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Recension Société

Que cache le « tourisme sexuel » ?

À propos de : S. Roux, No money, no honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande, La Découverte.


par Michel Bozon , le 29 août 2011


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À rebours d’une vision misérabiliste de la prostitution dans les pays du Sud, le sociologue Sébastien Roux livre les résultats d’une enquête ethnographique menée auprès des prostituées de Bangkok. L’adoption du point de vue indigène lui permet de quitter le registre de l’indignation morale pour comprendre la nature des relations qui se nouent entre elles et les touristes.

Recensé : Sébastien Roux, No money, no honey. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande. La Découverte, 2011, 268 p., 22 €.

Deux ans après avoir été soutenue, la thèse remarquée de Sébastien Roux sur le tourisme sexuel devient un livre, qui sera sans doute un classique de la collection « Genre et sexualités », pour son exigence scientifique comme pour sa qualité littéraire. L’ouvrage associe une description monographique dense à une réflexion politique et théorique originale. Il se compose de deux études empiriques complémentaires : la première partie, « Ethnographie intime », décrit un quartier de prostitution touristique à Bangkok (Patpong) du point de vue des femmes et des hommes qui y travaillent et de ceux qui le fréquentent, tandis que la seconde, « La généalogie d’un interdit », reconstruit l’histoire politique de la mobilisation morale contre le tourisme sexuel. Les deux parties sont reliées par une interrogation sur la politisation et la mondialisation des questions et des relations sexuelles, posée à des échelles diverses, du local au national et à l’international.

Travailler avec les catégories ordinaires, en élaborer de nouvelles

Observer les relations qui se nouent dans un quartier de prostitution implique un travail préalable sur les notions ordinaires de vénalité, de prostitution, de tourisme sexuel. On sait la vigueur des condamnations militantes du « tourisme sexuel », présentant la prostitution en contexte touristique comme une forme extrême d’exploitation moderne, mâtinée d’impérialisme. Quant aux représentations de la prostitution, elles oscillent entre une version abolitionniste, renvoyant toute circulation d’argent dans la sexualité à une domination sans limite, et une version néo-réglementariste, considérant la prostitution comme un travail et les actrices/acteurs comme des travailleur-e-s sexuel-le-s. Désireux de ne pas manquer les expériences subjectives des acteurs et la pluralité des échanges, Sébastien Roux reconnaît qu’il est problématique d’importer les termes de tourisme sexuel et de prostitution dans le champ scientifique mais décide de continuer à les utiliser, parce que les notions font sens pour les acteurs et structurent une part de leurs actions.

Il propose la notion d’« économie intime », qui a pour objectif d’attirer l’attention sur la pluralité des dimensions qui traversent les échanges intimes. Sébastien Roux se situe dans le sillage de Paola Tabet (2005) mais aussi de l’anthropologue Denise Brennan (2004) et de Viviana Zelizer (2007), même si c’est Ara Wilson qui a forgé l’expression, dans un sens différent de celui où il l’emploie (Wilson, 2004). Prolongeant la théorie du continuum de l’échange économico-sexuel, il inclut dans l’économie de la prostitution mais aussi des autres relations non classées comme prostitutionnelles, non seulement la circulation d’argent et celle de biens matériels non monétaires (cadeaux de vêtements, de bijoux ou de téléphone portable, invitations au restaurant ou au cinéma etc.), mais également celle de biens immatériels, valorisés pour eux-mêmes, comme les biens moraux (respect de soi et des autres, honneur, fidélité, sentiment de bien se comporter), affectifs (amour, amitié, jalousie) ou sociaux (accès à d’autres mondes sociaux et culturels, mobilité résidentielle, voire ascension sociale). En somme, la théorie des économies intimes a pour horizon une économie générale des relations, domaine scientifique prometteur mais de gestation difficile.

L’auteur invente une posture pour l’observation de terrain et construit un style analytique original, qui se tiennent à l’écart de la dénonciation abstraite, de la fascination, de la proximité paralysante, mais aussi du goût de désenchanter. Il allie sensibilité au point de vue « émique » (c’est-à-dire indigène) et allers-retours réflexifs. L’analyse ne fait pas disparaître les acteurs, qui deviennent personnages. Cette objectivation de la subjectivité et des comportements, mais aussi des mobilisations morales, s’inscrit dans la lignée des travaux de Didier Fassin et de Pierre Bourdieu.

Nature des relations et réalité pratique des échanges : continuum et discontinuités

L’intérêt d’une approche spatiale centrée sur un quartier est qu’elle permet de penser la diversité des pratiques observables in situ, indépendamment des classements et jugements implicites. Certes, pour les personnes des classes moyennes extérieures au quartier, les danseuses et serveuses de Patpong sont toutes des prostituées. Mais Sébastien Roux décide de privilégier le point de vue émique – celui des femmes de Patpong et des farang (étrangers blancs) qui fréquentent le quartier –, qui classe les rencontres de manière plus subtile.

Les relations qui se nouent dans le quartier sont diverses, comme les lieux où elles prennent naissance. Elles comprennent souvent des rapports sexuels et de l’argent, mais pas toujours et pas seulement. La référence au sentiment amoureux est fréquente. À propos de leurs partenaires, les femmes n’emploient jamais le terme de client, mais selon les cas ceux d’ami (gik) et de petit ami (fen). Que les hommes occidentaux dominent n’implique pas que les femmes locales soient sans ressources et sans stratégie.

L’opposition convenue entre des relations sincères fondées sur l’amour et des relations mues par l’intérêt ne permet guère de comprendre ce qui se joue. Sébastien Roux propose d’interroger la réalité pratique des échanges, et la manière dont les acteurs qualifient les relations en fonction des biens qui y circulent. Le glissement de la rétribution à l’acte au versement de rentes régulières, caractéristique de relations suivies, efface par exemple le stigmate de la prostitution et normalise les relations, dont l’honorabilité est ainsi assurée aux yeux des acteurs. Pour les femmes interrogées, « aimer quelqu’un c’est prendre soin de lui » : amour et intérêt ne s’opposent pas. Une part importante des bénéfices de la prostitution est envoyée au village d’origine, pour rembourser la dette morale des femmes à l’égard de leurs parents et investir dans un après-Bangkok. Une division des rôles s’établit ainsi entre femmes et farang, dans lequel un certain nombre d’hommes acceptent d’entrer. En manifestant de l’empathie pour la vie difficile de leurs « copines » et une générosité qui se traduit par des versements réguliers d’argent à distance, ils se préservent à leurs propres yeux du stigmate de « client ». Une image traditionnelle et inégalitaire du couple se maintient, formé d’une femme qui remplit ses devoirs vis-à-vis de sa famille et d’un homme généreux et protecteur, même si les deux ont conscience de la fragilité de cette image vis-à-vis du monde extérieur.

Pour les femmes de Patpong, la prostitution touristique apparaît ainsi comme une voie d’ascension sociale relativement honorable, leur permettant d’échapper partiellement à leur destin social : elles rêvent du mariage avec un bon farang qui prendrait soin d’elles pour qu’elles prennent soin à leur tour de leurs parents, mais ne recherchent pas la migration comme les femmes d’autres régions touristiques (Caraïbe, Brésil, Afrique sub-saharienne). L’agency relative de cette « aristocratie du métier » que décrit Sébastien Roux gagnerait cependant à être présentée avec la toile de fond de la situation des prostituées spécialisées dans la clientèle thaïlandaise, infiniment plus contrainte.

Mondialisation des questions sexuelles, transformations du politique

La seconde partie du livre analyse les processus de la mobilisation sur les questions sexuelles (notamment le tourisme sexuel et le sida) à l’échelle mondiale et nationale, ainsi que leurs effets à l’échelle locale.

Une observation a été menée dans une ONG locale de soutien aux sex workers, Empower, installée dans Patpong, qui est l’interlocutrice principale des pouvoirs publics dans le nouveau cadre réglementariste de la prostitution en Thaïlande. Sébastien Roux montre que cette association, très dépendante des subventions et demandes internationales et éloignée de la réalité de la majorité des prostituées thaïlandaises, fait fonction d’expert parlant au nom d’une population-cible, mais que cette dernière n’y a pas la parole.

L’histoire de la mobilisation internationale sur le tourisme sexuel dans les années 1980 et 1990 montre comment la critique radicale initiale de la prostitution touristique s’est dépolitisée jusqu’à se réduire à une seule forme : l’indignation morale envers la prostitution infantile, qui conduit au règlement policier et judiciaire de la pédophilie. La mise en avant de cas extrêmes, spectaculaires et très minoritaires, est efficace dans le plaidoyer à court terme mais a pour effet de faire oublier le terrain plus banal du problème et de l’immense majorité des cas. La politique du spectaculaire crée une hiérarchie de l’intolérable et du tolérable, à tel point que « la problématisation du tourisme sexuel a favorisé le développement de quartiers prostitutionnels qui n’ont eu qu’à s’adapter à la marge » (p. 244).

La mondialisation des questions morales et sexuelles contribue à reproduire la hiérarchie entre un espace central civilisé et des espaces périphériques, retardataires, à qui l’on fait la leçon. Dans le même temps, elle produit de l’unité à travers une diffusion de l’idéal de démocratie sexuelle (selon l’expression d’Éric Fassin), qui s’exprime par exemple dans une circulation internationale des identités sexuelles, réorganisant et flexibilisant par hybridation les systèmes locaux de classement. Selon nous, on ne peut néanmoins négliger l’écart considérable qui sépare l’idéal théorique de la démocratie sexuelle et sa pratique, notamment dans les relations intimes entre inégaux (par la classe, la « race » ou l’espace d’origine).

Plus généralement la mondialisation des questions sexuelles s’inscrit dans une dynamique globale de transformation du politique et des formes d’expression politique, dont témoignent l’accroissement de la place du secteur associatif et des lobbies, la mobilité des débats, le rôle privilégié des conférences internationales et l’émergence de nouveaux experts politiques, spécialistes du plaidoyer, construits par et pour la mise en débat. En définitive, ne peut-on pas dire que les mobilisations sur les questions sexuelles et morales ne diffèrent pas tant, y compris dans leurs ambiguïtés, de mobilisations contemporaines qui ont d’autres objets, comme les mobilisations pour l’environnement, les engagements humanitaires ou les négociations sur le climat ? L’analyse magistrale de Sébastien Roux sur l’économie des relations intimes et sur la lutte contre le tourisme sexuel conduit ainsi à une réflexion stimulante sur les nouvelles formes du politique.

par Michel Bozon, le 29 août 2011

Aller plus loin

Références

 Denise Brennan, What’s Love Got to Do with it ? Transnational Desires and Sex Tourism in the Dominican Republic, Duke University Press, Durham, 2004.

 Paola Tabet, La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2005.

 Ara Wilson, The Intimate Economies of Bangkok, Tomboys, Tycoons and Avon ladies in the Global city, University of California Press, Berkeley, 2004.

 Viviana Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2007.

 Sur la Vie des Idées, voir « Parole à la prostitution »

Pour citer cet article :

Michel Bozon, « Que cache le « tourisme sexuel » ? », La Vie des idées , 29 août 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Que-cache-le-tourisme-sexuel

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