La Reine Njinga (1582-1663), si elle reste encore méconnue en Occident, continue d’inspirer, par son courage, sa ténacité et sa résistance, la diaspora africaine dans le monde. Grande femme africaine, chef d’État, résistante à l’emprise coloniale européenne, elle a profondément marqué l’histoire de l’Afrique. Linda M. Heywood, l’auteure de cette biographie, la situe au même rang qu’Elizabeth I d’Angleterre et Catherine I de Russie, dont les réputations ambivalentes ressemblent singulièrement à la sienne. Son influence s’étend au-delà de l’Afrique, dans la diaspora, notamment au Brésil où elle fait l’objet d’un véritable culte. C’est que, explique Heywood, « sa vie et ses actes dépassent largement l’histoire de l’Afrique et celle de l’esclavage en Afrique et aux Amériques. Elle éclaire d’autres questions relatives au genre, au pouvoir, à la religion, au commandement, au colonialisme et à la résistance » (p. 21). Cette remarque résume le programme d’envergure que s’est donné l’auteur de cette biographie, la première en son genre. Elle promet de reconstituer la vie de Njinga dans le plus grand détail, et de la confronter à ces enjeux majeurs que représentent l’histoire de l’Afrique, le genre, le pouvoir, la résistance à la colonisation, etc. Le titre français de l’ouvrage, Njinga, histoire d’une reine guerrière (1582-1663), reflète mieux le projet biographique de Heywood, que celui de la version originale, Njinga of Angola. Africa’s Warrior Queen, publié en 2017. Il en est de même pour la couverture qui figure un masque africain, plutôt que, dans la version originale, la reproduction d’une aquarelle de Cavazzi, le confesseur de Njinga, dont les dessins, d’ailleurs remarquables, restent empreints d’un regard missionnaire et colonisateur.
Les Portugais arrivent à l’embouchure du Congo en 1482 ; ils s’y imposent rapidement et jettent bientôt leur dévolu sur un royaume voisin, le Ndongo (Angola). Il ne s’agit d’abord que d’une simple mission à Luanda en 1560, mais lorsque les missionnaires reviennent en 1574, ils sont accompagnés d’une force armée importante. Lorsque naît Njinga en 1582, le royaume de Ndongo est considérablement réduit ; les Portugais ont déjà mené une effroyable campagne : évangélisation par la terreur et le feu (les documents attestent du massacre de quarante mille Africains), rafles d’esclaves (50000 Mbundu exportés au Brésil entre 1575 et 1590). Les rois qui se succèdent ne réussissent pas à endiguer la conquête portugaise.
Njinga a déjà quarante ans en 1622 quand elle apparaît sur la scène politique, à Luanda, en tant qu’ambassadrice pour négocier au nom de son frère, Ngola-a-Mbandi, roi du Ndongo. Cette première mission, une véritable victoire diplomatique pour Njinga et son frère (même si les Portugais ne tiennent pas les promesses qu’ils ont faites) marque aussi son baptême dans la foi catholique. Durant cette ambassade, elle se montre si adroite et si fine politique que forçant l’admiration de ses adversaires, elle refuse le tribut que veulent imposer les Portugais. L’année suivante, à l’encontre de la tradition patriarcale de sa nation, elle réussit à s’emparer du trône et devient reine du Ndongo, ayant sans doute, pour cela, fait assassiner son frère. Les efforts de contrôle de plus en plus pressants des Portugais provoquent une instabilité générale : « Njinga qui héritait d’un royaume qui n’était plus que l’ombre de celui qu’elle avait connu dans sa jeunesse, reprit sans crainte les choses là où son frère les avait laissées, stimulée par la perspective de reconstruire l’ancien royaume. L’amour et le respect qu’elle portait à ses prédécesseurs et sa haine des Portugais la dévoraient et décideraient de la suite de sa vie » (p. 75). Son accession au trône marque le début d’une résistance intransigeante aux efforts constants des Portugais d’imposer leur contrôle, et provoque une « situation politique et militaire qui, pour la première fois, menaçait les fondations mêmes de la puissance économique et militaire portugaise » (p. 90). Elle est vite repoussée hors de son royaume par les Portugais, et commence alors pour elle un long combat d’exil, de résistance et de combats continus (1624-1655), au cours duquel elle renie la foi catholique et s’allie non seulement avec les Jagas (Imbangalas) de féroce réputation (1629-1655), mais aussi avec les Hollandais (1641-1648). Njinga n’a jamais cessé durant sa longue vie de résister, de se battre, menant elle-même ses troupes sur le champ de bataille, et tentant toujours de nouvelles négociations avec ses interlocuteurs européens (les missionnaires, jésuites et capucins, la papauté, les Hollandais et, bien sûr, les Portugais), n’hésitant pas à s’adresser à leurs représentants comme directement à leurs têtes. Qu’il s’agisse du pape ou du roi du Portugal, Njinga n’a jamais cessé de faire entendre sa cause. Convertie une deuxième fois, elle finit par s’imposer comme monarque « chrétien » de Ndongo-Matamba, de 1656 jusqu’à sa mort en 1663 à l’âge de 82 ans. Elle règne alors sur un vaste territoire : la carte placée en tête de l’ouvrage de Heywood montre à quel point Njinga a étendu son royaume : le Ndongo de 1550 est une fraction du Ndongo-Matamba de 1663 (l’Angola actuel). Guerrière, reine, africaine, son histoire tient maintenant de la légende dans toute la diaspora africaine.
La chronique de Linda M. Heywood suit chronologiquement toute la vie de Njinga, de sa naissance à sa mort, et établit un récit cohérent réconciliant les documents les plus variés et les plus contradictoires : communications officielles et échanges diplomatiques des gouverneurs portugais, Ferdinand Fernao de Sousa (1624-30), et Luis martins de Sousa Chichorro (1654), lettres de Njinga aux monarques portugais, Joào (1640-56) et Alfonso (1656-83) et à la succession de gouverneurs portugais, missives au pape Alexandre VII (1655-67), et surtout écrits de ses confesseurs, les pères missionnaires Antoine de Gaeta, et Antonio Cavazzi, qui ont nourri une légende qui n’a fait que s’amplifier depuis le XVIIe siècle. Gaeta comme Cavazzi n’ont été que des témoins momentanés de sa longue existence : Gaeta l’a soutenue lors de sa seconde conversion (1656-1658), et Cavazzi l’a accompagnée dans ses dernières années (1658-1663). C’est la chronique de ce dernier, Istorica descrizione de tre regni Congo, Matamba ed Angola (1687), qui fournit le plus de détails sur son parcours mythique de reine africaine « miraculeusement » convertie au catholicisme une seconde fois à la fin de sa vie. Les recherches de Heywood et de l’historien John K. Thornton ont mis au jour le manuscrit Araldi, la première version du texte de Cavazzi, avant qu’elle soit éditée par les soins du Vatican [1]. À ceux-ci s’ajoutent, entre autres, La description de l’Afrique de Dapper (1668), la chronique de sa conversion par Francesco-Maria Gioa (1669), et les Guerras de Angola de Cartonega (1680). Heywood pioche largement dans ces sources, et les compare à de nombreux documents, fruits de recherches fouillées dans les archives des bibliothèques du Vatican et du Portugal, aussi bien qu’en Angola, Brésil, Pays-Bas, Angleterre. Ces recherches ont occupé sa carrière d’historienne de l’Afrique et de la diaspora africaine, professeure à l’université de Boston. Historienne, donc, mais aussi afro-descendante, et femme, Heywood porte un regard passionné sur cette grande reine, « un des personnages les plus fascinants de l’histoire africaine » [2].
Heywood s’attache à montrer les étapes successives du combat d’une femme, luttant de manière incessante pour restaurer l’intégrité du royaume de ses ancêtres contre l’occupation étrangère. Les Portugais savent qu’ils sont face à un adversaire redoutable qui ne se laissera pas manipuler, n’abandonnera jamais son combat et utilisera tous les moyens pour résister. Les actions de Njinga traduisent toutes la même passion : résister à l’emprise portugaise, imposer ses prérogatives de monarque africain. Sa correspondance avec les représentants portugais atteste de demandes d’assurance constamment réitérées, d’engagements trahis, de mépris marqué pour ses prérogatives. Les titres des chapitres qui se succèdent sont révélateurs de son parcours : « Une reine à l’offensive », « Perfide politique », « Guerre et diplomatie », « Un exercice d’équilibriste » et « Sur la voie des ancêtres ». Ce parcours, fait de combats incessants, de résistance mais aussi d’alliances difficiles et contradictoires (avec les Imgalas réputés cannibales, avec les conquérants portugais, mais aussi avec leurs ennemis les Hollandais), est un affront au projet colonial, et démontre la quête de légitimité de Njinga pour être reconnue comme femme, sujet africain, monarque sur la terre de ses ancêtres, libre de l’emprise étrangère. Pour Heywood, les revirements de la reine (dans ses alliances, ses choix de culte) montrent sa faculté de s’adapter aux exigences du moment et traduisent « une recherche d’identité, un moyen de trouver sa place dans un monde où les femmes étaient rarement des acteurs de premier plan, que ce soit à la guerre, en politique ou en diplomatie » (p. 147).
Ainsi la question demeure : les deux conversions de Njinga sont-elles sincères ou sont-elles des actes politiques ? Elles correspondent à deux grands moments de sa vie : sa première ambassade auprès des Portugais en 1622, et son accession au trône en 1656. La seconde conversion est racontée en détails par Gaeta, et appuyée par d’autres rapports au Vatican et les lettres de Njinga au pape, ce qui permet à Heywood de mesurer son importance et ses conséquences pour le royaume, sans résoudre pourtant la question de sa sincérité. Selon les documents, les Portugais en ont toujours douté, et ont agi en conséquence. Heywood ne tranche pas : « On ne saura jamais si Njinga avait vraiment l’intention de collaborer […] Le fait est que l’évangélisation était indissociable de la politique portugaise en Angola, et que les gouverneurs, les représentants portugais, notamment les jésuites, continuaient à voir dans le développement du christianisme catholique sous contrôle portugais un élément de leur projet colonial » (p. 99). Il était dans l’intérêt des Portugais de douter des intentions de Njinga : l’accepter comme une reine chrétienne lui aurait donné une certaine légitimité et aurait rendu moins justifiable la conquête de ses territoires.
Heywood suggère que sa décision de conversion a été le fruit d’« une longue période de cheminement intérieur et de transformation personnelle » (p. 225-26). Pour les besoins de leur propre cause, les écrits des missionnaires sur lesquels se base en grande partie l’ouvrage se devaient de tracer cette courbe ascendante vers la rédemption ultime de l’âme de Njinga. L’ouvrage de l’historienne paraît suivre ce même chemin, et propose la chronique d’une femme africaine (avec tout ce que ce terme connote dans l’imaginaire européen) qui choisit de finir sa vie dans la foi chrétienne.
Malgré les documents nombreux, Njinga reste une énigme. L’épisode de Njinga au milieu des Jagas-Imbagalas est certainement celui qui a le plus fait jaser les observateurs européens. Heywood le voit comme la manœuvre politique d’une reine acculée au pire : Njinga aurait adopté les pratiques cannibales de cette tribu. La chronique de ces pratiques longuement explorées par Cavazzi a nourri l’horreur mêlée de fascination ressentie par la plupart des Européens qui se sont penchés sur le sort de la reine, à commencer par le père missionnaire lui-même qui n’a jamais caché sa profonde misogynie ni sa conception de l’Afrique travaillée par son zèle missionnaire.
Comme en font foi les nombreuses notes, la chronique de Heywood dépend beaucoup de celle de Cavazzi où se mêlent mythes les plus fous et faits historiques. Dans sa Préface à la version française, Françoise Vergès semble elle aussi ne pas tout à fait échapper à ces mythes dont elle reprend certains clichés : « Njinga est irrécupérable : elle fait le commerce d’esclaves, boit le sang de ses ennemis, a des harems d’hommes et de femmes, combat sans pitié […] Tout l’éloigne des normes “civilisées”, notamment sa participation au cannibalisme » (p. 15). Patrick Graille, sans doute le spécialiste français sur Njinga le plus informé, soutient que « la Reine demeure une figure complexe, inapprivoisable, mystérieuse, qui requiert des lectures plurielles non manichéennes ». L’ouvrage de Linda M. Heywood accomplit un très grand pas dans cette direction en chroniquant le destin de cette femme exceptionnelle, figure de proue de la résistance à l’emprise étrangère et à la colonisation, mais aussi femme africaine qui a su s’imposer comme monarque en dépit des traditions ancestrales. La chercheuse n’en a d’ailleurs pas fini avec Njinga : Heywood travaille maintenant à retracer sa renommée à travers le monde, et l’impact de la symbolique de sa figure de reine guerrière, résistante, Africaine.
L. Heywood, Njinga, histoire d’une reine guerrière (1582-1663), traduit par Philippe Pignarre, Préface de Françoise Vergès, Paris, La Découverte, 2018. 336 p., 22 €.