Cet ouvrage a été conçu par un économiste spécialiste des réalités et des politiques environnementales, énergétiques et industrielles des pays que l’on nomme communément « pays émergents », soit les nouvelles grandes puissances économiques du Sud, sur la définition desquels le livre revient plusieurs fois de manière critique. L’ouvrage dont on rendra compte – partiellement – ici est destiné non aux seuls économistes professionnels, mais aussi à ce qu’il est convenu d’appeler un « public cultivé », curieux des grandes tendances de l’économie politique internationale, et en particulier des processus de mondialisation et de globalisation envisagés sous l’angle de leurs nouvelles parties prenantes, les pays émergents des Suds. L’écriture est élégante, dense et travaillée, sans être ésotérique. Le plan est extrêmement clair, classique et équilibré : trois parties de trois chapitres chacune, précédés d’introductions et de conclusions.
Les pays émergents : une catégorie englobante et pertinente
L’auteur prend d’emblée le contre-pied d’une vulgate apparue et diffusée en Occident au tournant du siècle, selon laquelle de grands marchés nationaux auraient brusquement émergé au Sud à la fin du XXe siècle et seraient devenus très vite la cible de multinationales industrielles et financières du Nord avides de débouchés. On se mit alors à considérer que les économies émergentes du Sud allaient bientôt intégrer tout naturellement l’économie mondiale, en tant que potentielles grandes puissances industrielles offrant des opportunités de relocalisation aux firmes du Nord, le tout en suivant mimétiquement le modèle occidental d’organisation et de croissance, censé devoir se généraliser mécaniquement et irréversiblement à l’ensemble de la planète. En opposition à ce diffusionnisme plat, téléologique, occidentalo-centré et en fin de compte erroné, l’auteur énonce trois thèses, dont le développement constituera chacune des trois parties du livre : (1) les émergences, « foisonnantes », puisent à des racines endogènes riches et profondes ; (2) ces économies émergentes, de périphériques qu’elles étaient, se sont très vite insérées au cœur même de la machine productive mondiale ; (3) via cette nouvelles relation industrielle à l’économie mondiale, elles transforment toute la mondialisation économique.
En préalable, l’auteur répond à une objection possible : si, comme il le montre dans la suite de l’ouvrage, chaque pays émergent a sa propre trajectoire d’émergence, peut-on englober l’ensemble des pays concernés dans une même catégorie ? La réponse est positive, pour deux raisons qui peuvent être discutées : (1) les théories du développement (dans leur diversité théorique et idéologique) et les outils d’influence qui les accompagnaient ont été réappropriés par les pays en développement, (2) les pays ultérieurement émergents ont connu sur la longue durée, sous des modalités fort diverses, des évolutions parallèles :
des modernités historiques autonomes [élaborées] par leurs grands penseurs, incarnées dans des modernisations par leurs dirigeants d’alors (que ces modernisations aient été cachées ou contrariées par la colonisation ou pas, elles sont avérées), et aujourd’hui expression de ces pays toujours-déjà modernes par le détour de l’économie mondiale. Après la tentative de mise sous tutelle intellectuelle par le ‘(sous)-développement’ ce sont ces expressions propres qui nous paraissent être la narration commune des pays à économie émergente. (p. 10)
Cette subsumption sous une catégorie englobante s’appuie sur une thèse forte, qui permet de comprendre le titre et la visée déconstructive de l’ouvrage, Des capitalismes non alignés :
Ces modernisations contemporaines plongent leurs racines dans des visions au moins autant nationales qu’empreintes d’un peu d’Occident qu’elles ont inévitablement fréquenté mais qui ne saurait oblitérer un fond ancien. [Ce dernier] n’est certes pas l’introuvable ‘tradition’, elle est aussi en large part un outil anthropologique de domination, mais à l’inverse les émergences n’ont guère à voir avec le capitalisme néolibéral (nous soulignons). Les systèmes économiques des ‘émergents’ sont non ‘alignés’ sur les systèmes capitalistes de l’Occident. (ibid.).
Pour l’auteur, l’émergence, processus commun et spécifique à quelques grands pays du Sud, est donc
la rencontre d’un phénomène de longue portée historique – la transformation continue ou la modernisation de ces sociétés – et d’un processus aujourd’hui aux effets très rapide, mais qui s’est lui aussi progressivement mis en place : la globalisation industrielle, qui s’est traduite par le découpage et la refonte systématique des appareils de production. (…) Cette dialectique ‘modernisation sociétale-globalisation industrielle’ est le terreau commun de l’émergence. En son sein, chaque émergence est spécifique, fruit de la rencontre de modernisations sociales, de traditions industrielles propres, et d’un moment donné (nous soulignons) de la globalisation industrielle. (p. 11)
Originalité et endogénéité de la globalisation industrielle émergente
Par l’expression « globalisation industrielle », l’auteur entend le fait que les fondements productifs du commerce international, tendanciellement mondialisé (i.e. s’étendant à la quasi-totalité des pays de la planète), articulent de plus en plus des activités internes aux firmes, dont les segments de la chaîne de valeur se déploient sur différents territoires nationaux. Encore essentiellement confiné au Nord durant les dernières décennies du XXe siècle, ce processus de globalisation industrielle s’est très vite étendu à certains pays du Sud dès le début du XXIe, moins par le fait des seules dé-/relocalisations partielles des firmes du Nord, que par l’action endogène des multinationales du Sud, qui allaient « emboîter le pas, ouvrir de nouvelles directions et, dans certains secteurs, donner le la. En dix ans, ce sont la Chine, l’Inde, et déjà le Brésil, qui ont suscité la globalisation d’un nombre d’activités beaucoup plus important et ont porté cette globalisation dans la majorité des pays de la planète. Il faut donc chausser de nouvelles lunettes. » (p. 12).
Et l’auteur d’enfoncer le clou de l’originalité, des innovations multiples et de l’endogénéité de la globalisation industrielle émergente :
Il faut (…) accepter que la diversité héritée qui fonde actuellement la réalité des tissus industriels émergents est une des sources de leur dynamisme, voilà le point d’entrée à la compréhension de la globalisation industrielle émergente. Le point moteur, les forces centrales en sont aujourd’hui ces originaux capitalismes non alignés. (p. 12)
Cette émergence produit de l’inédit, un « tout autre monde », dont l’auteur se donne comme but de décrire « le socle : sa relation industrielle », puisque décidément la plupart des experts occidentaux s’efforcent de ramener l’inconnu au connu et le potentiel là-bas à l’advenu ici (ou, inversement, à s’adonner à diverses prophéties sur des bases analytiques fort incertaines). Manifestement, cette émergence n’est donc pas « qu’un sous-développement un peu retapé par les transferts de technologie de base et dopé par les commandes du Nord » (p. 13) ; elle développe en grande partie par elle-même sa technologie grâce, en amont, à ses structures de recherche et développement, et accélère ainsi la mue de l’économie mondiale déjà en cours. Sous la co-impulsion des firmes émergentes, non seulement l’industrie, mais encore les services et la finance de divers endroits de la planète qui ne sont plus « périphériques », se diversifient, se recomposent et sont d’ores et déjà parfaitement articulés entre eux, et ceci « via des mécanismes appelés à devenir centraux », les émergents ne s’étant pas seulement appropriés les mécanismes de l’industrie globale, mais « les refondant ».
Déconstruire les fausses évidences de l’émergence
Bien évidemment, ces affirmations stimulantes, voire d’allure provocatrice, méritent d’être étayées, faute de quoi, elles risqueraient, dans leur geste même de déconstruction des notions à la fois trop englobantes et inadéquate de Sud, de périphérie ou de Tiers monde, de constituer une forme de crypto-néo-tiers-mondisme apologétique de la mondialisation néo-libérale. Or les développements, que l’on ne pourra que survoler ici, courant sur les trois grandes sections de l’ouvrage, apportent de façon convaincante de l’eau empirique et analytique au moulin de l’auteur.
Ce dernier s’emploie d’abord à déconstruire les fausses évidences de l’émergence. Fausses évidences historiques : contrairement à la vulgate reçue, les futures économies émergentes n’ont pas connu, dans la deuxième moitié du XXe siècle, un sous-développement généralisé, mais d’importantes différenciations socio-économiques et spatiales internes ; elles se sont d’abord concentrées sur leur intégration nationale par des politiques de substitution aux importations et cette phase a vu l’intégration de nombreux pauvres ruraux à une classe populaire salariée urbaine, voire à une petite classe moyenne, cependant que ces pays sortaient d’une civilisation agraire quasi hégémonique, et qu’une industrialisation se développait, y compris par la planification, le socialisme ou l’action de régimes militaires autoritaires, accompagnée d’une urbanisation significative et de forts taux de croissance économiques dans les années 1980-90.
Fausses évidences économiques : les futurs émergents n’auraient fait, durant ces années, que fournir une main d’œuvre bon marché (dumping social) à une industrie de biens de consommation exportables vers le Nord et, s’ils possédaient de la technologie dans ce secteur de production, ne jouaient que sur leur compétitivité-coût, « une dé-localisation-repoussoir faisant des cas de transfert d’usine la réalité structurante de l’émergence » (p. 28). La vision sous-jacente de l’avenir de ces pays était celle d’un rattrapage du Nord, à trajectoire identique. À l’aune de cette vision, les futurs émergents étaient perçus comme « tigres délocalisés » destinés à devenir, sous réserve de divers transferts opérés depuis le Nord, de potentiels « dragons rattrapeurs », vers lesquels se dé-localiseraient aussi les activités de recherche et développement issues des savoir-faire venus d’Occident (« mondialisation 2.0 »). L’auteur apporte, à l’aide de nombreux exemples, un démenti convaincant à cette vision caricaturale d’un « monde unidimensionnel pré-pensé comme plat » (p. 31), où le jeu sur la seule variable-coût, impulsé « en dernière instance » depuis le Nord, expliquerait miraculeusement l’émergence.
Il montre également que les ruses de la raison émergente font fi des dichotomies telles que socialisme/ (néo-)libéralisme, qui ne peuvent en rien capturer les spécificités des diverses politiques économiques suivies, ayant préludé à l’émergence. En Chine comme en Inde, dès les années 1990 (première étape), s’ajoutant aux débouchés internationaux en voie de conquête, le marché intérieur offrait des débouchés suffisant – et s’élargissant sans cesse – aux oligopoles étatiques impulsés par l’administration dite socialiste (Chine) ou aux oligopoles privés dont le lobbying s’assurait la protection de l’État libéral (Inde), des protections tarifaires et réglementaires existant dans les deux pays. Durant les années 2000 (deuxième étape),
les industries des deux pays ont su tisser des relations économiques locales denses entre fournisseurs et assembleurs, pour s’insérer dans les chaînes de valeur tout en jouant de la flexibilité : les entreprises les plus exposées au marché mondial faisant absorber ses fluctuations par leur entourage, entraînant en échange des régions entières dans leur sillage. (p. 37).
Enfin, ultime « déconstruction » nécessaire, l’auteur montre que dès les années 2000, la notion de commerce international devint ambiguë : « Une exportation de la Chine vers les États-Unis représente-t-elle un échange entre une entreprise chinoise et une américaine, entre deux américaines, entre deux chinoises, au sein d’une même entreprise (…) ? Personne n’en sait plus rien. » (p. 39).
Historicité et trajectoires de l’émergence
L’émergence a une histoire dont, par-delà la diversité des trajectoires nationales, l’auteur cherche à repérer les régularités. Au-delà des stéréotypes du seul coût faible « cher au délocalisateurs » ou de l’extension d’une classe moyenne homogène devenue grande consommatrice,
c’est la rencontre historique des modernisations industrielles [dans les futurs émergents] et de l’industrie globale qui fonde l’émergence, mais (…) le potentiel économique lié à la diversité interne des émergents, préexistant à l’ouverture économique, a été construit avant que celle-ci soit activée par la globalisation industrielle, et chaque pays émergent possède son modèle d’économie politique bien spécifique, original, créatif et tout à fait fonctionnel, indépendamment des prémices du capital anglo-saxon. (p. 19)
Les pays émergents sont : (a) des pays anciens qui, sur la longue durée, se sont modernisés et ont stabilisé un État national puissant et (b) « dont plusieurs régions ou acteurs économiques ont dépassé un seuil minimum dans le processus d’accumulation industrielle, technologique, sociale, et qui ont en général constitué des filières économiques au-delà d’une certaine taille critique qui assure leur diversité, leur propre reproduction et évolution (…). » (p. 42) Et l’auteur, au nom de ces traits communs, de donner une liste (ouverte) des émergents : Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Mexique, Vietnam, Indonésie, ceci pour le noyau dur de cet ensemble flou dont les marges restent incertaines : les cas de la Turquie, de la Thaïlande, du Nigeria, de la Colombie, du Chili, ainsi que ceux des rares pays pétroliers ou miniers reconvertissant avec succès leur modèle de rente, sont les moins discutables, alors que ceux du Pérou, du Maroc, de l’Égypte, de la Côte d’Ivoire le sont bien davantage...
L’auteur se penche en détail sur les paradoxes des trajectoires chinoise (« jeux de masques », (p. 45-48), avec l’articulation du « privé, du privé flou, du privé non libéralisé » et du secteur d’État, le tout dans un régime de croissance structuré par ce dernier), indienne (caractérisée par une libéralisation sans privatisation – p. 49-51) et brésilienne (où l’innovation est clairement d’origine étatique), trajectoires qu’aucune théorie du développement n’avait pu prévoir. Ces trajectoires invalident les thèses de la croissance mimétique et s’exonèrent des normes du capitalisme anglo-saxon ; leur analyse rend impérative la distinction entre mondialisation, variée (« la rencontre de systèmes d’organisation sociale et d’humains », p. 55) et globalisation industrielle, commune (« le découpage et la mise en commun de tâches productives ») ainsi que financière, quasi commune. Enfin, l’émergence commande aux entreprises, aux États et aux sociétés civiles de tenir étroitement compte de leurs liens réciproques plus complexes et plus contraignants que jamais, au delà des slogans néo-libéraux, longtemps adeptes du retreating state, si peu d’actualité dans les émergents.
Un outillage conceptuel renouvelé
L’émergence, processus inédit, demande d’être analysée à l’aide d’outils conceptuels en partie renouvelés. Recourant d’une part au concept classique de segment (de la chaîne de valeur), l’auteur en propose un autre, celui de « strate », qui répond au fait que
le monde a changé de mondialisation, passant d’un échange de produits, à un échange de composants, et aujourd’hui à un échange de tâches productives, de fonctions saisies dans une production commune entre économies développées et économies émergentes. (…) À présent, une firme multinationale ne maîtrise pas la chaîne complète de conception-fabrication d’un produit, mais accumule des positions commerciales, des techniques, des savoirs-faire qu’elle considère comme clé. (p. 59)
Vu la diversité des combinaisons réalisées par les différentes firmes sur ces deux plans (entités échangées et aspects maîtrisés, au long du processus conception-fabrication-commercialisation) et vu leurs différents niveaux de technicités, de productivité, de modes organisationnel et d’encadrement socio-politique, chaque sous ensemble de firmes proches selon ces différents critères constitue une « strate », les différentes strates pouvant se superposer sur un même territoire et être ou non complémentaires.
On passe ainsi d’une vision en termes de division spatiale (ou horizontale) de la production (au sens large) à une division stratifiée (ou verticale) de cette dernière, l’empilage des strates, dans leurs spécificités et leurs relations, structurant à leur tour les territoires régionaux, nationaux et transnationaux ; ces strates ont elles-mêmes leur temporalité propre de mise en place et d’évolution. Dans cette perspective, l’auteur montre que les divisions spatiales nationales du type « Chine : atelier du monde et Inde : bureau du monde » ne tiennent pas, mais que dans chacun de ces pays émergents les différentes strates se composent et se recomposent, structurant des territoires connectés, ce qui n’empêche bien sûr ni que des segments de la chaîne de valeur prédominent, de manière plus classique, dans certaines régions, ni que les territoires des firmes soient souvent à envisager à l’échelle de la planète toute entière.
Le lecteur tiendra donc en ses mains un ouvrage dense, salutaire, novateur et stimulant, dont on n’a fait ici que mettre en relief les thèses principales et qui comporte de forts riches développements analytiques et empiriques d’économie politique au plein sens du terme.
Joël Ruet, Des capitalismes non alignés ; les pays émergents, ou la nouvelle relation industrielle du monde, Raisons d’Agir, 2016, collection « Cours et travaux ». 218 p., 20 €.