involontaire, (très longtemps) avant l’heure. Bref, ces rares et intéressantes exceptions mises à part, la médecine ne pouvait fournir vraiment de quoi alimenter les gestes d’une réanimation qui soudainement devenait à la mode des Lumières.

Inventer quelque chose est une tâche ardue : on ne peut le faire à partir de rien. Si les savants des années 1730 ne pouvaient pas trouver dans la médecine officielle des pratiques à recommander, ils les ont pêchées ailleurs – dans des traditions vagues qu’ils ne pouvaient citer précisément. Sans qu’ils le sachent (et encore moins qu’ils le veuillent), ces traditions appartenaient au registre du carnaval : un espace de rites qui met en scène la mort et la résurrection (de la Nature, de l’homme). Or, grâce à l’ethnographie de ces rites et à l’étude des contes, il est démontré que cette résurrection était souvent mimée en geste, à travers toute l’Europe, en soufflant dans le derrière d’un personnage jouant le mort. C’est en fin d’analyse de là que vint l’idée de réanimer les noyés en leur soufflant de l’air dans l’anus (1733) – puis de la fumée de tabac (1740). Ce curieux chemin s’est probablement fait via des traditions locales de médecine subalterne (médecine dite « populaire ») : ces traditions, dont il ne reste que des traces très minces, reposaient sur les mêmes représentations que celles du carnaval, et ont dû servir d’inspiration au nouveau discours sur la réanimation.

Détail des succès de l’établissement que la Ville de Paris a fait en faveur des personnes noyées. Premier supplément
Machine montée de la boîte fumigatoire de Paris, gravure tirée de P.-N. Pia - Paris, Lottin l’aîné, 1774, non paginé. BIU Santé Paris

Toujours est-il que la pratique connut un succès incroyable : lorsque, à la fin des années 1760, les sociétés de secours aux noyés commencent à se répandre en Europe, l’insufflation anale est toujours la première technique recommandée. Comme les défibrillateurs publics de nos jours, on vit alors, à Amsterdam, Paris, Londres, Berne, Venise et dans des centaines d’autres villes, apparaître des « boîtes fumigatoires ». Il s’agissait de caisses contenant le nécessaire à réanimation, c’est-à-dire, avant tout, un soufflet adapté à un brûleur de tabac. À Paris, Amsterdam et Londres, ces sociétés, plus ou moins soutenues par le pouvoir, recensèrent scrupuleusement leurs activités : noyés repêchés, techniques mises en œuvre, succès… à en croire ces documents, les cas prouvant l’efficacité de l’insufflation anale se mesurent en centaines.

On ne saurait les prendre pour argent comptant cependant. Tout d’abord, l’octroi d’une récompense (en Hollande et en Angleterre) au sauveteur faisant usage de la boîte était conditionné au respect des consignes de la société. Autrement dit, il existait un intérêt à mentir sur la mise en œuvre de l’insufflation. Même si l’usage de la « machine fumigatoire » (le soufflet qui injecte la fumée de tabac) est bien avéré dans plusieurs cas, on ne peut pas déterminer précisément à combien ces derniers s’élèvent. De surcroît, d’autres pratiques accompagnaient presque toujours l’insufflation – le séchage et la friction du noyé, ainsi qu’une forme d’insufflation pulmonaire souvent. Si succès il y eut, il est encore plus difficile de l’attribuer à l’insufflation anale seule. Enfin, les témoignages sont recueillis a posteriori, et sont flous. On dit souvent que les noyés sont restés « un long quart d’heure » sous l’eau – ce qui paraît très improbable. Entre les submergés repêchés simplement évanouis et ceux en arrêt respiratoire, la distinction est donc impossible pour nous. Les cas de « réussite » peuvent correspondre à de simples réveils, dus à la douleur provoquée par l’insufflation anale. Si l’on ne peut pas apporter de réponse certaine à la question de l’efficacité ou de l’inefficacité de cette étrange pratique, les indices tendent plus vers une efficacité très modérée ou nulle.

Surtout, encore une fois, si la pratique avait l’efficacité que les textes médicaux et ceux des sociétés de secours affirment, pourquoi aurait-elle disparu au cours de la première moitié du XIXe siècle ? L’insufflation anale avait commencé à être critiquée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, mais restait majoritairement soutenue dans le monde médical, et abondamment mise en œuvre. Les critiques se firent plus virulentes au début du XIXe siècle, lorsqu’on découvrit que la nicotine concentrée était un poison. Mais cela ne suffit pas à expliquer le délaissement de cette méthode de réanimation : si le tabac seul était en cause, et la technique malgré tout efficace, l’insufflation anale d’air, ou de fumée d’une autre plante, aurait pu logiquement prendre la place. Certains médecins préconisèrent effectivement d’utiliser, par exemple, de la camomille. Rien n’y fit : sans réelle explication, la pratique disparaît des ouvrages médicaux et des recommandations de sauvetage vers 1850.

Entre médecine et culture

L’histoire est presbyte : il est paradoxalement plus facile parfois de voir de loin que de près, et répondre à ces mêmes questions pour l’étude japonaise (d’où vient l’idée ? pourquoi à ce moment-là ?) est bien plus ardu. L’entretien que j’ai mené auprès du docteur Takebe fait cependant ressortir la mise en application de principes relevant de la « pensée latérale », théorisée dans les années 1960 [3]. Pour les résumer en reprenant un terme de T. Takebe : embrasser le champ « zéro » de la science, ce qui n’est pas encore pensé, pas encore expérimenté, c’est-à-dire démarrer à partir de rien (start from nothing) en se détachant des fausses évidences, des œillères héritées, parfois à l’aide d’analogies improbables. Ainsi la respiration intestinale de certains poissons (loches) a servi de point d’appui à T. Takebe et à ses collègues.

Illustration tirée de l’étude japonaise
mise en ligne sur le site de l’Université médicale et dentaire de Tokyo : https://www.tmd.ac.jp/english/press-release/20210515-1/  ; © Ryo Okabe et al. 2021

Cette « pensée latérale » est parfois perçue davantage à travers sa dimension « marketing » que sous l’angle scientifique – ce sont alors souvent Steve Jobs et Elon Musk qui sont pris comme illustration du concept. Mais ce serait oublier que cette mouvance fut aussi traduite chez l’épistémologue anarchiste Feyerabend, qui affirmait que la science avançait à partir de n’importe quelle idée de départ, même (et peut-être surtout) celles qui paraissent d’abord absurdes ou ridicules [4]. Quoi qu’il en soit, et quelles que soient ses sources d’inspiration, l’équipe japonaise aboutit bien à un résultat très prometteur. Celui-ci pose une question vertigineuse. La respiration intestinale des loches n’est pas une découverte. Le perfluorocarbone non plus – on trouve dès les années 1960 des études sur la capacité de mammifères à respirer ce liquide par les poumons, un motif mis en scène dans le film Abyss (1989). Quant à la connaissance de la capacité d’absorption du rectum, cela est vieux comme les suppositoires. La question est : pourquoi ces éléments simples, parfaitement connus, n’ont pas été rassemblés plus tôt, qui plus est quand l’enjeu est celui d’une alternative à l’intubation dont les risques sont tout autant connus ? Dire ceci ne retire rien au mérite de l’étude japonaise, au contraire. Mais sur le temps long, ce sera peut-être moins cette étude qui paraîtra étonnante que sa genèse tardive.

L’histoire des sciences regorge d’aberrations a posteriori. Si l’on reste dans le domaine réanimatoire, il n’y a qu’à mentionner la forme du massage cardiaque. Jusque dans les années 1960, c’est le massage interne qui était généralement mis en œuvre – c’est-à-dire à thorax ouvert, en ouvrant la poitrine au bistouri pour masser le cœur directement avec les mains. C’était le cas y compris pour les mort-nés. Le geste de compresser le cœur par l’extérieur peut nous paraître « naturel », mais ne l’était visiblement pas. Combien d’idées simples et efficaces, qui sembleront soudainement évidentes, mais qui précisément vont à l’encontre des fausses évidences héritées, attendent-elles encore dans la science médicale ? La réponse doit être laissée aux chercheurs médicaux, surtout s’ils ont l’agilité intellectuelle d’un Takebe. Mais dans ces fausses évidences héritées, il est aussi une part qui concerne la société, l’historien et l’anthropologue : une part culturelle.

En d’autres termes, la médecine, comme les autres sciences, n’évolue pas en vase clos. Elle se nourrit aussi d’éléments qui sont extérieurs à la définition qu’elle se donne d’elle-même. Les modes de pensée, les romans, les conceptions de la société, la sensibilité vis-à-vis de la mort, les systèmes symboliques ou encore la religion, voire le carnaval, peuvent jouer un rôle crucial dans la fabrique de la science. Cette part culturelle peut être bénéfique, quand elle concourt au développement inédit de la réanimation au XVIIIe siècle, ou quand une épistémologie non conformiste vient aujourd’hui offrir de nouvelles solutions à l’insuffisance respiratoire. Elle peut être contre-productive : la culture des Lumières qui porta la réanimation est aussi celle, notamment par l’influence de la manière de penser les rapports économiques et sociaux, qui érigea la masturbation en maladie mortelle. C’est bien à elle, et non à l’Église, que l’on doit la diabolisation médicale et durable du plaisir solitaire [5].

Conclusion

La pandémie nous l’a en tout cas montré : la médecine n’est pas culturellement neutre. Pour rationnelle, fondée sur l’expérimentation reproductible qu’elle soit, elle n’a pas un discours unique. Sous la pression des événements, les discours contradictoires d’experts reconnus se sont succédé avec une fréquence et une virulence extraordinaires. Il ne s’agit pas seulement du fait que le temps de l’établissement et de l’interprétation des données n’est pas celui des angoisses, de la politique ou des déclarations médiatisées, et l’on aurait tort de céder à la tentation d’aplanir a posteriori ce surgissement polyphonique, ou de le cantonner à quelques figures extrêmes. Les prévisions de la première heure, alarmistes ou rassurantes, les interprétations concurrentes du fonctionnement du coronavirus (y compris de ses possibles origines [6]) n’ont pas cessé ces deux dernières années de dévoiler combien le rapport à la mort, le rapport aux voisins géographiques et aux étrangers, la politique ou la perception de la société et de ses groupes jouent pleinement, non seulement dans le discours médical, mais aussi dans la construction des « certitudes » et des convictions scientifiques. La période que nous vivons a mis la part culturelle de la médecine en évidence. Il y a là une opportunité : profiter de cette visibilité pour réaffirmer l’existence de cette part, d’ordinaire oubliée ou niée, et sur laquelle l’ensemble de la société a à penser et agir.

J’aimerais prendre en exemple les services de réanimation dont il a tant été question – trop souvent à travers une approche qui répondait à l’urgence d’une actualité sans interroger les dimensions systématiques qui se cachent derrière cet espace liminal, et la majeure partie du temps loin du regard de la société et des médias. Le caractère particulier, anthropologiquement tabou des services de réanimation, et les dysfonctionnements structurels qui en découlent, ont été observés et analysés par l’anthropologue Marie-Christine Pouchelle. Elle a montré avec acuité un espace difficilement soutenable, pour le patient et sa famille comme pour le personnel, où s’expriment violemment les distorsions entre d’une part la proximité de la mort et de l’autre la longue histoire culturelle de notre société qui tend à vouloir refouler ou édulcorer ces réalités vécues [7]. Il y aurait beaucoup à gagner à déplacer un peu le projecteur médiatique vers ces questions, ou vers le travail de ceux qui prennent cette surcharge psychologique (y compris hors pandémie) à bras-le-corps, comme le fait en France l’AML (Association pour le Maintien du Lien psychique en soins intensifs) [8].

Le cas spécial de la Belgique est peut-être ici particulièrement parlant : il n’y existe qu’extrêmement peu de services de réanimation pédiatrique. La nécessité d’une formation et d’un lieu spécifiques pour les enfants en soins intensifs peut sembler évidente. Faire reconnaître cette nécessité représente pourtant en Belgique une tâche extrêmement difficile, au point qu’une association de personnel soignant réanimateur, BePICS, a vu le jour en 2019 pour travailler à faire admettre l’idée qu’un enfant ne doit pas être mis en réanimation au milieu de patients adultes, et doit être traité par une équipe spécialisée. Il faudrait une analyse socio-historique détaillée de cette étrange situation. On peut cependant d’ores et déjà avancer deux facteurs culturels qui jouent ici sans l’ombre d’un doute. Pour commencer, l’occultation de la proximité avec la mort est exacerbée dans le cas des enfants, et peut-être que cette négation a pris la forme d’une non-prise en considération de services de réanimation pédiatrique en Belgique. Ensuite, la difficulté à faire valoir le bien-fondé de la réanimation pédiatrique doit être mis en relation avec les critères de noblesse qui gouvernent parfois encore l’exercice médical. La pédiatrie – pensée hiérarchiquement moins noble que la médecine pour adultes – peut être méprisée, rejetant loin des priorités l’établissement de services de réanimation pédiatrique.

Reconnaître dans des élites sociales et scientifiques des attitudes anthropologiques stéréotypées reste difficilement accepté [9]. Mais occulter ces processus peut les rendre d’autant plus pernicieux. C’est précisément l’enjeu : la pandémie constitue l’occasion de (re-)mettre en lumière cette part culturelle, et de l’interroger frontalement. À ce compte-là, comme les poissons loches de T. Takebe, l’épreuve de la pandémie pourrait devenir un « zéro » scientifique et culturel sur lequel bâtir.

par Anton Serdeczny, le 5 octobre 2021

Aller plus loin

Illustrations

1. To the publick. A new method of relieving such persons as are thought to be suffocated, or
drowned, s.l., 1748, feuille volante, fol. 1v° Houghton Library – Harvard University, cote pf H
5441.75.02 (détail)

2. Machine montée de la boîte fumigatoire de Paris, gravure tirée de P.-N. Pia,
Détail des succès de l’établissement que la Ville de Paris a fait en faveur des personnes noyées.
Premier supplément, Paris, Lottin l’aîné, 1774, non paginé. BIU Santé Paris

3. Marginalia d’un livre d’heures du XIIIe siècle, Walters Art Museum, Boston, manuscrit W88, f° 81 v° (détail)

4. Illustration tirée de l’étude japonaise (mise en ligne sur le site de l’Université médicale et dentaire de Tokyo) ; © Ryo Okabe et al. 2021

Pour citer cet article :

Anton Serdeczny, « Réinventer la réanimation . Médecine et culture, XVIIIe et XXIe siècles », La Vie des idées , 5 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Reinventer-la-reanimation

Nota bene :

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Notes

[1Ryo Okabe, Takanori Takebe et al., « Mammalian enteral ventilation ameliorates respiratory failure », Med, vol. 2, n° 6, 2021, p. 773-783.

[2Sur tout ce qui suit pour l’époque moderne, voir mon livre Du tabac pour le mort. Une histoire de la réanimation, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018.

[3Cf. Edward De Bono, The use of lateral thinking. Londres, Cape, 1967.

[4Paul Feyerabend, Contre la méthode, Paris, Seuil, 1979 pour la traduction française. Sur Feyerabend voir son portrait sur la [Vie des idéeshttps://laviedesidees.fr/Paul-Feyerabend-anarchiste-des-sciences.html].

[5Thomas W. Laqueur, Le Sexe en solitaire. Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité, Paris, Gallimard, 2003 pour la traduction française.

[6Cf. la lettre parue dans Science en mai 2021.

[7Marie-Christine Pouchelle, L’Hôpital corps et âme. Essai d’anthropologie hospitalière, Paris, Seli Arslan, 2003.

[8Cf. Hélène C. Priest, H. Viennet et J. Gazengel (dir.), Le soin psychique en réanimation. Œuvrer pour l’accompagnement psychologique des patients, des familles et des soignants, Paris, Seli Arslan, 2019.

[9Sur cette question, voir par exemple l’excellente comparaison entre comportements « primitifs » et comportements universitaires de l’anthropologue Ludwik Stomma, dans Campagnes insolites. Paysannerie polonaise et mythes européens, Lagrasse, Verdier, 1986, p. 165-167.

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