En Allemagne, depuis quelques années, la pensée d’extrême droite se normalise et s’intellectualise. Le débat rationnel est dévalorisé, la démocratie remise en cause, et les idéologèmes nazis se diffusent. Un état des lieux préoccupant.
Dossier / Ce que l’extrême droite fait au monde
À propos de : Wilhelm Heitmeyer, Manuela Freiheit et Peter Sitzer, Rechte Bedrohungsallianzen, Berlin, Surhkamp
En Allemagne, depuis quelques années, la pensée d’extrême droite se normalise et s’intellectualise. Le débat rationnel est dévalorisé, la démocratie remise en cause, et les idéologèmes nazis se diffusent. Un état des lieux préoccupant.
Depuis 2019, on entend parfois dire que le déclin de l’AfD (l’extrême droite allemande) serait une certitude, que ce parti va faire long feu et n’aura finalement été qu’un épiphénomène, dont la radicalisation serait uniquement due à la « crise migratoire » de 2015. Mais est-ce si sûr ?
La question se pose de façon récurrente, à chaque événement mettant en scène des acteurs de l’extrême droite en Allemagne : dans quelle mesure s’agit-il d’actes isolés ou de maillons d’un système puissant et organisé ? Wilhelm Heitmeyer avait déjà écrit sur le sujet, en développant un modèle de « continuum » sous forme de cercles concentriques qu’il reprend ici.
Ce schéma permet de comprendre comment une escalade est possible entre plusieurs niveaux au sein de la société allemande : le cercle le plus extérieur est formé des clichés et représentations racistes parfois inconscientes de certains membres de la population, et le cercle le plus resserré est constitué des acteurs radicaux de l’extrême droite qui passent à l’acte en tuant (le niveau d’agressivité et le potentiel destructeur est donc croissant selon les cercles). Entre les deux, il existe selon Wilhelm Heitmeyer toute une série de cercles concentriques dont il s’agit de montrer les influences et les alliances permettant le passage à l’acte des agresseurs.
C’est le grand mérite de cet ouvrage : il analyse des processus dynamiques, par vision en coupe de la société allemande. Il souligne que l’éventail des moyens d’action, des phénomènes sociaux à rattacher directement ou indirectement à l’extrême droite est très large. Et il montre comment la pensée d’extrême droite, depuis quelques années, se normalise, s’intellectualise et essaime vers de larges pans de la population, qui ne sont plus isolés, de sorte que les frontières entre l’extrême droite et la droite démocratique conservatrice deviennent poreuses, alors qu’elles ne l’étaient pas il y a encore quelques années.
Plus généralement, les auteurs font le constat que la confiance dans la démocratie comme système d’organisation de la société disparaît peu à peu en Allemagne. La nouveauté tient au fait que, depuis une dizaine d’années, « l’épuisement des énergies utopiques » (diagnostiquée par Habermas dès le milieu des années 1980) ouvre des espaces pour des « énergies politiques régressives ». Elles se caractérisent par des éléments discursifs très variables. Cela passe fréquemment par la narration d’un prétendu « combat pour les libertés » par les « victimes du système ».
Il y a là une sorte de gramscisme de droite (même si les auteurs n’utilisent pas ce terme) : cela revient à disloquer le discours dominant et utiliser des éléments de ce discours comme arme politique, souvent en accusant les autres d’être dogmatiques. On a ainsi vu, lors des manifestations organisées en été contre les mesures sanitaires, par exemple le 1er août à Berlin, que le public était très divers, les anti-vaccins se mélangeant à des représentants de l’extrême droite pourtant bien identifiés comme tels [1].
Les auteurs parcourent tout ce que l’on peut subsumer sous le terme « Rechte », qui signifie l’extrême droite, c’est-à-dire toutes les tendances qui se basent sur cette idéologie de l’inégalité, avec un sentiment de supériorité nationaliste ou völkisch (ce terme ancien, très utilisé sous la République de Weimar, insistant sur l’homogénéité et la « pureté » du peuple allemand, a donné naissance aux théories raciales du Parti nazi), ainsi qu’une référence au social-darwinisme, interprété comme le fait de faire valoir le droit du plus fort, ce qui n’était évidemment pas la théorie de Darwin. Le second élément est l’acceptation de la violence, comme instrument normal et légitime. Les discours rationnels sont dévalorisés, les formes démocratiques de régulation des conflits sociaux et politiques sont refusées, et il y a souvent une tendance au militarisme.
L’extrême droite de 2021 modernise l’héritage national-socialiste. Un groupe qui se réclame ouvertement du nazisme n’aura que peu de résonances dans la société allemande. En revanche, parler d’« ethnopluralisme » change tout. On retrouve la même idéologie raciste, mais avec un nouvel habillage « culturel ». Les acteurs de l’extrême droite ont souvent recours à des dispositifs sémantiques polysémiques, qu’ils utilisent de façon polémique en exploitant leur capacité de migration à travers différents champs discursifs et différentes positions idéologiques, comme les notions de « communauté populaire », de « déclin », la notion d’autorité ou encore l’essentialisation des « peuples ». Ainsi, leur discours charrie, parfois sans que cela saute aux yeux, ce qu’il faut bien appeler des idéologèmes nazis – même si les auteurs de l’ouvrage ne le formulent pas en ces termes.
Ce qui est passionnant et semble novateur, c’est l’analyse qu’ils font du rôle de certains intellectuels, publicistes et journalistes, qui apportent une légitimité à l’extrême droite, tout en n’en faisant pas partie, en tant que « récepteurs de résonance » (Resonanz-Empfänger) de ces discours d’extrême droite dans les universités, les médias ou les entreprises. L’ouvrage foisonne d’exemples concrets.
Le jugement des auteurs envers l’État est extrêmement négatif. Ils évoquent son « aveuglement partiel », son incapacité à tirer des leçons de l’histoire. Mais il y a plus grave encore : c’est la situation au sein de l’armée. Le président du MAD (Bundesamt für den militärischen Abschirmdienst, l’office du contre-espionnage militaire), Christof Gramm, affirme qu’il y a une « nouvelle dimension » dans le problème de l’influence de l’extrême droite au sein de l’armée. Il a été entendu par le Bundestag en juin 2020 et a évoqué le « mur du silence » au sein du groupe KSK (l’unité d’élite dite des « forces spéciales »). La ministre allemande de la Défense a présenté cet été un catalogue de soixante mesures pour réformer ces forces spéciales, en réponse à la proximité de certains de ses membres avec la mouvance d’extrême droite. Récemment, les alertes se sont multipliées.
En mai 2020, une importante cache d’armes et de munitions, contenant aussi plusieurs dizaines de kilos d’explosifs, a été découverte dans le jardin d’un sergent-major sans que l’on puisse établir à quoi étaient destinées ces armes. Le 12 juin 2020, un soldat du groupe KSK avait écrit directement à la ministre de la Défense pour dire que les tendances d’extrême droite étaient tolérées, délibérément étouffées et que les membres du KSK avaient pour instruction de ne signaler aucun incident.
Le plus inquiétant est le rôle de l’Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz), c’est-à-dire les services de renseignements intérieurs. Les auteurs montrent que les idées antidémocratiques ont pénétré jusqu’à cette institution, pourtant chargée de protéger la démocratie allemande. En 2011, l’« affaire de la déchiqueteuse » avait révélé des faits incroyables : suite à la découverte des attentats à la bombe préparés par le NSU (un groupe néo-nazi clandestin), un chef de département de l’Office de protection de la Constitution avait détruit des documents explosifs identifiant des informateurs d’un parti d’extrême droite, la Protection de la patrie de Thuringe (THS, Thüringer Heimatschutz).
Six ans après, c’est son successeur Hans-Georg Maaßen qui est parti en retraite anticipée, en novembre 2018, car il était soupçonné lui aussi de collusion avec l’extrême droite. Le nouveau président de ces services de sécurité intérieure, Thomas Haldenwang, va, il faut l’espérer, s’occuper enfin sérieusement du danger de l’extrême droite.
On peut déplorer que la question des rapports genrés soit très peu abordée dans l’ouvrage. Or c’est une vraie question, quand on étudie l’extrême droite [2]. L’AfD a été fondée en février 2013 dans une petite salle communale de la ville de Oberursel en Hesse par 18 personnes : 18 hommes. Aujourd’hui, 13 % seulement des membres de ce Parti (qui en compte environ 35 000) sont des femmes. Autre « record » : le groupe parlementaire AfD au Bundestag compte 10 femmes pour 82 hommes. Au sein du Bundesvorstand, le conseil d’administration du parti, seulement 2 femmes sur 14 personnes au total.
Même chose pour les électeurs : 16,3 % des hommes contre 9,2 % des femmes ont voté AfD aux dernières élections au Bundestag en 2017, ce qui signifie que deux tiers des électeurs de ce parti sont des hommes. Ceci est vrai aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest.
On peut regretter également que certaines statistiques soient un peu datées. Malgré ces réserves, l’ouvrage est extrêmement riche. Il permet de prendre conscience, avec de nombreux exemples concrets peu connus, que la démocratie peut rapidement perdre pied. L’ouvrage fait également la part à l’émotion, notamment en recopiant sur cinq pages la longue liste des personnes tuées par l’extrême droite, car les statistiques ne reflètent pas immédiatement le fait que des vies humaines ont été détruites.
Enfin, l’ouvrage comporte vingt-deux pages de bibliographie très complète sur la question. On l’aura compris : ce livre écrit avec fureur, mais sans renoncer à la rigueur scientifique, est à la fois très éclairant et très angoissant.
par , le 20 janvier 2021
Élisa Goudin, « Faut-il redouter l’extrême droite allemande ? », La Vie des idées , 20 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Rechte-Bedrohungsallianzen
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[1] En décembre 2020, les ministres de l’Intérieur des différents Länder ont interdit l’utilisation du drapeau de l’Empire de 1871 (noir blanc et rouge) qui avait été instrumentalisé après 1918 (symbole des militaristes, puis utilisé par le NSDAP dès 1923, lors de la tentative de coup d’État de Hitler). Ce drapeau, qui servait à détourner l’interdiction de l’utilisation de symboles nazis comme la croix gammée, avait déjà été interdit dans certains Länder, mais la législation est désormais uniformisée.
[2] Nous renvoyons aux travaux de Valérie Dubslaff de l’université de Rennes 2, qui étudie l’extrême droite allemande (entre autres le NPD) au prisme du genre.