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Essai International

Qu’est-ce que le miléisme ?


par David Copello , le 10 décembre


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Depuis un an aux manettes de l’Argentine, Javier Milei continue d’intriguer. À l’étranger, il fascine le camp ultralibéral-conservateur autant qu’il inquiète les milieux progressistes. Si son style détonne, on a encore du mal à cerner le phénomène politique qu’il incarne.

Il y a un an, le 10 décembre 2023, le président d’extrême droite Javier Milei était investi en Argentine. Inconnu en politique quelques années plus tôt, cet ancien chroniqueur de télévision, célèbre pour son comportement excentrique et pour sa défense acharnée d’un programme politique libertarien, était parvenu à remporter haut la main l’élection qui l’opposait au ministre de l’Économie sortant, dans un contexte d’accroissement de la pauvreté et d’explosion de l’inflation. Les éléments ayant permis cette victoire inattendue, les propositions radicales, les modalités de la campagne électorale et la personnalité de ce candidat hors norme, dépourvu de base partisane établie, ont ainsi concentré une partie considérable de l’attention internationale portée au « phénomène » Milei.

Ses premiers mois d’expérience du pouvoir ont par la suite été marqués par un fort degré d’incertitude. Dans quelle mesure le président allait-il appliquer le programme ultralibéral énoncé par le candidat ? Quelles étaient ses marges de manœuvre, compte tenu du statut minoritaire de sa force politique au parlement ? Sur ces sujets comme sur d’autres, l’année 2024 a été marquée par des ajustements continus de la part du gouvernement argentin, dont l’action apparaît déterminée par le comportement d’une diversité d’acteurs (partisans comme opposants) qui, dans une conjoncture instable, continuent d’ajuster leurs stratégies.

Au-delà de la personnalité de Milei, voire même de son idéologie ou de son programme, ces interactions complexes entre acteurs politiques dessinent les contours d’un espace politique qui tend à se matérialiser progressivement. Cet article vise à retracer certaines des dynamiques qui caractérisent ce « miléisme » dont la signification et la portée ne sont pas encore entièrement stabilisées, en se concentrant moins sur la substance des réformes menées par le gouvernement argentin (marquées par l’austérité budgétaire et la promotion d’une « bataille culturelle » réactionnaire) que sur les mécaniques de fonctionnement politique dans lesquelles elles s’inscrivent. Pour ce faire, on adoptera un quadruple point de vue mettant en avant différentes dimensions propres à ce miléisme en cours de construction : du rapport du gouvernement argentin aux libertés civiles à ses modes de gestion de la politique interne, en passant par le surinvestissement de l’arène internationale par le président et les appropriations transnationales dont sa figure fait l’objet.

Un autoritarisme sans l’armée

Javier Milei est le dernier épigone d’une extrême droite maintenant bien installée dans le paysage politique des Amériques. Son arrivée au pouvoir a ainsi été marquée par une série d’attaques indéniables contre les libertés civiles, quoique leur effectivité soit restée limitée à ce stade. Dès décembre 2023, le gouvernement a ainsi pris des mesures visant à limiter le droit de grève et la liberté de manifester. Le nouveau protocole de maintien de l’ordre rapidement adopté introduisait ainsi deux nouveautés : la pénalisation de toute interruption de la circulation sur la voie publique ; la responsabilisation des organisations appelant à manifester pour le coût des opérations de maintien de l’ordre associées – celles-ci pouvant ainsi leur être facturées par l’État. Quoique ces mesures n’aient pas été pleinement appliquées par la suite, compte tenu de la pression sociale, elles ont alimenté une dynamique d’accentuation de la répression des mouvements sociaux depuis l’arrivée au pouvoir de Milei. En novembre 2024, un rapport du Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS) comptabilisait un total de 723 personnes blessées suite à des violences policières dans le cadre de manifestations (dont 50 journalistes), et plus de 100 arrestations arbitraires. Ces chiffres s’inscrivent dans un contexte de « spectacularisation de la répression » (pour reprendre une expression circulant ces derniers mois dans l’opposition argentine), qui a vu se multiplier les images d’enfants et de personnes âgées attaquées par la police sur la voie publique. En parallèle, le président avait également déposé dès décembre 2023 un projet de loi ubuesque visant à limiter le droit de manifester : toute réunion de trois personnes ou plus sur la voie publique devait faire l’objet d’une notification auprès du ministère de la Sécurité, avec un préavis de 48 heures. Rejeté suite aux tractations de l’opposition parlementaire, ce projet n’en donne pas moins une idée du climat pesant instauré par le nouveau gouvernement argentin dans ses premières semaines. Ce rejet a d’ailleurs donné lieu à la formulation d’intimidations publiques de la part des équipes de communication du président : vidéos et images représentant Milei en Terminator « éliminant » des députés et gouverneurs, diffusion de listes noires de députés ayant voté contre certains projets de loi, etc. Plus généralement, la multiplication de « milices digitales » et de trolls pro-présidentiels financés sur des deniers publics a également été constatée au cours des derniers mois. Les libertés publiques font donc l’objet d’attaques avérées dans le pays.

Ces quelques aspects de la présidence Milei font écho à des tendances plus générales, observables dans d’autres gouvernements de l’extrême droite latino-américaine (entre autres), du Salvador au Brésil. Néanmoins, le rapport que le gouvernement argentin entretient aux institutions démocratiques relève (à ce stade) d’une nature quelque peu différente. Si Nayib Bukele s’est fait connaître hors des frontières du Salvador, c’est notamment pour avoir ordonné en 2020 l’invasion du parlement par l’armée pour forcer le vote d’un projet de loi [1]. Quant au gouvernement de Jair Bolsonaro (2019 – 2023), l’armée y jouait un rôle central et les hauts gradés y occupaient une proportion importante des ministères. Les preuves incriminant l’ex-président brésilien et les plus hautes sphères de l’armée d’avoir tenté de faire assassiner Lula après les élections de 2022, empêchant ainsi la passation de pouvoir, ne cessent par ailleurs de s’accumuler. Effrayante, cette évocation des situations salvadorienne et brésilienne l’est en partie parce qu’elle s’inscrit dans l’héritage bien connu des dictatures civilo-militaires latino-américaines du XXe siècle. Sur ce plan, le cas argentin diffère assez largement, contribuant à brouiller les pistes de l’extrême droite miléiste, en rendant sa caractérisation plus difficile et d’apparence plus anodine. En Argentine en effet, l’institution militaire, très affaiblie depuis les années 1990, ne joue quasiment aucun rôle dans la politique du gouvernement d’extrême droite. Certes, la vice-présidente Victoria Villaruel et certains députés du parti présidentiel se sont fait une spécialité de défendre le sort des anciens tortionnaires de la dictature condamnés pour crimes contre l’humanité. Certes, le gouvernement a questionné à de multiples reprises le consensus mémoriel établi dans la post-dictature.

Mais l’armée d’active n’en est pas pour autant devenue un acteur politique majeur de la politique du pays – quoiqu’elle ait constitué un vivier électoral conséquent pour le président [2]. Comme pour l’ensemble des membres de la fonction publique, les salaires des officiers ont été sévèrement affectés par les coupes budgétaires du gouvernement actuel (dans un premier temps du moins), et certaines entreprises stratégiques du secteur de la défense sont par ailleurs incluses dans les projets de privatisation du gouvernement.

Une dynamique polycratique et a-institutionnelle

Pour rendre compte de l’action du gouvernement argentin, il serait donc erroné de recourir à l’image d’une centralisation exacerbée du pouvoir appuyée par l’armée. Loin de cette carte postale du gouvernement autoritaire d’extrême droite, les premiers mois de la présidence Milei semblent à l’inverse caractérisés par une intrigante dimension polycratique et par l’image d’un président déléguant en grande partie la gestion des affaires politiques internes à certains de ses proches. L’anatomie politique du miléisme semble ainsi faite de la superposition d’un relatif désintérêt du président pour la gestion politique quotidienne et d’une lutte incessante et sans pitié entre les différents groupes qui structurent la coalition présidentielle : au gouvernement, au parlement, mais également dans l’entourage personnel du président – témoignant en cela d’une tendance à la désinstitutionalisation du pouvoir exécutif. Cette logique de révolution de palais permanente a donné lieu, en quelques mois, à la chute en disgrâce de plusieurs fidèles du président, comme l’ancien chef de cabinet Nicolás Posse, initialement présenté comme tout-puissant, mais poussé à la démission dès le mois de mai 2024, ou comme la ministre des Affaires Étrangères Diana Mondino (limogée en octobre 2024). Plus généralement, le turn-over apparaît comme une logique de fonctionnement généralisée au sein de l’administration miléiste, les rotations aux postes de gouvernement ou à la direction d’administrations de premier plan s’étant multipliées par dizaines depuis douze mois.

Cette instabilité peut paraître relativement logique compte tenu du fait que le gouvernement est basé sur une coalition entre le parti présidentiel La Libertad Avanza, minoritaire au parlement, la droite classique dirigée par l’ancien président Mauricio Macri et une partie de l’Unión Cívica Radical – ces deux forces ayant suivi un processus de factionnalisation croissante depuis le début du mandat. Mais les rivalités sont également très fortes au sein du premier cercle présidentiel, au sein duquel s’affrontent deux personnalités très révélatrices de l’air du temps miléiste, fait de relations personnelles et de mise en question de l’institutionnalité étatique. Karina Milei, sœur du président et secrétaire générale de la présidence, surnommée « El Jefe » ou « Moïse », dirige actuellement les efforts pour structurer le parti présidentiel à l’échelle nationale, en lui donnant un maillage territorial jusqu’ici inexistant, en vue des élections de mi-mandat qui auront lieu en octobre 2025. Son influence dans la gestion des affaires politiques s’est affirmée au fil des mois, se matérialisant notamment par l’absorption progressive, par le secrétariat général de la présidence, de fonctions dépendant initialement d’autres ministres se trouvant dans sa ligne de mire. Face à Karina Milei se dresse un autre individu qui, bien qu’étant considéré comme une des personnalités les plus puissantes du pays, ne fait pourtant partie ni du gouvernement, ni même de la haute fonction publique : Santiago Caputo n’officie en effet qu’en tant que consultant auprès du président, ce qui lui permet d’échapper aux réglementations sur les conflits d’intérêts auxquels sont soumis les membres de l’administration publique. En dépit de ce statut paradoxal de prestataire externe, Caputo n’en contrôle pas moins une part considérable des nominations à la tête des plus hauts postes de l’État – notamment la direction des services d’intelligence. Surnommé « le mage du Kremlin » (en référence au personnage principal du roman de Giuliano Da Empoli [3]), il a été impliqué dans la création de l’organisation Las Fuerzas del Cielo [Les Forces du Ciel], structurée autour d’un groupe de youtubeurs de l’alt-right argentine : dotée d’un discours martial et d’une esthétique fascisante, celle-ci se définit comme la « garde prétorienne » de Javier Milei.

Cette organisation nouvellement créée s’inscrit ainsi dans les luttes en cours entre Caputo et Karina Milei, la sœur du président, pour conquérir l’ascendant au sein du miléisme – et truster les postes éligibles aux élections 2025. Fait notable : alors que cette rivalité s’est installée depuis plusieurs mois dans l’agenda médiatique, aucune intervention du président n’est venue trancher la dispute. On peut y voir le révélateur des modes de gouverner de Javier Milei appliqués à la politique nationale, consistant en une forme de « darwinisme institutionnel » – pour reprendre une expression mobilisée par les historiens Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin dans un tout autre contexte [4]. L’action du chef de l’État se limite ainsi à observer et entériner le résultat de luttes de pouvoir dans lesquelles il ne s’implique qu’à distance [5]. Celles-ci ne constituent pas une limite à la brutalité des politiques publiques mises en œuvre. Elles contribuent en revanche à asseoir l’action du gouvernement argentin dans une forme de tension-dissociation vis-à-vis des institutions de la démocratie représentative, en donnant à « Moïse » et au « mage du Kremlin » un pouvoir démesuré au regard de leurs fonctions officielles.

L’international comme tribune

En politique intérieure, le miléisme se présente donc comme un autoritarisme sans l’armée (sur le plan des libertés publiques) et comme un chaos institutionnel fait de concurrences et de zigzags, où la figure présidentielle n’intervient qu’avec parcimonie. Mais il est une sphère où, à l’inverse, l’hyperactivité, la dimension doctrinaire et le charisme personnel de Javier Milei trouvent à se déployer de façon beaucoup plus directe : la politique étrangère. En un an, Javier Milei a effectué 15 voyages à l’étranger, passant près de 15% de son temps de mandat en dehors des frontières de l’Argentine – et déléguant de ce fait la direction officielle de l’exécutif à sa vice-présidente. Ces mobilités ont contribué à faire de l’international la véritable tribune de sa présidence Milei. Elles doivent être lues à travers un double prisme : celui d’un réalignement de la diplomatie argentine couplé à (et parfois concurrencé par) une approche personnaliste de la politique étrangère.

Doctrinaire et cohérente, la politique internationale de Javier Milei est tout entière structurée autour du projet de réalignement de l’Argentine dans une logique présentée comme « pro-occidentale ». De ce point de vue, il faut mentionner en premier lieu le renforcement des partenariats avec les États-Unis au cours des derniers mois. Sur les 15 déplacements du président Milei à l’étranger, 7 ont eu pour destination le pays nord-américain. Le rapprochement s’effectue sur de multiples aspects, et notamment sur les questions militaires : un projet de construction de base commune en Patagonie a ainsi été dévoilé il y a quelques mois, et des exercices militaires associant les deux armées ont fait l’objet d’une forte publicisation par le gouvernement, tandis que l’ambition argentine de devenir un « partenaire global » de l’OTAN a été réaffirmée à plusieurs reprises. Ces divers indices d’un rapprochement avec les États-Unis doivent par ailleurs être compris dans le contexte d’un alignement plus général avec les puissances dites « occidentales » dans les conflits en cours, notamment l’Ukraine et Israël. Milei fait ainsi partie de la poignée de chefs d’État ayant contesté de façon tonitruante la décision de la Cour pénale internationale d’émettre un mandat d’arrêt contre les dirigeants israéliens Benyamin Netanyahu et Yoav Gallant.

Symétriquement, l’Argentine s’est retirée de différentes arènes de discussion réunissant les pays du Sud : l’intégration au groupe des BRICS, validée en 2023, a été déclinée par le gouvernement de Milei dès son entrée en fonction, tandis que l’Argentine a pratiqué la politique de la chaise vide au MERCOSUR pendant plusieurs mois. La seule « ombre » à ce tableau tout en cohérence doctrinaire est l’annonce d’un projet de visite officielle en Chine au mois de janvier 2025, à contre-courant des positions du candidat Milei pendant la campagne électorale. Effectué dans un contexte de chute des investissements étrangers et de tensions sur la balance des paiements, ce revirement montre que le gouvernement argentin est néanmoins susceptible d’ajuster sa position à la marge, sans remettre en question ce réalignement plus général – et en lien avec les contraintes de la politique interne sur laquelle le gouvernement est plus fluctuant dans ses allégeances.

Ces éléments attestant d’un revirement radical de la politique étrangère argentine doivent toutefois être interprétés à l’aune de l’institutionnalité faible qui les caractérise. De ce point de vue, la diplomatie miléiste se présente comme une politique plus partisane ou personnaliste que comme une action étatique au sens le plus fort du terme. Parmi les sept séjours de Milei aux États-Unis, aucun n’a pris la forme d’une visite officielle avec rencontre bilatérale entre chefs d’État : ceux-ci sont plutôt structurés autour de rencontres avec des dirigeants d’entreprises étatsuniennes et de personnalités de la galaxie alt right telles qu’Elon Musk ainsi que, plus récemment, par la participation à un gala donné par Donald Trump dans sa résidence personnelle en Floride. De façon concordante, on trouve au cœur de ces déplacements plusieurs interventions dans des événements organisés par des think tanks et partis politiques réactionnaires, comme la CPAC (Conservative Political Action Conference) de Washington (en février 2024) et de Camboriu au Brésil (en juillet 2024), ou le meeting Europa Viva organisé par le parti d’extrême droite espagnol Vox en mai 2024. Au sein de cette hyperactivité internationale, les rencontres de Milei avec ses homologues étrangers sont en fait plutôt rares : ce n’est qu’en novembre 2024 qu’il a finalement rencontré les présidents Joe Biden et Lula. À l’inverse, ses rencontres avec d’anciens chefs d’État ou de gouvernement (parfois candidats à leur réélection) sont plus fréquentes, a fortiori si ceux-ci s’inscrivent dans l’internationale réactionnaire affectionnée par Milei, qu’il s’agisse de Donald Trump, de Jair Bolsonaro ou de Boris Johnson. En d’autres termes, l’ « Occident » dont Milei dit vouloir se rapprocher est d’abord celui des dirigeants politiques avec lesquels il entretient des affinités idéologiques ou personnelles, davantage que celui que constituent les États occidentaux.

Si l’élection de Donald Trump à la présidence étatsunienne aura pour effet probable de brouiller cette distinction dans les mois à venir, cette tension n’en reste pas moins réelle. En atteste, premièrement, le discours tenu par Milei lors de l’assemblée générale de l’ONU en septembre 2024, dans lequel il a pourfendu l’agenda environnemental et les politiques de lutte contre les discriminations promues par l’institution internationale : ce discours se situe à contre-courant du consensus qui prédomine sur ces questions dans les sphères diplomatiques occidentales (quelle qu’en soit la portée réelle par ailleurs). Autre exemple de cette diplomatie pro-occidentale se faisant contre les pays occidentaux : les relations argentino-espagnoles, qui se trouvent actuellement en crise, suite aux accusations de corruption relayées par Milei à l’encontre de l’épouse du président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez, et à sa critique des réformes fiscales entreprises par le même gouvernement. Cette intromission du président argentin dans les affaires internes espagnoles, et la grossièreté du langage employé à l’encontre des représentants de cet État (occidental, parmi d’autres caractéristiques) ont conduit au retrait de l’ambassadeur espagnol à Buenos Aires dès le mois de mai 2024, et au gel des relations diplomatiques entre les deux pays. Ici, la diplomatie miléiste conduit l’État argentin à s’éloigner d’un partenaire occidental central pour le pays.

L’international constitue en somme la principale tribune du président argentin, celle où s’affirment le plus ouvertement ses obsessions idéologiques, inscrites dans une supposée « guerre » contre le « marxisme culturel ». De ce point de vue, les diplomates de carrière, garants de la continuité institutionnelle de la politique étrangère argentine, constituent une cible privilégiée du président. Si l’ensemble des agents de la fonction publique voient leur statut menacé dans la conjoncture actuelle, c’est au sein du ministère des Affaires Étrangères que les menaces de purge idéologique ont été formulées le plus explicitement au cours des derniers mois. Il y a quelques semaines, Javier Milei a ainsi annoncé l’ouverture d’un audit idéologique visant à réduire le personnel diplomatique de moitié, afin de se défaire de la « caste diplomatique » et des « traîtres à la patrie » qui, au sein du ministère, ne seraient pas entièrement alignés sur la ligne politique du président.

Un « kit » en libre consommation

Affirmer qu’il existe un « miléisme », et chercher à en retracer les contours, doit toutefois nous amener à nous éloigner des enjeux posés par la personne de Milei et son gouvernement en tant que tels. Le suffixe « -isme » nous invite également à envisager l’aptitude de cette figure à générer une projection favorable au-delà du périmètre immédiat de son action, sa capacité à voyager au-delà de ses propres frontières pour appuyer des stratégies d’import-export idéologiques et politiques. Et c’est peut-être sur ce point que le miléisme acquiert ses contours les plus surprenants, en transcendant la sphère personnelle pour faire l’objet d’appropriations par des acteurs politiques divers et très distants, cherchant à se légitimer à travers lui.

Milei ne cesse d’être désigné, dans l’espace public francophone, comme « le Trump de la pampa ». En ramenant le phénomène politique ainsi désigné à ses particularités locales, cette expression (qui a le don d’agacer les latino-américanistes) introduit une mise à distance qui, sous le prisme de l’ironie, confine l’analyse politique à des formes d’exotisation de la réalité argentine et empêche d’identifier les liens qui nous y rattachent [6]. Or ceux-ci sont nombreux, et se manifestent sous de multiples formes dans la séduction exercée par Milei auprès de divers acteurs de l’espace public français.

Les relations chaleureuses entretenues par l’Élysée avec le nouveau président argentin (à l’opposé de la froideur qui caractérisait les relations de Macron avec Bolsonaro) ont ainsi pu surprendre. Elles peuvent en partie être expliquées par une logique de pragmatisme commercial. L’État argentin prévoyant de privatiser de nombreuses entreprises et d’ouvrir d’immenses zones franches aux investissements étrangers (notamment pour l’extraction de ressources naturelles comme le lithium), le président français se doit de donner de sa personne, dans une logique de diplomatie économique, pour soutenir les entreprises françaises qui souhaiteraient se positionner sur ces nouvelles opportunités. Il n’en reste pas moins que la tonalité de certains échanges frappe l’observateur par sa légèreté ou son degré de connivence affiché. Quelques jours avant l’investiture du président argentin, en décembre 2023, Emmanuel Macron s’était affiché avec un maillot de l’équipe de football Boca Juniors floqué du slogan du candidat Milei : « Viva la libertad carajo » [Vive la liberté bordel]. En octobre 2024, lors d’une visite de Karina Milei à Brigitte Macron, le compte rendu officiel des discussions publié par les autorités argentines faisait état du « courage politique » et des « velléités réformistes » partagés par Macron et Milei, les deux premières dames ayant notamment abordé la centralité de la « bataille culturelle » dans le contexte argentin. Quelques semaines plus tard, Javier Milei accueillait Emmanuel Macron en visite officielle ; en plus de sept ans de mandat, il ne s’agissait que de la deuxième visite officielle du président français dans un pays latino-américain.

Ce pragmatisme mêlé de bienveillance, sinon d’enthousiasme, se retrouve par ailleurs à d’autres échelons en France. Le 2 décembre dernier, le cercle France-Amériques organisait ainsi une conférence à l’intitulé quelque peu caricatural « L’Argentine sous Milei et le pari du libéralisme économique : la fin du socialisme d’État ? ». Y intervenaient des représentants de la diplomatie argentine, de l’OCDE, de l’entreprise française Eramet ainsi que des personnalités issues du monde du droit et de l’université. Signe que, au-delà des facéties du personnage Milei, son programme séduit une partie des élites politiques et économiques françaises, l’argumentaire de la conférence s’interrogeait : « L’approche radicale de Javier Milei, si elle réussit, pourrait-elle servir de modèle aux pays européens confrontés à des déficits budgétaires mettant en péril leur stabilité économique ? » Cet exemple, loin d’être isolé, indique donc que le « miléisme » apparaît aujourd’hui comme un produit parfaitement exportable. On en retrouve aussi les traces dans le désir, formulé explicitement par divers secteurs de la droite française, de « s’inspirer de Javier Milei […] et de sa tronçonneuse », comme l’a affirmé Éric Ciotti. Cette dynamique est reproduite dans l’interview flatteuse que Milei a accordée au JDD, où il « partage avec nous ses recettes pour le redressement de la France », ainsi que dans une série d’articles du magazine Le Point intitulée « L’Argentine de Javier Milei, phare de l’Occident ? ». De façon encore plus surprenante peut-être, on trouve également des traces de cet engouement pour la figure du président argentin sur les réseaux sociaux. Le compte X du ci-devant « Parti Mileiste Français » affiche aujourd’hui le nombre non négligeable de 12 700 abonnés, ses contenus générant par ailleurs un engagement considérable sur la plateforme.

Si le miléisme reste donc, à ce jour, un produit « exotique », il ne doit pas pour autant être conçu comme une anomalie dans le paysage politique mondial. Au contraire, le miléisme apparaît aujourd’hui comme un « kit » dont la consommation est libre de droits, ouverte aux usages et appropriations les plus diverses qui, bien au-delà de sa fabrique initiale, contribuent à sa sédimentation internationale. L’Amérique latine, réservoir d’imaginaires politiques traditionnellement associé à la gauche (du guévarisme au bolivarisme en passant par le néo-zapatisme) nourrit aujourd’hui également le folklore des droites (radicales) contemporaines.

par David Copello, le 10 décembre

Pour citer cet article :

David Copello, « Qu’est-ce que le miléisme ? », La Vie des idées , 10 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-le-mileisme

Nota bene :

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Notes

[1Le podcast (en espagnol) «  Bukele : el señor de los sueños  » retrace avec precisión la dérive autoritaire du gouvernement salvadorien depuis l’arrivée au pouvoir de Nayib Bukele en 2019.

[2Selon un sondage, 90% des militaires auraient voté pour Milei dès les primaires du mois d’août 2023.

[3Giuliano Da Empoli, Le mage du Kremlin (Paris : Gallimard, 2022).

[4Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin, Le monde nazi, 1919 – 1945, Paris, Tallandier, 2024.

[5Tant qu’elles s’inscrivent dans l’horizon plus large d’une ultralibéralisation de l’économie appuyée sur un désinvestissement massif de l’État

[6Ironiquement, un journaliste de télévision français présentait récemment cette désignation comme ayant été inventée par les Argentins eux-mêmes, ce qui est évidemment faux.

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