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« L’homme astrologique », Très Riches Heures du duc Jean de Berry, ms 65 fol. 14v, vers 1416, tempera sur vélin, musée Condé, Chantilly

Recension Histoire

Quand l’image ne servait pas à représenter

À propos de : Jean-Claude Schmitt, Les Images médiévales. La figure et le corps, Gallimard


par Fabien Lacouture , le 23 janvier


Dans un essai à la forme composite, Jean-Claude Schmitt poursuit son étude des images médiévales, une étude aussi sémantique et historique que plastique sur la manière dont l’Occident médiéval pense l’image et parfois pense par l’image.

L’image, médiévale mais pas uniquement, constitue l’un des axes majeurs du travail de Jean-Claude Schmitt. En 1996, il publiait dans les Annales un article majeur : « La culture de l’imago » [1]. L’imago « renvoie en effet à trois ensembles de notions » : premièrement l’image de Dieu en Jésus-Christ, soulignant l’importance fondamentale de l’Incarnation pour la chrétienté ; deuxièmement « toutes les productions symboliques des hommes », à savoir les images issues du langage (ekphrasis, métaphores) et les images matérielles ; troisièmement, les images mentales, productions de l’imaginaire, du rêve et de la mémoire. Elle est donc plus que l’image et l’Occident médiéval baigne dans une culture et une pensée de l’imago que Jean-Claude Schmitt a étudié dans de nombreux travaux, comme Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge en 2002 [2].

L’image est donc tout autant centrale dans la pensée de l’Occident médiéval qu’elle l’est dans la pensée de Jean-Claude Schmitt et les formes de ses ouvrages tendent à le démontrer. Le corps des images cité précédemment et Les Images médiévales. La figure et le corps, qui nous occupe aujourd’hui, sont construits de manière similaire, par la réunion de plusieurs articles, allant de 2006 à 2023 pour le présent ouvrage. Si la forme peut étonner, si elle peut parfois rendre la lecture plus complexe par l’alternance entre « chapitres » (les guillemets sont les nôtres) méthodologiques et conceptuels (1 ; 2 ; 4 ; 6) et d’autre dédiés à des études de cas (3 ; 5 ; 7 ; 8 ; 9), elle prouve, par la récurrence de certains sujets, à quel point, tout au long de ces années, l’auteur a gardé un cap homogène. Plus qu’un recueil d’articles, il s’agit donc bien d’un livre en soi qui porte une véritable cohérence.

Des images chrétiennes

L’ouvrage a pour sujet sur les images médiévales, le plus souvent produites dans un contexte religieux chrétien. L’auteur justifie de s’y concentrer essentiellement par la présence centrale, quoique problématique à plusieurs reprises dans l’histoire, de l’image pour cette religion. Cette centralité est expliquée dans un premier chapitre, « Le paradoxe d’un monothéisme iconophile » (p. 25-64). Le christianisme diffère des deux autres monothéismes par une présence de l’image justifiée par la doctrine de l’Incarnation. C’est en raison de la double nature à la fois divine et humaine de Jésus que les chrétiens se sentent autorisés à le représenter sous des traits humains, autorisation qui s’étend même à la représentation du Père, dans un retournement tout à fait bien vu par Jean-Claude Schmitt : si le Fils est à l’image du Père, dans les représentations le Père vient à être représenté à l’image de son Fils.

Si Jean-Claude Schmitt justifie parfaitement de se concentrer sur les images produites par l’Occident chrétien médiéval, il justifie également, et avec beaucoup de pédagogie, les trois autres mots – image, figure et corps – qui forment le titre de son ouvrage.

Le seul fait de décrire les images nous confronte tout de suite à un grave problème de terminologie. Qu’en est-il des mots de Moyen Âge et qu’en est-il des nôtres ? (p. 159)

Qu’est-ce qu’une image pour le Moyen Âge occidental ? Jean-Claude Schmitt y répond de manière simple : « Tout objet visant un effet visuel » (p. 17). Une telle définition de l’image doit beaucoup à l’historien de l’art Hans Belting et à son ouvrage Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art [3]. L’image comme imago est une notion plus pertinente que celle d’art qui engendre une hiérarchie.

L’une des grandes qualités de Jean-Claude Schmitt est sa constante recherche de clarté et de pédagogie à travers la définition des concepts au cœur de ses recherches. Nous l’avons vu pour le concept d’image/imago (comme l’auteur nous utiliserons à partir de maintenant le mot « image »), c’est le cas aussi pour ceux de « figure » et de « corps ». Par l’introduction dès son titre de ces deux concepts, Jean-Claude Schmitt pose la nécessité de comprendre que le sens d’une image, essentiellement religieux pour l’Occident chrétien médiéval, doit se comprendre et s’analyser au croisement d’une signification qui est la « figure » et d’un contenu qui est le « corps ».

Une culture de l’analogie

Le concept de figure – ou figura en latin – doit se comprendre au sein de la culture médiévale. Selon Jean-Claude Schmitt, qui reprend la pensée d’Eric Auerbach, la culture médiévale a rompu avec la mimesis antique [4]. Elle ne se conçoit pas comme une imitation de la réalité, mais comme une « interprétation figurative » de celle-ci (p. 75) au sein d’une culture de l’analogie. Si une figure représente une personne, un objet ou un lieu, son rapport au référent n’est pas direct mais indiciel. Ces objets ne sont pas réductibles à eux même mais rappellent un sens plus ancien, caché, qu’ils dévoilent.

Prenant en exemple la doctrine de la typologie biblique, Jean-Claude Schmitt parle ainsi, d’un « réseau infini d’analogies tissés entre les "figures" ou "types" passés (Adam et Ève, David) et leurs correspondants ou "antitypes" du Nouveau Testament et de l’histoire de l’Église » (p. 20-21). Ce réseau d’analogies peut tout aussi bien être tissé en dehors de la binarité Ancien Testament/Nouveau Testament, entre des figures païennes et des figures chrétiennes comme dans les Bibles dites moralisées, entre le microcosme et le macrocosme, entre les vices et les vertus, comme dans les marges inférieures du célèbre Bréviaire de Belleville dont l’auteur déploie l’analyse au quatrième chapitre, précisément intitulé « Les figures analogiques ».

Bréviaire de Belleville, ms Latin 10483, fol. 6r (novembre), XIVe siècle, Bibliothèque Nationale de France, Paris

Dans l’Occident médiéval, l’image ne vise pas à la reproduction de la réalité et même les portraits ne cherchent pas nécessairement la ressemblance avec le modèle.

L’image médiévale n’est donc pas une imitation objectiviste. Mais elle n’est pas non plus qu’une représentation :

elle est aussi et d’abord un objet matériel : sa matérialité tient à son support, aux matériaux, aux pigments minéraux et végétaux ou aux feuilles d’or qui couvrent certaines parties de la surface du tableau ou de la miniature (p. 22).

Sur un plan méthodologique, plusieurs points saillants peuvent être mis en exergue. Le premier est cette dimension matérielle centrale, au point de prendre place dans le titre même du livre. Nous avons vu ce qu’il en était de la figure, place maintenant au corps. Le monothéisme chrétien se distingue notamment parce que l’image prend corps, via l’Incarnation dans Jésus-Christ mais par la suite dans des objets dont il faut étudier la présence au monde. L’auteur emprunte le chemin ouvert lors de l’émergence du fameux material turn au milieu des années 1980.

Jean-Claude Schmitt est historien et non historien de l’art, cela n’empêche pas son livre d’être d’une actualité brulante pour cette dernière discipline puisqu’en juin dernier (2024), le Comité International d’Histoire de l’Art a organisé son congrès autour des notions de « matière » et « matérialité », notions « inhérentes à la conception, à la production, à l’interprétation et à la conservation des artefacts de toutes les cultures et à toutes les époques ». La matérialité, pensée comme l’effet produit par les propriétés de la matière, est envisagée par Jean-Claude Schmitt dans le rapport entre signifié et signifiant, en lien avec les pratiques dévotionnelles et liturgiques et plus largement « en tant que donnée centrale et paradoxale de la culture chrétienne » (p. 175). Par leur matérialité les images gagnent une forme de liberté par rapport aux textes et ne peuvent plus être pensées uniquement ni comme des représentations, encore moins comme des illustrations. S’il en fallait un autre, voici un nouveau clou apporté au cercueil de la « Bible des illettrées ».

De cette matérialité des images émane également un effet, une puissance d’agir, une agentivité présente dans la définition même de l’image pour Jean-Claude Schmitt (« Tout objet visant un effet visuel », p. 17). Il s’inscrit en cela dans la lignée à nouveau d’Auerbach mais également d’Alfred Gell, l’anthropologue britannique auteur de l’essai fondateur Art and Agency (L’art et ses agents, 1998) [5]. Une œuvre d’art, et pour Jean-Claude Schmitt peut-être encore plus une œuvre d’art médiévale, agit sur ses spectateurs et utilisateurs.

Au fil de l’histoire

L’image ne traduit pas seulement la croyance, elle contribue à la façonner, surtout quand celle-ci n’est pas fixée par une doctrine, mais (…) ne cesse de se chercher tout en se développant. (p. 227)

Cette citation permet de faire le lien entre l’effet d’une image et son rôle dans la construction d’une croyance au fil du temps. Car là réside le dernier point notable de l’ouvrage. Les croyances et les images sont des objets historiques, elles se transforment au fil du temps. Et si l’idée qui vient immédiatement à l’esprit serait de voir les images changer au fil des croyances, l’inverse est tout aussi vrai quoique moins intuitif pour des non historiens de l’art. Cela, Jean-Claude Schmitt le démontre magnifiquement dans le huitième chapitre qui est sans doute le morceau de bravoure de l’ouvrage : « L’exception corporelle de Marie » (p. 226-270). Faisant sien le concept de « pensée figurative » de Pierre Francastel [6], il analyse sur un temps long – dépassant parfois les bornes du Moyen Âge – l’apparition puis la prospérité de l’image de l’Assomption corporelle de Marie et l’abandon progressif de l’iconographie de byzantine de la Dormition, terme utilisé pour désigner la mort sans violence des saints et en particulier de la Vierge Marie.

Anonyme, Dormition (volet gauche d’un diptyque), XIVe siècle, ivoire avec montants en métal, 9.1 x 6.3 x 0.6 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

Là où la problématique est à nouveau celle du corps – l’exception corporelle de Marie – Jean-Claude Schmitt montre comment ce sont les images et non les théologiens qui ont façonné cette croyance dans l’élévation corps et âme de la Vierge. L’exception corporelle de Marie se retrouve par ailleurs dans un dernier chapitre plus anthropologique qu’historique ou l’auteur étudie la cérémonie du Círio de Nazaré au Brésil à laquelle il a assisté en 2013.

Les Images médiévales. La figure et le corps est donc un ouvrage d’une grande richesse et d’une profonde densité, dont la construction par réunion d’articles peut parfois rendre la lecture un peu difficile. S’il est parfaitement cohérent avec cet axe de recherche sur les images médiévales, à la lisière entre l’histoire et l’histoire de l’art telle qu’elle est faite aujourd’hui, l’ouvrage en dit peut-être autant sur son auteur que sur son sujet. La construction volontairement morcelée de l’ouvrage et l’organisation non chronologique des articles qui forment les chapitres peuvent parfois rebuter le lecteur par des transitions abruptes ou quelques répétitions, mais elles offrent néanmoins un accès privilégié et rare aux coulisses d’une pensée, au laboratoire intime de l’historien.

Jean-Claude Schmitt, Les Images médiévales. La figure et le corps, Paris, Gallimard, 2023, 368 p., 29, 50 €.

par Fabien Lacouture, le 23 janvier

Pour citer cet article :

Fabien Lacouture, « Quand l’image ne servait pas à représenter », La Vie des idées , 23 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-l-image-ne-servait-pas-a-representer

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Notes

[1Jean-Claude Schmitt, «  La culture de l’imago  », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1, 1996. p. 3-36.

[2Jean-Claude Schmitt, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard, Collection «  Le temps des images  », 2002, 410 p. Citons également cet essai intitulé Penser par figure où Jean-Claude Schmitt analyse les diagrammes médiévaux comme de véritables images. Voir Jean-Claude Schmitt, Penser par figure. Du compas divin aux diagrammes magiques, Paris, Arkhê, 2019.

[3Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Les éditions du Cerf, 2007.

[4Eric Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1992.

[5Alfred Gell, L’art et ses agents : une théorie anthropologique, Dijon, Les Presses du réel, 1998.

[6Pierre Francastel, La figure et le lieu. L’ordre visuel du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1967.

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