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Recension Philosophie

Quand la vie vaut d’être vécue

À propos de : Susan Wolf, Le sens dans la vie, Éliott Éditions


par Christine Tappolet , le 1er janvier


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Quel sens peut-on attribuer à une vie ? Et quelle valeur peut prendre ce sens ? Selon S. Wolf, la condition est que ce sens soit senti.

Ce court livre, traduit de l’anglais et dont la partie principale est issue de deux conférences prononcées à l’Université de Princeton en 2007, est consacré à une question aujourd’hui largement négligée par les philosophes, soit, celle du sens qu’il peut y avoir dans nos vies. Susan Wolf, philosophe américaine à qui nous devons des contributions importantes en philosophie de l’action et en éthique, y défend deux thèses principales. La première concerne la nature du sens que l’on peut trouver dans une vie, tandis que la seconde porte sur le type de valeur que constitue le sens, par comparaison à l’intérêt personnel et la moralité.

Sentiment d’accomplissement et valeur objective

Qu’y a-t-il de commun entre le cas d’une personne qui consacre sa vie à un poisson rouge et celle de l’artiste qui dédie sa vie à son art, mais qui n’en retire aucune satisfaction ? Selon Wolf, aucune de ces deux vies n’est pourvue de sens. Si la première vie nous semble manquer de sens, c’est parce que l’activité de celui qui agit par amour pour un poisson rouge semble dépourvue de valeur, le poisson rouge ne nous semblant pas réellement digne d’amour. Ou du moins, la valeur impliquée serait trop faible pour donner un sens à une vie. Ainsi, cette vie n’aurait pas plus de sens que celle de Sisyphe, condamné à péniblement pousser encore et encore un énorme rocher au sommet d’une montagne, sommet duquel le rocher retombe à chaque fois. En effet, cette activité semble éminemment dépourvue de valeur. De manière sans doute plus surprenante, la vie de l’artiste frustré n’aurait, de l’avis de Wolf, pas plus de sens que celle de Sisyphe ou de celui qui consacre sa vie à un poisson rouge. Même si objectivement, l’activité de l’artiste frustré a de la valeur, ce dernier n’est pas en mesure de ressentir un état affectif positif à l’égard de son activité. Or, Wolf soutient que « (…) la vie d’une personne ne peut avoir de sens que si elle se soucie assez profondément de certaines choses qui la fascinent, la passionnent, l’intéressent, mobilisent son action. » (p. 30)

Selon la conception de Wolf, le sens qu’il peut y avoir dans une vie requiert à la fois un élément subjectif, constitué par ce que Wolf nomme un « sentiment d’accomplissement » (feeling of fulfillment), comme la passion pour une activité, et un élément objectif, la vie en question devant être liée à quelque chose ayant une valeur objective. On pourrait conclure que le sens de la vie dépend de la conjonction des deux conditions suivantes : a) cette vie procure un sentiment d’accomplissement et b) elle contribue d’une manière ou d’une autre à quelque chose ayant de la valeur objective. Toutefois, Wolf soutient que l’élément subjectif et l’élément objectif ne sont pas indépendants. Ils doivent concorder, le sentiment positif devant répondre à la valeur de son objet. Celui qui ressent un sentiment positif envers une activité qui s’avère à son insu avoir de la valeur objective, comme dans le cas du fumeur de marijuana dont la fumée soulage, sans qu’il ne s’en rende compte, la douleur d’un malade du sida, ne semble pas avoir plus de sens que celle d’un fumeur de marijuana dont l’activité n’a pas d’effets positifs. Dans les termes de Wolf, « (c)e qui confère sa valeur, c’est que la vie d’une personne est activement (et par amour) engagée dans des projets qui donnent naissance à ce sentiment, lorsque ces projets ont une valeur objective. » (p. 50) Plus précisément, on peut formuler la conception de Wolf de la manière suivante : une vie sera dotée de sens dans la mesure où a) elle implique des activités qui suscitent un sentiment d’accomplissement, b) ces activités ont, ou contribuent à quelque chose ayant, une valeur objective, et c) le sentiment d’accomplissement répond à la valeur objective en question. Comme le sentiment d’accomplissement à l’égard d’une activité ayant une valeur objective peut être dit approprié, Wolf va parler d’une conception de « l’accomplissement approprié. »

En défense de son approche, Wolf souligne qu’elle permet de rendre compte de deux intuitions largement partagées. Selon la première intuition, ce qui compte pour qu’une vie ait du sens, c’est simplement qu’il faut s’engager dans une activité que l’on aime. L’essentiel serait de trouver ce qui nous passionne. La seconde intuition affirme qu’une vie ayant du sens doit viser quelque chose de plus grand que soi, qui nous dépasse. Il y a différentes façons de comprendre cette idée, mais Wolf propose de l’interpréter comme signifiant que la valeur en question doit être objective.

Aux questions de savoir ce qu’est une valeur objective et comment on pourrait en avoir connaissance, Wolf répond qu’elle n’offre ni une théorie de la valeur objective, ni une procédure infaillible pour déterminer quelles choses ont cette sorte de valeur. Elle considère en effet que la question de la nature de la valeur objective est un problème philosophique non résolu. Ce qui compte, pour Wolf, c’est que la valeur objective est « indépendante de soi et a sa source hors de soi. » (p. 41) Ainsi, la source de la valeur ne se situe pas en nous, comme ce serait le cas d’une activité ayant de la valeur simplement du fait qu’elle nous procure du plaisir ou qu’elle est nous avantage. Une activité ayant de la valeur objective doit pouvoir être considérée comme bonne à partir d’un point de vue impartial. C’est ce qui explique pourquoi Wolf soutient que pour tenter de déterminer si une activité a de la valeur objective, il faut tenir compte non seulement de nos propres expériences, intuitions et réflexions, mais aussi de celles des autres. C’est en tentant de justifier nos jugements évaluatifs, en étant exposés à d’autres points de vue et à différents modes de vie que nous pouvons espérer avoir une meilleure idée de ce qui a de la valeur objective.

Sens, bonheur et moralité

Sur la base de cette conception du sens qu’on peut trouver dans nos vies, Wolf soutient que la valeur que constitue le sens dans une vie est distincte à la fois de celle que nous attribuons, dans une perspective égoïste, au bonheur et de celle que nous attribuons à la moralité. Ainsi, une personne qui a une vie pourvue de sens ne sera pas nécessairement heureuse. En effet, s’engager envers une cause, par exemple, peut nous procurer plus de peines que de joies. De la même manière, ce qui confère du sens à une vie ne coïncidera pas nécessairement avec ce que la moralité exige. Wolf donne comme exemple le cas d’une mère qui doit mentir par amour pour sa fille, dont la vie est en danger.
Selon Wolf, reconnaître que le sens constitue une valeur distincte a des implications à la fois en ce qui concerne les notions d’intérêt personnel et de moralité. Elle soutient que du moment que l’on admet que le sens est un ingrédient d’une vie bonne, il faut reconnaître que l’intérêt personnel ne peut se réduire au bonheur. Ce qui est bon pour nous ne se réduirait donc pas à ce qui contribue à notre bonheur. Ce qui faut comprendre ici, c’est que le terme « bonheur » renvoie à ce qu’on appelle parfois le « bonheur psychologique », soit à ce qui est constitué par une balance positive d’états psychologiques. Dit autrement, une fois qu’on admet qu’une vie qui a du sens fait partie des choses qui sont bonnes pour nous, on doit rejeter les conceptions de l’intérêt personnel qui le réduisent au bonheur psychologique. Une implication intéressante de cette thèse est que celui qui agit par intérêt personnel n’agira pas nécessairement de manière égoïste au sens étroit du terme. En effet, si ce qui donne un sens à la vie d’une personne est de consacrer sa vie à des enfants handicapés, ce sera dans l’intérêt de cette personne d’agir pour le bien de ces enfants, même si son bonheur psychologique s’en trouve réduit, le sentiment d’accomplissement ne compensant pas ses états affectifs négatifs.

Le point le plus controversé, sans doute, a trait aux implications concernant la moralité. S’inspirant de Bernard Williams, Wolf soutient qu’une fois qu’on a reconnu l’importance que le sens a pour nous, il faut admettre que les raisons morales ne peuvent pas toujours l’emporter sur les raisons liées au sens. La raison à cela provient du lien entre le sens et le fait d’avoir une raison de vivre. Dans les mots de Wolf : « (c)e qui donne sens à notre vie nous donne des raisons de vivre. » (p. 84). Ainsi, dans les cas où la moralité nous demande de sacrifier ce qui donne du sens à notre vie, il serait légitime de refuser un tel sacrifice. En effet, cela la priverait de tout intérêt pour le monde et donc de toute raison de vouloir être moral.

Le sens au-delà du sentiment

Que penser de la conception de l’accomplissement approprié ? Le volume comprend quatre commentaires détaillés ainsi qu’une réponse de Wolf, tous traduit eux aussi de l’anglais. Dans leurs commentaires, le philosophe et poète John Koethe et le philosophe Robert M. Adams sont dans l’ensemble favorables à la conception défendue par Wolf, alors que la philosophe Nomi Arpaly et le psychologue Jonathan Haidt s’y opposent. Ces derniers critiquent l’idée selon laquelle une vie n’a de sens qu’à condition de contenir des activités ayant une valeur objective. Dans ce qui suit, j’aimerais plutôt soulever une difficulté concernant la condition subjective. Comme le soutient Adams dans son commentaire, la vie d’une personne semble pouvoir avoir un sens même si, ultimement, elle aboutit à un échec qui, loin de susciter un sentiment d’accomplissement, débouche sur de la tristesse. Il cite le cas de Claus von Stauffenberg, dont le projet de sauver l’Allemagne du nazisme se termine par la tentative d’assassinat ratée d’Adolf Hitler. L’échec du projet ne semble pas ôter de sens à sa vie, pas plus que ne le devrait l’absence de sentiment d’accomplissement. Ainsi, le sentiment d’accomplissement ne semble pas nécessaire pour qu’une vie soit pourvue de sens. Adams affirme toutefois qu’une autre sorte d’élément subjectif est nécessaire : « Sur le plan subjectif, la seule condition du sens est l’amour et le fait d’agir de manière cohérente pour des raisons liées à l’amour. » (p. 104)

À vrai dire, la difficulté entourant la condition subjective est sans doute plus profonde. En effet, il semble difficilement cohérent, dans la perspective de Wolf, de soutenir que le sentiment d’accomplissement soit nécessaire pour qu’une vie soit pourvue de sens. La raison à cela est que Wolf admet que l’on peut se tromper quant à la valeur objective de notre vie. Ainsi, elle affirme que si Sisyphe en venait à éprouver un sentiment d’accomplissement à l’égard de sa tâche, on devrait dire qu’il se trompe. De manière symétrique, un artiste se trompe s’il ne ressent pas de sentiment d’accomplissement à l’égard de son activité artistique pourtant objectivement bonne. À partir de là, on peut se demander si le caractère objectivement bon d’une vie n’est pas à même de lui conférer un sens indépendamment de tout sentiment d’accomplissement.

Comme le dit Wolf elle-même, on peut être incapable de reconnaître la valeur d’une activité qui pourtant confère du sens à notre vie. Le cas de figure qu’elle a en tête est celui d’une personne qui juge à tort que l’activité n’a pas de valeur. Ce que j’aimerais ajouter, c’est qu’on peut aussi être incapable non pas seulement de juger, mais aussi de ressentir que notre vie a du sens alors que manifestement elle en a. Wolf donne l’exemple de Tolstoï, qui aurait pendant un temps été incapable de voir la valeur de son activité littéraire. Elle nous dit qu’il « était incapable de réaliser qu’il avait accompli bon nombre de choses qui donnaient sens à sa vie. » (p. 71). Ce que je suggère, c’est que la vie de Tolstoï avait du sens même si lui-même n’était malheureusement pas en mesure de le ressentir. Une vie ayant du sens serait une vie digne de susciter un tel sentiment, sans pour autant nécessairement le susciter.

Une conception objectiviste au sujet du sens dans nos vies n’est pas sans difficulté, bien sûr, mais du moment que l’on admet l’existence de valeurs objectives, il semble difficile de s’y opposer. Quoi qu’il en soit, le mérite des propos de Susan Wolf est de nous faire réfléchir aux bonnes questions au sujet d’un thème aussi négligé qu’important. Écrit dans un style éminemment clair et accessible, cet excellent ouvrage mérite d’être lu par toute personne qui se soucie de bien vivre, mais aussi de bien philosopher.

Susan Wolf, Le sens dans la vie, traduit par Stéphane Dunand, Éliott Éditions, Paris, 2023, 176 p., 17 €.

par Christine Tappolet, le 1er janvier

Pour citer cet article :

Christine Tappolet, « Quand la vie vaut d’être vécue », La Vie des idées , 1er janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-la-vie-vaut-d-etre-vecue

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