Retraçant l’histoire de l’Institut de psychiatrie de l’hôpital Brugmann de Bruxelles, fondé sur les « principes modernes de la psychiatrie », B. Majerus écrit une histoire sociale de la folie à hauteur des patients.
Retraçant l’histoire de l’Institut de psychiatrie de l’hôpital Brugmann de Bruxelles, fondé sur les « principes modernes de la psychiatrie », B. Majerus écrit une histoire sociale de la folie à hauteur des patients.
L’historiographie française de la psychiatrie s’est pendant longtemps focalisée sur les XVIIIe et XIXe siècles. Depuis une quinzaine d’années, l’attention s’est néanmoins déplacée vers le XXe siècle comme en attestent plusieurs publications. On se souvient de l’ouvrage d’Isabelle von Bueltzingsloewen sur la famine dans les hôpitaux psychiatriques pendant l’Occupation. Refusant la thèse d’une extermination programmée, elle avait révélé les mécanismes qui ont conduit à la mort de plusieurs milliers d’aliénés durant la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, Hervé Guillemain et Stéphane Tison ont publié un livre sur les soldats victimes de troubles psychiatriques pendant le premier conflit mondial. Ils y rendent compte de l’expérience ordinaire de la folie et montrent les outils thérapeutiques à la disposition des psychiatres de l’époque. En compagnie de Laurence Guignard, ils ont aussi dirigé un volume sur les « modes d’institution de la folie » dont l’essentiel des contributions portent sur le XXe siècle. Par-delà la guerre qui est l’un des fils thématiques les reliant, ces ouvrages sont tous les trois animés de la même intention : écrire une histoire sociale de la folie à hauteur des patients [1].
Cette voie est également empruntée par Benoît Majerus dans la monographie qu’il consacre à l’Institut de psychiatrie de l’hôpital Brugmann de Bruxelles des années 1930 aux années 1970. Au moment de son inauguration en 1931, l’Institut Brugmann se veut un établissement pilote, en rupture avec les grandes structures psychiatriques et la tradition asilaire d’exclusion sociale. Pour réaliser son enquête, B. Majerus a recouru aux archives de l’Institut et aux dossiers de patients qui foisonnaient de documents, dont il a fait un traitement quantitatif et qualitatif. L’enquête reconstitue les « cadres de l’expérience » des patients, à savoir les schèmes organisant leur trajectoire et leurs activités quotidiennes [2]. En situant les changements survenus à l’Institut dans les évolutions générales de la psychiatrie, elle permet aussi à B. Majerus d’interroger les grands moments qu’il a identifiés : l’essor de la psychiatrie biologique, la standardisation nosologique, la mise en cause du pouvoir psychiatrique et la désinstitutionnalisation de la psychiatrie. Autrement dit, si B. Majerus ancre son étude au niveau micro, c’est pour révéler les phénomènes de circulation et d’appropriation qui y sont opérés.
L’Institut psychiatrique se distingue des institutions belges du même type en ce qu’il est intégré dans un complexe hospitalier et qu’il compte peu de lits. En tant que lieu de soin, la situation de l’Institut répond à un double impératif : la qualité de l’air, au motif qu’une atmosphère corrompue est porteuse de maladies, et le calme de l’environnement pour rétablir l’équilibre nerveux des patients. Installés en marge de la ville, les deux pavillons sont construits selon une orientation Nord-Est/Sud-Ouest, qui offre une bonne luminosité à toutes les pièces. Le nombre limité de lits tient à ce que l’Institut est pensé comme une société familiale. L’organisation interne de l’espace fonctionne sur le principe de la ségrégation. Isolés des malades de l’hôpital, les patients de l’Institut sont séparés selon les sexes et les pathologies. Ils disposent toutefois d’une relative liberté de mouvement, grâce à l’attention portée, au moment de la conception de l’Institut, à la matérialité de l’espace et aux objets du quotidien.
L’espace connaît des reconfigurations que B. Majerus s’emploie à décrire. Un premier type, qui fait souvent suite à des accidents, vise au renforcement de la sécurité et du contrôle. Par exemple, du fil barbelé est installé dans les haies pour éviter les fuites. Un autre ensemble de changements est la conséquence des évolutions de la pensée psychiatrique et de l’introduction de nouvelles méthodes de soin. Les thérapies de choc ou l’approche individualisée du patient requièrent en effet des espaces plus différenciés que les dortoirs collectifs. Le dernier type de recompositions vient de l’appropriation de l’espace par les patients. La vie en dortoir pose des problèmes d’odeur, de bruit et d’intimité. Aussi les patients cherchent-ils à trouver un refuge en monopolisant un fauteuil qui finit par être reconnu comme « leur » ou en introduisant des plantes et des gravures à partir du moment où ils y sont autorisés, après la Seconde Guerre mondiale. In fine, l’Institut apparaît donc constitué de « nombreuses "scènes" » (p. 82) qui débordent l’organisation voulue par ses concepteurs et la rendent beaucoup plus complexe.
L’étude sociographique des patients, infirmiers et médecins révèle l’hétérogénéité du milieu constitué par l’Institut. Jusqu’aux années 1970, les psychiatres sont tous issus de l’Université libre de Bruxelles. Pour eux, l’Institut n’est qu’un lieu de passage, prestigieux du fait de son statut universitaire. Dans la deuxième moitié des années 1970, le turn-over se réduit avec la dégradation du marché de l’emploi et, en conséquence, la durée de leur carrière s’allonge. L’Institut n’occupe qu’une partie du temps des psychiatres et le suivi des malades est assuré par les infirmières, dûment formées. En engageant des femmes, l’Institut se distingue, car ailleurs en Europe, les patients sont confiés à des hommes. Nombre d’entre elles viennent de l’école d’infirmière de l’hôpital Brugmann et de l’Université libre de Bruxelles. Mais les candidates n’étant pas assez nombreuses pour les besoins de l’Institut, le recrutement est étendu à tout le pays, voire à l’étranger. Les infirmières constituent alors un corps professionnel régi par des règles strictes : la discipline, l’uniforme, le célibat et la vie à l’intérieur de l’Institut. D’une grande cohésion jusqu’aux années 1960, le corps infirmier connaît des tensions liées aux transformations de la psychiatrie, avec l’introduction de nouvelles spécialités et le développement d’approches inédites. B. Majerus insiste sur l’hostilité aux changements d’une partie des infirmières et sur l’éclatement de la solidarité au sein du groupe.
Relevant de la Commission d’Assistance Publique, l’Institut est tenu d’accueillir tous ceux qui se présentent. Sa population s’avère socialement défavorisée et issue de l’agglomération bruxelloise. À partir des années 1960, elle compte une proportion toujours grandissante d’étrangers en raison, notamment, de l’accroissement de leur nombre à Bruxelles et de leur recours croissant aux services médicaux. Afin d’éviter la chronicisation des malades, le règlement de l’Institut fixe à soixante jours la durée maximale du séjour des patients. Cette politique est appliquée avec succès jusqu’aux années cinquante où la durée moyenne de l’hospitalisation tend néanmoins à augmenter. L’allongement de la période de séjour à l’Institut va à l’encontre de ce qui se passe ailleurs en Europe où la tendance est à sa réduction. Il serait le résultat de l’afflux de malades en provenance d’hôpitaux de province et de l’extension du domaine d’intervention de la psychiatrie. L’augmentation de la durée de séjour s’accompagne d’une explosion du phénomène de récidive, avec des patients plusieurs fois hospitalisés en raison d’une mauvaise gestion de leur traitement médicamenteux. La conséquence en est la surpopulation de l’Institut.
En Belgique, la formation du personnel psychiatrique répond à une situation paradoxale. On l’a vu, les infirmières disposent très tôt d’un cursus spécialisé. Pourtant, ce n’est qu’à partir des années soixante que les facultés de médecine proposent une véritable formation en psychiatrie. Les premiers médecins exerçant à l’Institut ont donc reçu un enseignement où cette discipline occupe une part réduite, même si les heures lui étant consacrées augmentent avec le temps. La pratique est presque absente de leurs études. En revanche, l’enseignement accorde une place centrale à la nosologie. Une fois en poste, les psychiatres portent leur diagnostic à partir de l’observation du comportement du patient et de l’entretien qu’ils ont réalisé avec lui. Après la guerre, la détermination du diagnostic mobilise des méthodes plus sophistiquées : tests psychologiques et techniques de lecture du corps, telle l’électroencéphalographie. La « mélancolie » puis la « dépression » sont les deux diagnostics les plus courants à l’Institut pendant la période étudiée. Les infirmières, si elles se voient dispenser les principaux concepts psychiatriques pendant leur formation, apprennent surtout à gérer les malades. À travers leur pratique, elles acquièrent néanmoins un savoir sur lequel s’appuient les médecins lorsqu’ils débutent à l’Institut. À partir des années 1950, la profession infirmière connaît une forme de médicalisation en lien avec l’essor des approches non thérapeutiques, à l’instar de la psychiatrie sociale. Comme le fait remarquer B. Majerus, le savoir des médecins et des infirmières se voit réapproprié par les patients qui deviennent ainsi capables de proposer une explication médicale plutôt que sociale à leur placement.
À la suite de Joel Braslow, B. Majerus insiste sur le processus d’individualisation thérapeutique et sur l’importance croissante donnée au fonctionnement cérébral [3]. Recourant à la métaphore de la « spirale », il écrit : « Avec la balnéothérapie, le matériel primaire est encore la peau ; avec les cures de choc l’intérieur du corps est altéré, la lobotomie s’attaque, d’une manière encore peu précise, au cerveau avant que les neuroleptiques ne commencent à agir sur les neurotransmetteurs » (p. 213). La mise au bain sert avant tout à calmer les patients agités. Son usage décline avec l’apparition des thérapies de choc dont le principe naît avec la malariathérapie, employée à l’Institut dès son ouverture. C’est avec du retard par rapport au reste de la Belgique que la thérapie insulinique et le choc cardiazol sont introduits à l’Institut. Ils le sont en 1941, préparant la voie aux électrochocs, administrés à partir de 1942. Contrairement à l’insulinothérapie et au choc cardiazol, les électrochocs rencontrent un vif succès. Initialement destinés à traiter la schizophrénie, leur utilisation est étendue à toutes les pathologies mentales. Lorsque la première lobotomie est accomplie en 1952, un pays comme l’Union soviétique l’a déjà bannie. Elle n’est que peu pratiquée à l’Institut et pour une courte période, la dernière opération étant réalisée en 1956. Avec l’introduction des neuroleptiques en 1954, les électrochocs sont de moins en moins utilisés. Si les neuroleptiques deviennent le principal outil thérapeutique, ce n’est cependant que lentement, en raison d’une forte résistance. D’après B. Majerus, il convient donc de nuancer la thèse avancée par Roy Porter d’une « révolution chimique » [4].
Les patients hospitalisés à l’Institut, parfois plusieurs fois dans leur vie, traversent tous ces deux étapes que sont l’entrée et la sortie. L’hospitalisation sans consentement, ou collocation, concerne la majorité des patients de l’Institut jusqu’aux années soixante-dix. D’après la législation belge, la collocation peut-être sollicitée par « toute personne intéressée », mais un médecin n’effectue un placement que s’il dispose d’un certificat médical récent et d’un arrêté promulgué par une autorité municipale. Pour contourner la lourdeur de la procédure et fonder la décision sur l’avis d’un psychiatre, l’Institut émet toutefois sa propre réglementation : c’est au médecin principal de décider en dernier ressort s’il y a lieu d’interner. Dans les faits, cette double législation suscite des querelles de légitimité entre psychiatres et médecins généralistes. L’implication de divers acteurs nourrit aussi des différends au sujet de l’hospitalisation des personnes âgées et des alcooliques. Les ajustements pratiques liés à la double législation peuvent prendre une forme légale, à l’instar de la possibilité donnée à la commission d’assistance publique de se déclarer « personne intéressée » en cas de dépassement du délai de confirmation de la mesure de collocation par les autorités administratives.
Tout au long de la période, les patients adressés à l’Institut le sont surtout par leur famille, le médecin traitant et la police. Si toute personne amenée par la police n’est pas colloquée, la probabilité d’être pris en charge par l’Institut s’avère toutefois importante. De fait, la maladie mentale n’est pas le seul facteur à entraîner un placement, qui est le résultat d’un processus faisant intervenir plusieurs acteurs. L’hospitalisation volontaire existe, mais elle reste marginale. L’entrée à l’Institut se traduit alors par un processus de « mortification » – concept emprunté par B. Majerus à Erving Goffman – dont les trois grandes étapes sont l’abandon des effets personnels, le bain et la mise au lit qui sont autant de moments de rupture avec le monde extérieur [5]. Les patients ne rencontrent pas le médecin lors de leur admission, ne faisant sa connaissance que le lendemain, voire le surlendemain pour un double examen, physique et biographique.
La sortie de l’Institut n’est pas moins réglée que l’entrée. Pour les patients, la sortie présente souvent un caractère soudain, puisqu’elle ne leur est que rarement annoncée à l’avance. Guérison, intervention du tiers à l’origine du placement et décision judiciaire représentent les possibilités légales de sortie. L’Institut pratique également la « sortie à l’essai » et le transfert vers un autre établissement. Dans le dernier cas, les patients sont dirigés vers d’autres hôpitaux, mais peuvent aussi l’être vers des institutions qui se situent d’abord aux marges du milieu psychiatrique, en particulier les dispensaires de la Ligue nationale belge d’hygiène mentale. À partir des années 1960, une politique de secteur est toutefois mise en place sur le modèle de la France. Responsables d’une zone spécifique, les centres d’accueil sont installés au cœur du tissu urbain. Dispensant des consultations et des soins de jour, ils n’offrent pas de possibilité de séjour pour la plupart d’entre eux.
Michel Foucault l’a souligné, la psychiatrie a d’emblée été située à la marge du modèle épistémologique général de la médecine, malgré son institutionnalisation au sein du système médical [6]. Ce que l’ouvrage de B. Majerus montre, c’est précisément le long effort de rationalisation réalisé par les psychiatres pour que leur discipline repose sur les mêmes prémisses scientifiques que les autres spécialités médicales et qu’elle soit reconnue par leurs pairs et la société. On peut regretter que les controverses que ce mouvement n’a certainement pas manqué de susciter à l’Institut ne soient jamais traitées en tant que telles, alors que leur étude aurait pu constituer un moyen d’explorer les jeux d’acteurs et d’arguments à l’œuvre. Peut-être que les sources ne le permettaient pas ? Au fondement même de l’Institut se trouve pourtant l’ambition de ses promoteurs de le distinguer des établissements psychiatriques qui, encore à l’époque, tiennent davantage du lieu de relégation sociale que du lieu de soins. L’Institut se veut ainsi fondé sur les « principes modernes de la psychiatrie ». C’est cette modernité médicale revendiquée par les médecins – car c’est bien de cela qu’il s’agit – que sont censés mettre en œuvre la conception de l’espace de l’Institut, l’embauche d’un personnel soignant qualifié, l’usage de techniques exploratoires inédites et le recours à des thérapies nouvelles.
Cette rationalité en finalité, pour le dire comme Max Weber, tend vers la guérison les malades. B. Majerus souligne cependant l’ambiguïté de la notion de guérison en psychiatrie. L’équivoque tient aux difficultés à qualifier les états, à délimiter la frontière entre le normal et le pathologique et à l’étiologie complexe des troubles. Si les médecins ne sont pas dupes d’une guérison totale, la découverte de nouveaux outils de lecture du corps et de traitements inédits relance à chaque fois l’espoir d’y parvenir. À l’Institut, c’est le cas avec les électrochocs puis avec les neuroleptiques et les psychotropes. Neuroleptiques et psychotropes suscitent un tel enthousiasme parmi les psychiatres que leurs effets secondaires ne sont ni discutés ni pris en compte, bien que les patients se plaignent des maux de ventre et de tête ou des problèmes de sommeil dont les médicaments les font souffrir. Ces effets secondaires expliquent que des patients refusent de les prendre. Mais la prescription de médicaments est également attendue, voire réclamée par les malades qui souhaitent être moins pris en charge que traités. Pourtant, le mot « guérison » est pratiquement absent des dossiers de patient consultés. La guérison n’est donc pratiquement jamais à l’origine de la sortie des malades. D’où cette contradiction selon laquelle si le placement à l’Institut doit permettre de guérir les malades, l’Institut ne rend les individus à la société qu’au nom du renoncement, reconnu dans leur dossier médical et par le choix de la procédure de sortie, à y parvenir vraiment.
La richesse factuelle et la précision de la démonstration constituent les principales qualités du livre de B. Majerus. On aurait aimé que l’ouvrage fût structuré autour de fils directeurs mieux dégagés qui auraient alors pu offrir autant de perspectives fortes sur la psychiatrie. À cet égard, l’absence de conclusion générale se fait cruellement sentir. Mais l’on est touché par les récits de médecins, d’infirmières et de patients que B. Majerus restitue avec sensibilité. L’enquête qu’il a réalisée n’en apparaît que plus remarquable.
par , le 27 août 2014
Grégory Dufaud, « Les fous de Bruxelles », La Vie des idées , 27 août 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Psychiatrie-bruxelloise
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[1] Isabelle von Bueltzingsloewen, L’hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Paris, Aubier, 2007 ; Hervé Guillemain & Stéphane Tison, Du front à l’asile, 1914-1918, Paris, Alma éditeur, 2013 ; Laurence Guignard, Hervé Guillemain & Stéphane Tison, Expériences de la folie. Criminels, soldats, patients en psychiatrie (XIXe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2013.
[2] Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Les éditions de Minuit, 1991.
[3] Joel Braslow, Mental Ills and Bodily Cures : Psychiatric Treatment in the First Half of the Twentieth Century, Berkeley, University of California Press, 1997.
[4] Roy Porter, Madness : A Brief History, Oxford, Oxford University Press, 2002.
[5] Sur le concept de « mortification », voir Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les éditions de Minuit, 1968.
[6] Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, p. 13.