Né en 1968, marqué par la pensée de Michel Foucault, Philippe Artières a travaillé sur la déviance, le monde carcéral, les espaces urbains, l’infra-ordinaire. Il a étudié aussi bien le parcours de Thérèse de Lisieux que les récits de vie d’un morphinomane ou d’un hermaphrodite.
Sous l’influence de Philippe Lejeune, il s’est d’abord penché sur les autobiographies de criminels recueillies à la prison de Lyon à la fin du XIXe siècle. Il s’est ensuite intéressé à la matérialité de l’écrit – tatouages, graffiti, néons, banderoles –, contribuant à une histoire sociale de l’écrit et à une anthropologie de l’éphémère. Ces écritures, parfois scrutées, parfois réprimées, sont autant de traces qu’il revient à l’historien, à son tour, d’examiner.
En donnant réalité à ses « rêves d’histoire », Philippe Artières a développé une œuvre originale, sans jamais se départir d’un goût pour l’expérimentation, fondement d’un « gai savoir ». Chercheur au CNRS, ancien président du Centre Michel-Foucault de 1995 à 2013, il a cofondé l’Association pour l’autobiographie ainsi que l’association Sida-mémoires.
Il a notamment publié :
Le Livre des vies coupables. Autobiographies de criminels, 1896-1909 (Albin Michel, 2000)
Vidal, le tueur de femmes. Essai de biographie sociale, avec Dominique Kalifa (Perrin, 2001)
Rêves d’histoire. Pour une histoire de l’ordinaire (Les Prairies ordinaires, 2006)
Les Enseignes lumineuses. Des écritures urbaines au XXe siècle (Bayard, 2010)
Mémoires du sida. Le récit des personnes atteintes. France, 1981-2012, avec Janine Pierret (Bayard, 2012)
La Banderole. Histoire d’un objet politique (Autrement, 2013)
La Police de l’écriture. L’invention de la délinquance graphique (La Découverte, 2013)
Vie et mort de Paul Gény (Seuil, 2013)
Reconstitution. Jeux d’histoire (Manuela éditions, 2013)
La révolte de la prison de Nancy, 15 janvier 1972 (Le Point du Jour, 2013)
Le blog Scriptopolis : http://www.scriptopolis.fr/
Réalisation : Ariel Suhamy.
Transcription de l’entretien
La Vie des Idées : Lors de vos interventions, vous rappelez le choc qu’a constitué pour vous la rencontre avec des malades du sida, dans les années 1980-1990. Comment cette rencontre a-t-elle marqué votre expérience de chercheur ?
Philippe Artières : J’ai commencé l’histoire après avoir fait des études de philosophie. C’était un monde qui m’était complètement inconnu. Puisque je devais faire mon service militaire, j’ai fait une objection de conscience au conseil national du sida, organisme créé par François Mitterrand à la suite du rapport Got, en 1989.
C’est probablement le seul moment de ma vie où j’ai eu le sentiment d’être contemporain d’un événement historique. Cela a été un événement essentiel, puisque j’entrais dans la recherche, je préparais alors un diplôme d’études approfondies. En même temps, j’étais rapporteur de cette instance, qui était au cœur du présent. Mon quotidien consistait à suivre le fameux « bulletin épidémiologique hebdomadaire » retraçant l’actualité d’une pandémie qui, au début des années 1990, s’étendait non seulement en France, mais à l’étranger, produisant énormément de discours et de questions, tout en étant dans une situation de totale impuissance. Ce savoir était important et entraînait une mobilisation importante, mais, en même temps, c’était un savoir impuissant.
Cette expérience, celle des corps de jeunes gens extrêmement fragiles, renvoyait à une image historique très marquante pour notre génération : celle des victimes de la Shoah. Bien sûr, le contexte n’était pas du tout le même, il ne s’agissait absolument pas d’un génocide ni d’un crime contre l’humanité, mais d’une maladie. Ceci est très important, car l’image que j’avais du corps était celle du corps combattant. C’était le corps de Mai 68, le bras qui lance le pavé. Là, le corps contemporain était le corps décharné des malades.
La Vie des Idées : Vous avez travaillé sur le tatouage, objet peu étudié par les historiens. Ce qui est fascinant, dans le tatouage, c’est qu’il est un medium par lequel un individu écrit sur lui-même pour transmettre un message. Pouvez-vous nous parler du tatouage comme objet d’histoire et du corps comme support d’écriture ?
Philippe Artières : Le tatouage, en fait, n’est inventé en France qu’au milieu du XIXe siècle. Il existait peut-être avant, mais personne ne le regardait. Ce qui m’a intéressé à son propos, c’est la manière dont les médecins se sont mis à regarder cet objet et à le constituer comme objet du savoir. Ils l’ont regardé d’un point de vue dermatologique et, progressivement, d’un point de vue anthropologique. Ils ont alors commencé à faire du comparatisme, parce que c’était souvent des médecins qui exerçaient dans les colonies ou bien des médecins maritimes.
C’est le cas d’Alexandre Lacassagne (1843-1924), un anthropologue criminel qui a commencé sa carrière en Algérie. Ce qui est intéressant, c’est qu’on se représentait le tatouage comme un stigmate et qu’on s’est rendu compte qu’il s’agissait de l’autobiographie du pauvre. C’est une manière d’inscrire sur soi les étapes de sa vie.
La Vie des Idées : Pourriez-vous nous donner des exemples, qui montrent que tel délinquant, tel marin ou tel ouvrier se raconte par son corps ?
Philippe Artières : D’abord, on a capté ces tatouages dans des lieux que j’appelle des « pièges à écrits » (la prison, la caserne) où un médecin peut, à un moment donné, observer le corps d’un sujet. Que voit-on sur ces tatouages, sur le corps de gens souvent polytatoués ? On voit que ces tatouages ne sont pas stigmatisants, mais plutôt intégrants. On y voit l’entrée à l’atelier, la première fille aimée, le numéro de tirage au sort à la conscription, le bateau sur lequel on a navigué ou bien le camarade de cellule. Puis on y voit le nom d’une autre fille, un lien avec l’histoire politique de son pays et tout un récit qui enchevêtre une histoire individuelle avec une histoire collective.
La Vie des Idées : Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec ces déviants, ces « hommes infâmes » [1], par-delà les siècles, par-delà la mort ? Avez-vous ressenti à leur égard une sorte d’empathie ?
Philippe Artières : Le travail sur ces écrits, notamment les tatouages, m’a amené à travailler sur les marges de la société, sur des gens qui étaient passés par des institutions répressives. Encore une fois, ces institutions ont un véritable pouvoir graphomaniaque. Elles permettent à l’historien (au moins pour le XVIIIe siècle) d’avoir accès aux archives judiciaires, d’écrire une histoire sociale. Pour le XIXe siècle, elles permettent, je crois, d’écrire une histoire de l’écriture, une histoire transversale qui corrobore et valide cette thèse : la maîtrise de l’écrit ne date pas de la fin du XIXe siècle [2]. Dès le milieu du siècle, il y a une véritable appropriation de l’écrit.
Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que des modèles et des usages sont peu à peu intégrés et transformés par ce qu’on appelait autrefois les « classes populaires ». Ces classes populaires se retrouvent effectivement dans les prisons, dans les hôpitaux psychiatriques, etc. Mon travail n’a pas porté sur ces populations, comme c’est le cas pour certains de mes collègues historiens du crime ou historiens des marges. Il a porté sur les traces de ces individus.
Pour moi, la notion d’« infâme » est très liée à ce qu’en dit Michel Foucault, à savoir que ce sont de pures existences graphiques. Il ne reste d’eux que quelques signes et quelques pages. C’est bien de cela dont il est question dans mon travail. C’est d’ailleurs ce qui fait que l’écriture sort de ces lieux, notamment à travers les mouvements politiques. Ce rapport avec la marge naît aussi de la croyance que c’est à travers l’écriture sur le corps qu’on va avoir une connaissance de sujets si singuliers, si obscurs et si inquiétants.
La Vie des Idées : Vous acceptez de parler de vous-même, des émotions que vous avez ressenties. Diriez-vous que, quand on fait une recherche, on s’investit physiquement, psychiquement, psychologiquement ?
Philippe Artières : Mon expérience première, celle de la transcription des autobiographies de criminels du fonds Lacassagne, a été une expérience fondatrice. On était à une époque où il n’y avait pas l’informatique. On arrivait aux archives sans ordinateur portable ni appareil photo. J’ai donc eu d’abord un rapport physique à ces textes. Bien sûr, aujourd’hui, quand la liasse d’archives arrive, on la feuillette. Mais là, il s’agissait de se déplacer (c’est encore une pratique très courante pour les historiens), de prendre le train, d’arriver tôt, de se mettre à sa table pour transcrire ces textes à la main, pendant toute la journée sans s’arrêter.
Dans mon cas, c’est quelque chose de très particulier, car j’ai beaucoup travaillé sur des écrits personnels, à la première personne. C’est par mon corps que leur histoire passe. De ma main, j’écris alors « J’ai tué », « J’ai assassiné », « J’ai volé ». Je ne parlerais pas tellement d’empathie, mais plutôt d’un rapport mêlant à la fois fascination — je ne peux pas le nier — et dégoût, parce que ces textes sont parfois insupportables. Je pense que cette expérience première ne m’a jamais quitté. Progressivement, j’ai intégré la matérialité de l’écrit dans mon travail, donnant de l’importance à la description du document.
Il se trouve que je travaille beaucoup sur des archives mineures et donc sur des archives que je cherche — encore une fois, avec mes mains — dans des brocantes, des vide greniers, des greniers. Il y a toujours cette implication physique, et la question du corps de l’historien au travail me paraît essentielle. Je pense qu’on a une forte tendance à la nier. Je crois que Foucault est l’un des seuls à avoir dit que « nous avons éprouvé physiquement quelque chose ».
La Vie des Idées : Dans Vie et mort de Paul Gény (Seuil, 2013), vous retracez la vie de votre grand-oncle, un Jésuite qui a navigué entre l’armée et l’Église et qui est mort tragiquement, assassiné dans une rue de Rome en 1925. Vous avez doublé ce livre d’une expérience : un roman-photo où vous jouez le rôle de votre grand-oncle. Vous vous promenez en soutane dans les rues de Rome et, à la fin, vous vous faites assassiner. C’est, à l’évidence, une espèce de jeu, avec un côté potache. En même temps, vous mettez le doigt sur des questions importantes : le fait de se mettre à la place de quelqu’un, de recourir à la fiction, de se mettre en scène, de tenter une reconstitution, etc. Pourriez-vous revenir sur cette double expérience ?
Philippe Artières : Le dossier Paul Gény est lié à une histoire familiale. On pourrait dire que c’est une forme de généalogie. Comment faire autre chose qu’une généalogie, très envahissante aujourd’hui, dans les pratiques d’histoire profane ? Mais, en regardant quelques documents que j’avais trouvés, j’étais aussi intéressé par la proximité des lieux, ainsi que par cette histoire dont j’avais vaguement entendu parler.
Le propos a été de savoir comment écrire sur cet événement qu’a été l’assassinat de ce Jésuite, professeur de philosophie à l’Université pontificale grégorienne. Cela s’est fait avec beaucoup d’hésitation, ce n’était pas un écrit programmé. Je me suis retrouvé à acheter une soutane derrière le Panthéon, à Rome, je l’ai essayée et je m’y suis senti très bien. J’ai porté cette soutane pendant cinq jours. C’était au moment de la béatification de Jean-Paul II, il y avait beaucoup de pèlerins. Je suis allé à Saint-Pierre, mais tout cela était très banal à Rome. Puis, avant de repartir à Paris pour quelques jours, j’ai décidé de jouer et de reconstituer la dernière heure de Paul Gény. Il se trouve que ce Jésuite avait rendez-vous avec l’un de ses neveux ; il a raté ce rendez-vous et, en revenant, il s’est fait assassiner par un soldat italien. C’est cela que nous avons photographié, avec l’idée d’une reconstitution.
Pour un historien qui travaille sur des archives judiciaires, la reconstitution est une chose à la fois repoussée et très présente, puisqu’elle est d’abord une pratique judiciaire. D’autre part, elle est aujourd’hui très investie par l’art contemporain. J’avais assisté à quelques performances, du côté des arts, qui m’intéressaient. Je pense à un artiste qui a reconstitué le jeu de Michel Platini, lors d’un match de la Coupe du monde. Un performeur jouait tout seul au milieu du terrain en reproduisant ses gestes.
Je voyais là-dedans une manière de me rapprocher de Paul Gény, mais aussi de Rome, parce que cette « Rome éternelle » avait à la fois changé et pas du tout. J’ai donc fait ce trajet et j’ai joué le meurtre — ce que je n’avais jamais fait, alors que j’ai beaucoup travaillé sur le crime. J’ai mimé le meurtre avec deux personnes rencontrées par hasard : Noëlle Pujol, cinéaste et photographe, ainsi que son compagnon. Finalement, nous avons fait trois prises, comme si Paul Gény s’était fait assassiner trois fois. Cela peut faire effectivement sourire et apparaître comme une pratique narcissique : « Ah, je me trouve joli garçon dans cette soutane ! »
Pourtant, ce n’était pas du tout une partie de plaisir, d’autant plus que je suis athée et que jouer une scène d’assassinat est quelque chose de très violent. Cela a été quelque chose de difficile pour moi et, rétrospectivement, je me demande comment j’ai pu le faire.
La Vie des Idées : Les savants ont souvent traversé des épreuves collectives. De nombreux historiens de l’Antiquité sont des exilés. Au XXe siècle, des hommes comme Marc Bloch ou Ernst Kantorowicz ont combattu comme soldats. Aujourd’hui, nous sommes en temps de paix et un historien ne souffre plus pour ce genre de motifs. En revanche, il arrive qu’il traverse des épreuves à titre privé. En tant que chercheur, que fait-on de sa propre souffrance ?
Philippe Artières : La recherche historienne a une tendance assez forte à nier le corps du sujet chercheur. Je prendrai un exemple qui m’a frappé, celui d’Alain Corbin, parce que c’est pour moi l’un des historiens contemporains les plus importants. Il y a peu, il a révélé qu’il était métis, que son père était antillais et sa mère normande. Auparavant, c’était comme si son corps n’existait pas. Il s’agit peut-être d’un anachronisme de ma part, dans la mesure où la question des identités est très forte aujourd’hui. On inscrit les historiens dans des cases ; je peux donc comprendre cette résistance. Il y a un modèle républicain qui a prévalu dans le cas de Corbin.
Des événements surviennent parfois, relevant d’une histoire sociale. On peut penser aux troubles mentaux et à la dépression, qui sont légion dans nos professions, bien que passés sous silence. On peut aussi penser à la maladie. Pour en revenir aux malades du sida, le cas de Michael Pollak constitue un exemple frappant. C’était un chercheur autrichien, formé chez Bourdieu, ayant travaillé sur Vienne puis sur l’espace concentrationnaire. Dans toute la dernière partie de sa carrière — très brillante mais très courte —, il a investi le sida, en étant le premier à recueillir la parole des malades et à s’intéresser au savoir de la maladie. Il est mort au début des années 1990, du sida précisément, sans jamais s’en être caché.
Quand des maladies moindres surviennent, que se passe-t-il ? Je pense que cela interfère très fortement avec le rapport au présent et, inévitablement, avec le rapport au passé. Ce rapport est certes de nature scientifique, puisque nous sommes des chercheurs de la discipline historique. Mais c’est aussi un savoir extrêmement subjectif. Quand je fais de la recherche, ce n’est pas le corps d’un historien du XIXe siècle, ce n’est pas le corps de Michelet — la comparaison est très prétentieuse —, c’est le corps de quelqu’un qui a 46 ans, qui est né en 1968, qui s’est développé avec une alimentation particulière, des vêtements particuliers et tout un univers de choses. Puis ce corps rencontre la maladie et la maladie influe, je crois, sur l’écriture de l’histoire, au sens où elle renforce la fragilité et l’oubli — on oublie beaucoup de choses. L’expérience de la maladie produit l’oubli de la maladie elle-même ; c’est ce qui fait qu’on parvient à la surmonter.
Je crois que cette épreuve fait quelque chose à l’histoire au sens où elle la rend plus radicale. Elle la rend peut-être plus sensible non seulement aux corps des hommes du passé, mais aussi à ce qui nous échappe, probablement. C’est là un savoir fondamental. Il y a quelque chose qui nous échappe et qu’on ne pourra jamais saisir en tant que chercheur en sciences sociales.
Transcription : Silvan Giraud.