Que sait-on des superyachts ?
« Parlons franchement, nous sommes entre nous » (p. 18), apostrophe le sociologue Grégory Salle, pour nous embarquer dans Superyachts, Luxe, calme et écocide. Il s’adresse à nous, lecteurs et lectrices, lorsqu’il ne fait pas parler ses Palais-Palaces flottants (troisième chapitre). Et il le fait volontiers, par la prosopopée :
A c’est mon nom, rien à voir avec l’anarchie, vous vous en doutez. Pas de panique : ça évoque l’initiale du prénom de la femme de mon propriétaire, un banquier russe du nom d’Andreï Melnitchenko, qui a récemment fait son entrée dans le classement des cent personnes les plus riches au monde dans le classement Forbes (p. 37).
A est un des superyachts à qui Grégory Salle donne la voix. Il mesure 119 mètres de longueur, il comporte 7 cabines, il peut recevoir 14 passagers et 42 membres d’équipage.
Alors d’accord, je consomme dans les 2000 litres de carburants par heure, et il faut près d’un million et demi de dollars pour faire le plein. Mais vous verrez la classe ! Je ne vogue pas, je glisse, insensiblement, sans éclaboussures » (p. 38). La valeur estimée de A est de 325 millions de dollars. Si cela vous semble excessif, vous pourrez vous contenter de louer « Axioma, 72 mètres, 635 000 € la semaine en haute saison hivernale, sans compter nourriture, boissons, essence et compagnie (p. 51).
Le livre de Grégory Salle est un essai hybride, mobilisant des données de diverse nature. C’est une sorte de non-enquête. Une enquête qui n’a été menée ni sur (il n’a pas pu y accéder), ni autour des superyachts (les périmètres marins de ces bateaux sont surveillés par body-guards). C’est une étude qui a pour objet les superyachts, que Salle a pu observer de loin, étudier par le peu de littérature académique sur le sujet [1], analyser par la littérature grise, les plateformes marchandes et la presse générale. Les données qualitatives, les entretiens manquent. Le sociologue a bel et bien essayé d’aborder les nababs. Il l’a fait par l’équipe de l’Observatoire marin ayant pour but « d’agir en faveur du développement durable du littoral » de la Côte d’Azur. Il a échoué.
Cette multitude de sources et de points d’accroches dans le récit n’est en rien un exercice de style autour des super-riches, auxquels Grégory Salle s’était déjà intéressé (Bruno et Salle 2018), et de leurs engins flottants. Quoiqu’écrite de manière vivante, la recherche est rigoureuse. Le sarcasme et les figures rhétoriques semblent servir à se distancier, une fois prise la mesure de la démesure (chapitre 1). Les tournures, les jeux de mots, la personnification et l’ironie apparaissent comme des outils pour tâcher de ne pas se faire écraser par le poids, mastodontique, des inégalités et par des chiffres qui donnent le vertige.
Malgré la crise sanitaire, sociale et écologique, malgré la succession de crises structurelles que le capitalisme produit et traverse, le marché des superyachts se porte très bien. C’est ce qui nous révèle le site Superyachtimes, dans un article datant de novembre 2021 : « On a beaucoup parlé de la remarquable reprise du marché des superyachts depuis les profondeurs de la pandémie de COVID-19 en 2020. Qualifier l’état actuel du marché de simple reprise ne rend pas justice à sa situation. Au moment de la rédaction de ce rapport (mi-septembre 2021), le marché des ventes des superyachts était en plein essor et il semblait que les ventes de nouveaux yachts de plus de 30 mètres allaient dépasser la barre des 200 pour toute l’année 2021 » (Dazert 2021). Loin d’être anecdotiques, ces données nous disent beaucoup de l’état du monde.
La place de ces exceptions flottantes
À travers dix-huit courts chapitres aux titres percutants, Salle nous décrit le monde des superyachts : leurs intérieurs ; leurs coûts ; leurs équipages ; leurs propriétaires et usagers ; leurs salons d’exposition ; leurs magazines spécialisés ; leurs ports ; leurs routes. Mais il envisage aussi les fabricants, les réglementations et juridictions qui concernent ces embarcations, les régimes fiscaux dans lesquels elles s’inscrivent ainsi que les rapports aux territoires, aux États, aux littoraux et aux stations balnéaires qu’elles côtoient.
En abordant les vaisseaux sous ces multiples aspects, le sociologue s’intéresse au poids des superyachts et à leur place au sein du capitalisme. Spécialiste des prisons (Salle 2016), Salle s’attache ici à un autre de ces « espaces autres » que le philosophe Michel Foucault avait nommés hétérotopies. Ces dernières étant des lieux d’altérité radicale par rapport à « la norme » (la prison figure parmi les exemples d’hétérotopies les plus mobilisées, les hommes et femmes y étant enfermé.e.s, sous contrôle, privé.e.s de liberté). Selon les mots mêmes de Michel Foucault le bateau, le grand navire, « morceau d’espace flottant, un lieu sans lieu, vivant par lui-même, fermé sur soi […] est l’hétérotopie par excellence » (p. 36 ; Defert et Foucault 2009). Malgré cette exemplarité, chez Salle les superyachts ne sont pas pensés comme des hétérotopies. La notion n’apparaît pas dans le livre. Peut-être parce que l’essai ne vise pas à l’abstraction. Mais peut-être cette absence flagrante peut-elle s’expliquer autrement.
Les superyachts que Salle nous présente ne sont pas compris comme des contre-espaces. « Ce n’est pas parce que les vaisseaux de luxe s’affranchissent de la présence commune qu’ils sont en dehors du monde. » (p. 22).
En effet s’agit-il, dans le cas des superyachts, d’espaces vraiment autres par rapport à un ordre normal des choses présupposé ? Cela dépend d’où l’on place la norme. Si la norme est désignée par la possession de richesses économiques, alors bien sûr, nous flottons ici dans les eaux de l’exception suprême, c’est-à-dire dans le un pour cent du fameux un pour cent. Mais si l’ordre normal des choses est le capitalisme même qui produit ces inégalités-là, nous sommes face à des objets qui n’ont rien d’exceptionnel. Ils sont exemplaires, paradigmatiques de notre système économique et de ses valeurs. Ils ne sont en rien un hors-lieu de celui-ci.
Et si au lieu de penser en termes de caprice, d’excentricité, de dérive, nous disions plutôt reflet, expression, indice ? Nous dirions alors pierre de touche et non anomalie, échantillon fiable et non aberration, mesure plutôt que démesure – une manière de prendre la mesure du délire général qui a pour nom ordre social (p. 21).
Les Superyachts décrits par Grégory Salle sont une épiphanie parfaite du capitalisme et du capitalocène (Ferdinand 2019), cette ère où les changements géologiques sont provoqués par le capitalisme. On pourrait presque s’autoriser à dire que les superyachts sont une capitalo-scène, au sens qu’ils donnent à voir le capital (Buck-Morss 2010). Ils sont la matérialisation en un espace, à la fois pantagruélique et très circonscrit, du capitalisme actuel, avec ses fastes, ses excès clinquants et ses grands gagnants.
Cette matérialisation sous-entend beaucoup de travail. Un travail mené à bord par les dizaines d’hôtesses, de skippers, de valets, de capitaines, de masseuses, de chefs, de nounous, de gardes de corps, de matelots et autre professionnel.le.s. Ce sont ces figures-là que l’on saisit à peine, lorsqu’on regarde, toujours de loin, les superyachts. On les perçoit glissant en uniforme sur les passerelles. Ils et elles sont des figures cruciales de ce jeu subtil de réclusion ostentatoire ( chapitre 11), qui ferait un très bel objet pour les études visuelles (Boidy 2017).
Quant au travail fait à terre par les ouvriers qui fabriquent ces engins, qui les entretiennent, ce travail manuel, précaire, dangereux, délocalisé, fragmenté, il est par contre bien gardé hors scène, comme l’écrit Salle dans le chapitre intitulé « L’antre de la production ».
Et puis il y a un autre travail. C’est le travail politicien national et transnational, celui mené avec entrain également par les groupes d’intérêts et les lobbies, afin d’encadrer les embarcations (ou plutôt de les laisser faire). C’est le travail mené pour faire exister un privilège, inédit dans sa démesure, en matière fiscale (chapitre 9).
Il y a encore le travail des localités pour se rendre appétissantes, alléchantes en termes de prix et de (non)réglementation, d’offres de divertissement (chapitre 12). Il faut les attirer, ces nababs, et il faut les faire rester. Également, il y a le travail de tous ceux qui participent à dissimuler l’impact environnemental des superyachts. C’est une tâche difficile, car on a beau essayer de reverdir l’affaire, « la grande plaisance est intrinsèquement une activité polluante. Il y a d’abord la pollution engendrée par les bateaux eux-mêmes, de l’émission de gaz d’échappement (un plein équivalent à plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de litres de gazole), à l’utilisation des peintures antisalissure contenant des substances nocives » (p. 95). À ces matériaux toxiques, il faut ajouter les eaux souillées, les détritus, les nuisances sonores ainsi que les vibrations et les lumières artificielles qui perturbent les écosystèmes. S’inscrivent également dans cette liste mortifère les pratiques de mouillage qui détruisent la vie marine. Dans les pages les plus vibrantes du livre, la posidonie, espèce végétale marine endémique de la méditerranée, prend la parole (chapitre 14). C’est par la perspective de cette plante à fleurs improprement appelée algue, indice de la bonne santé de la Méditerranée, que nous comprenons la portée d’un écocide impuni, généré mécaniquement par les ancres et les chaînes des mastodontes marins.
Dans son livre, Grégory Salle relie ces appareils flottants à toutes ces forces dans lesquels les superyachts puisent, et qu’ils épuisent, pour se maintenir à flot. Les gros bateaux sont donc bel et bien sortis de leur dimension hors-sol et deviennent des nœuds denses du capitalisme.
Criminels en bermuda
Évasion fiscale, non-respect du droit du travail, criminalité environnementale. Voici l’autre face de la grande plaisance. Au fil des pages, nous voyons les cols blancs en bermuda se dépouiller de leurs costumes de grands gagnants du capitalisme pour se montrer sous une nouvelle peau, celle de délinquants. C’est ce renversement-là, fait avec élégance et subtilité (tout le contraire d’un superyacht), qui est un des apports les plus puissants du livre de Grégory Salle. Il nous montre sous une latitude inédite la spectaculaire manifestation des inégalités, on voit qui sont les acteurs de cette violence sur le vivant au sens large. Et cette mise en lumière change leur statut. Le sociologue n’est pas néophyte du sujet, il a déjà étudié la green criminology et la criminalité des cols blancs (Salle 2019).
En effet, Salle a déjà étudié les super-riches et les puissants. Il est bien placé pour savoir qu’il est plus facile de rentrer dans une prison que de monter sur un superyacht ou que d’interagir avec un puissant. C’est un autre apport du livre, qui donne à voir toutes les difficultés méthodologiques et pragmatiques des enquêtes auprès des nantis. Il faut trouver des ruses ou faire vibrer les cordes que le ou la chercheur.e. a à son arc. Il faut avoir, ou créer les bons réseaux et les entretenir, comme l’ont fait tout au long de leur carrière Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Pinçon et Pinçon-Charlot 2021). Ou alors il faut parvenir à aborder les travailleurs et travailleuses qui sont en relation avec les dominants tels que les coaches sportifs décrits par Sébastien Chauvin et Bruno Cousin (Cousin & Chauvin 2019). Il faut aussi avoir le bon capital corporel, à l’instar d’Ashley Mears qui a pratiqué les superyachts et leur population en tant que girl dans le cadre de soirées mondaines (Mears 2020). On peut également étudier les tactiques de dissimulation de la richesse des super-riches progressistes new-yorkais. C’est ce qu’a fait la sociologue Rachel Sherman, dans un livre qu’elle n’hésite pas à définir comme le résultat de la recherche la plus difficile qu’elle ait jamais menée (Sherman 2019, p. 239).
Les recherches chez les puissants sont ardues d’accès, difficiles à mener, à être financées, mais elles sont de plus en plus nécessaires. On ne peut pas comprendre le pouvoir et les inégalités, sans s’adonner à la tâche d’étudier les lieux où ceux-ci sont produits. L’invitation à étudier le haut des stratifications sociales, que l’anthropologue Laura Nader (Nader 1972) a adressée à ses collègues en 1972, n’a rien perdu de sa pertinence. Dans un monde où le changement climatique est généré non pas par l’homme ordinaire (l’anthropos de l’anthropocène), mais par les hommes puissants du capitalisme, cet appel devient urgent. Comme Grégory Salle le fait dans Superyachts. Luxe, calme et écocide, il faut donner la juste place à ces exceptions qui dictent la règle.
Grégory Salle, Superyachts, Luxe, calme et écocide, éditions Amsterdam 2021. 176 p., 13 €.