Recensé : Emmanuelle Comtat, Les pieds-noirs et la politique. Quarante ans après le rapatriement, Paris, SciencesPo. Les presses, 2009, 28 € ; Yann Scioldo-Zürcher, Devenir métropolitain. Politique d’intégration et parcours de rapatriés d’Algérie en métropole (1954-2005), Paris, Editions EHESS, 2010, 32 €
De 1830 à 1962, l’Algérie a été une colonie française. Elle a eu pour spécificité d’être une colonie de peuplement. En 1954, une guerre éclate marquée par des heurts violents entre communautés. Elle s’achève en 1962 par l’indépendance de l’Algérie. Il s’ensuit le départ massif des Français qui y étaient installés. Ces individus, rapatriés d’Algérie, ont été désignés comme les pieds-noirs. Emmanuelle Comtat, chercheuse en science politique associée à l’UMR Pacte, et Yann Scioldo-Zürcher, historien chargé de recherche au CNRS, s’intéressent tous deux à cette population.
Près de cinquante ans après le rapatriement ce sujet peut paraître anecdotique. Il n’en est rien. Encore récemment les pieds-noirs ont investi la sphère politique et médiatique. La polémique sur le film de Rachid Bouchareb, sélectionné pour représenter cette année l’Algérie au Festival de Cannes, illustre l’actualité des enjeux mémoriaux autour des rapatriés. Dans ce contexte, les travaux scientifiques doivent permettre de s’affranchir des débats manichéens. A partir de problématiques différentes, c’est ce que s’efforcent de faire Emmanuelle Comtat et Yann Scioldo-Zürcher. Comtat étudie le rapport des pieds-noirs à la politique et analyse l’incidence de la guerre et du rapatriement sur leurs votes. Scioldo-Zürcher se penche sur le rôle de l’État et de l’administration dans l’intégration des rapatriés d’Algérie. Notre propos n’est pas de faire un compte-rendu exhaustif de ces ouvrages, mais de présenter leurs principaux apports et les points de convergences et de ruptures entre les auteurs.
Les comportements politiques des pieds-noirs
Comtat part du constat que l’opinion publique associe souvent le vote à l’extrême-droite à celui des pieds-noirs, sans que cette corrélation ait été sociologiquement étudiée. La politologue cherche à l’analyser. En ce sens son travail constitue déjà une avancée. Mais l’intérêt majeur de l’ouvrage réside dans la manière dont elle mobilise les paradigmes élaborés en science politique pour expliquer les comportements électoraux et dans la façon dont elle en apprécie l’efficacité dans le cas des pieds-noirs. Elle réinterroge les travaux de Paul Bois sur la genèse et les effets politiques d’un traumatisme historique [1]. Elle se demande si - plus que les déterminants sociaux, la socialisation familiale et le choix rationnel – le traumatisme de l’expérience de la décolonisation explique les comportements électoraux des rapatriés et de leurs enfants.
Les premiers chapitres ont surtout pour vocation de contextualiser les propos de l’auteur et de poser le principe du traumatisme historique. Elle revient sur les comportements politiques des Français en Algérie, sur leur intégration en métropole et sur les éléments qui composent le traumatisme. Selon elle, la guerre, l’abandon par la France, les conditions pénibles du départ, l’absence d’accueil sont des évènements qui ont marqué la mémoire des rapatriés et, dans une moindre mesure, celle de leurs enfants. La démonstration débute ensuite, avec l’analyse de la participation et de la politisation depuis 1962 et l’étude de l’orientation politique des pieds-noirs. C’est là qu’apparaissent les résultats forts de l’ouvrage. Elle trouve dans la participation et la politisation des rapatriés, plus élevées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en Algérie et plus importantes chez les pieds-noirs que dans le reste de la population, des traces du passé. Les facteurs qui déterminent généralement l’orientation politique sont concurrencés par des indicateurs de traumatisme historique. Les rapatriés ne se dirigent pas vers un parti en particulier, mais ils se situent majoritairement à droite. Ils se distinguent ainsi des autres Français. Par contre, les variables qui évaluent le traumatisme du rapatriement sont moins prédictives du vote des enfants, qui se rapproche de celui des métropolitains.
Le modèle du traumatisme historique apparaît comme un des déterminants importants du comportement des pieds-noirs. Si on s’éloigne de la problématique propre aux rapatriés, cela signifie qu’au-delà des variables sociodémographiques classiques, les expériences traumatiques, quelles qu’elles soient, peuvent participer à façonner les comportements sociaux y compris électoraux.
La politique d’intégration des rapatriés d’Algérie
La question que se pose Scioldo-Zürcher est tout autre. Il constate que le traumatisme du rapatriement a masqué l’étendue de l’histoire des rapatriés d’Algérie, dont celle de la politique d’intégration qui leur était destinée. L’hypothèse de départ est que les rapatriés sont des migrants qui, en tant que nationaux, ont bénéficié de la protection de l’État dont ils étaient membres. Pour le vérifier, il étudie la politique et les pratiques administratives mises en œuvre pour intégrer et pacifier cette population. Il tente d’en évaluer l’efficacité par l’analyse des parcours des rapatriés.
Il revient d’abord sur le processus qui a contraint les Français à quitter l’Algérie, mais montre surtout qu’une politique de rapatriement s’était amorcée avant le grand départ de 1962. Après la loi fondatrice du 26 décembre 1961, cette politique, plus qu’imparfaite, a donné lieu à des réajustements législatifs et administratifs permanents qu’il décrit ensuite scrupuleusement. Les gouvernements successifs se sont d’abord consacrés à l’accueil et au logement avant de s’investir dans le recouvrement des situations socioprofessionnelles. Dans les années 1970, un tournant majeur s’opère. La question de l’indemnisation, jusqu’alors laissée en suspens, devient la préoccupation des parlementaires qui aujourd’hui s’intéressent à la reconnaissance de la mémoire des pieds-noirs.
L’historien présente les limites de ces dispositifs et les difficultés de cette population, mais relève surtout la prégnance et la longévité de l’intérêt de l’État pour les rapatriés. Par delà cette problématique, l’auteur entend participer à une histoire politique, économique et sociale des migrations et du fait national, en éclairant ce qui est la première politique intégrative initiée par l’État. Selon lui, cette politique, tantôt autoritaire tantôt bienveillante, a réussi à émanciper les rapatriés de leur condition de migrant.
Des méthodes originales
Ces ouvrages ont vocation à éclairer des questions plus vastes que celles propres aux rapatriés. Ils se rejoignent sur ce point et sur d’autres dimensions. Ils mettent tous deux en œuvre une méthodologie longitudinale qui articule quantitatif et qualitatif. Comtat a exploité des entretiens et une enquête inédite, l’enquête quantitative « pieds-noirs 2002 ». Cette enquête rétrospective est la première sur les comportements politiques des pieds-noirs. Elle compare les résultats issus de ces matériaux, à ceux obtenus dans le PEF 2002 et l’EVS 1999. La comparaison des comportements des rapatriés à ceux des autres Français est une des richesses de l’ouvrage. On peut déplorer cependant qu’il n’y ait pas plus d’informations sur la manière dont cela a été fait. Si l’auteur n’a pas corrigé les biais, la confrontation d’enquêtes, menées à des dates distinctes avec des procédures d’échantillonnage variées, laisse planer le doute sur certains résultats.
Des correspondances des Français d’Algérie, aux archives départementales, ministérielles et militaires, en passant par des sources audiovisuelles, Scioldo-Zürcher a fourni un travail de dépouillement colossal. Il analyse les textes, les chiffres et produit lui-même des séries statistiques innovantes. Des premiers rapatriements à aujourd’hui, il montre toute la diversité de l’action de l’État envers les rapatriés. On peut seulement regretter que ses archives, pourtant considérables, ne lui permettent pas d’aller plus loin encore dans l’étude de leurs parcours, notamment pour les salariés du privé. Ainsi, si l’auteur fait la preuve qu’il y eut bien des gestes de l’État pour émanciper les pieds-noirs de leur condition de migrant, il ne peut évaluer pleinement leur efficacité. Il en donne, toutefois, un aperçu remarquable.
Au-delà de la méthodologie, Scioldo-Zürcher partage quelques conclusions avec Comtat, mais ce ne sont pas les plus déterminantes de son ouvrage. Ils s’accordent sur la diversité du vote des pieds-noirs que tous deux sont amenés à décrire.
Histoire ou mémoire ?
Si sur ces dimensions les auteurs s’entendent, c’est surtout le clivage entre ces travaux qui est frappant. L’un s’inscrit dans une perspective historique, l’autre contribue à une sociologie des pieds-noirs, mais la scission n’a pas forcément pour origine les frontières disciplinaires.
Quand Scioldo-Zürcher critique les études qui développent des discours victimaires sur les rapatriés (p.20), Comtat parle, elle, du « drame collectif des pieds-noirs » qui les a « profondément meurtris » (p. 138-139). Lorsqu’elle explique que les pieds-noirs en ont voulu à l’État français pour l’absence d’accueil, l’historien insiste, lui, sur son investissement en la matière. Les exemples sont nombreux des divergences entre les auteurs. La politologue écrit qu’ « il n’y a pas eu d’élan de solidarité nationale » à l’égard des pieds-noirs (p.95), alors que Scioldo-Zürcher note qu’ils ont bénéficié des privilèges liés à cette dernière (p.24).
Les propos discordants de l’un et de l’autre ne sont pas erronés, cet écart tient aux perspectives respectivement adoptées par les auteurs. Scioldo-Zürcher prend de la distance par rapport à la « mémoire souffrante » car elle a tendance à occulter la politique d’intégration à destination des rapatriés. Comtat s’intéresse précisément à cette mémoire. Elle étudie la manière dont les pieds-noirs ont subjectivement vécu la décolonisation et les éléments qu’elle décrit sont bien ceux qui émergent de leurs discours. Toutefois, dans son ouvrage, la frontière entre mémoire et histoire n’est pas toujours lisible. Le lecteur aura tendance à allégrement les confondre.
En conséquence, à la lecture de ces travaux, nous ne serons pas totalement affranchis des enjeux mémoriaux évoqués en introduction. C’est pourquoi d’ailleurs Scioldo-Zürcher revient sur ces derniers en conclusion. Sans nier les souffrances du rapatriement, l’historien a conscience de contrarier la mémoire des pieds-noirs. L’ouvrage de Comtat, au contraire, l’étaye. La notion de traumatisme historique, comme celle de migrants nationaux, n’en demeure pas moins pertinente pour éclairer le devenir des rapatriés en métropole et d’autres problématiques qui dépassent l’histoire et la sociologie évènementielle de cette population.