Les archives ne sont pas de simples dépôts d’informations. La création, la gestion et l’accessibilité des documents qu’elles contiennent ont un impact sur les sociétés, et peuvent entraîner des tensions.
Les archives ne sont pas de simples dépôts d’informations. La création, la gestion et l’accessibilité des documents qu’elles contiennent ont un impact sur les sociétés, et peuvent entraîner des tensions.
Au cours des deux dernières décennies, les chercheurs se sont de plus en plus intéressés aux archives, conçues non comme de simples dépôts d’informations, mais aussi comme des objets d’étude à part entière. Ce courant historiographique, dit « Archival Turn », a mobilisé entre autres les historiens, les anthropologues, les archivistes et les historiens des sciences. L’objectif principal de leurs recherches est d’examiner les multiples facettes des archives et leur rôle dans la société. Adoptant souvent une approche interdisciplinaire, ils ont produit un nombre croissant de publications, notamment The Birth of the Archives (2013) de Markus Friedrich et Making Archives (2019) de Randolph C. Head [1]. Certains chercheurs ont examiné le lien entre l’expansion de la production documentaire et l’émergence des régimes modernes. D’autres se sont concentrés sur le processus complexe qui a conduit de l’accumulation d’informations dans les archives à la production de connaissances consultables et utilisables, en étudiant, par exemple, les méthodes et les stratégies d’archivage. D’autres encore se sont penchés sur l’histoire sociale des archives, par exemple à travers une analyse du personnel impliqué, tandis que de nombreux historiens examinaient l’impact des archives sur l’historiographie du monde prémoderne [2].
Les chercheurs ont souvent envisagé la croissance des archives sous l’angle du progrès. Ils ont suggéré qu’après une période d’expérimentation et de développement au Moyen Âge, illustrée par l’ouvrage célèbre de M.T. Clanchy, From Memory to Written Records (1979) [3], les archives auraient connu un processus inexorable de rationalisation et de centralisation à l’époque moderne. Au cours de ce processus, elles se sont transformées en ce que Robert-Henri Bautier a décrit avec justesse comme des « arsenaux d’autorité [4] ». Ainsi, les archives auraient théoriquement fonctionné comme des dépôts de documents parfaitement organisés grâce auxquels les autorités pouvaient exercer efficacement leur autorité et accéder aux informations dont elles avaient besoin, qu’il s’agisse d’affaires politiques, économiques ou sociales.
Toutefois, il est essentiel de souligner que les archives ne sont pas des institutions neutres. Partant du principe qu’ « il existe dans le monde contemporain de multiples conflits portant sur des archives » (p. 9) qui doivent encore être examinés, l’ouvrage édité par Stéphane Péquignot et Yann Potin, nous aide à comprendre la complexité des archives et leur rôle dans les sociétés. Ce livre est issu des rencontres organisées dans le cadre du programme « Conflits d’archives » de la Casa de Velázquez qui se sont tenues entre 2012 et 2015. En se concentrant sur un ensemble d’exemples méditerranéens, les contributeurs montrent que les archives ont un impact significatif sur les sociétés contemporaines et peuvent générer de fréquents conflits politiques, sociaux et juridiques. Dans le but de donner une cohérence intellectuelle à ce travail interdisciplinaire, les éditeurs ont adopté quatre critères d’analyse principaux. Premièrement, les archives sont considérées au sens large, c’est-à-dire sans se référer aux définitions institutionnelles strictes des études archivistiques. Deuxièmement, le choix utile de la longue durée a permis d’inclure des contributions allant du Moyen Âge au XXIe siècle. Troisièmement, le livre part de comparaisons méditerranéennes, bien que concernant principalement la France et l’Espagne, et, dans une moindre mesure, la Grèce. Enfin, l’interdisciplinarité est au cœur du travail, incluant non seulement des historiens, mais aussi des archivistes, des juristes et des anthropologues.
La première section explore les conflits liés à la création des archives et au choix de leur nom, le chapitre d’ouverture faisant office de manifeste sur ces questions. Dans cet essai, Diego Navarro Bonilla illustre le processus complexe de nomination des archives, mais aussi des séries documentaires. À l’époque prémoderne, les archives existaient souvent officieusement avant de recevoir leur nom officiel. Par conséquent, l’acte de nommer les archives est devenu le moyen par lequel les autorités ont officiellement sanctionné leur existence, renforçant ainsi leur rôle gouvernemental. Ce processus de nomination a également conféré à ces dépôts la fonction cruciale de préservation la mémoire administrative, ainsi que « celle de l’histoire et des décisions » (p. 27). En raison de son importance, il peut donc générer des tensions, comme le montre de manière frappante le chapitre de Stéphane Péquignot consacré au débat actuel autour des Archives de la Couronne d’Aragon (ACA) à Barcelone, que certains critiques préfèrent désigner comme les Archives royales de Barcelone. Ce débat perdure depuis le XIXe siècle, mais s’est intensifié lors des phases de nationalisme catalan et de développement de l’indépendantisme, notamment lorsqu’il s’est agi de « définir les compétences respectives des autorités désireuses de les contrôler » (p. 52). De même, en Grèce, la création des Archives générales de l’État en 1914 est devenue une question d’intérêt national, notamment à la suite de l’expansion territoriale aux dépens de l’Empire ottoman, qui a conduit à l’absorption de diverses archives locales. Ce processus s’est heurté à des difficultés considérables, en particulier au niveau local, où les nouveaux territoires grecs ont cherché à préserver leurs propres archives. En outre, des conflits archivistiques sont apparus avec la Russie et la Bulgarie concernant « le partage de certains fonds » (p. 64).
Néanmoins, les archives peuvent également jouer un rôle dans les processus de réconciliation. Initialement créées dans l’Espagne franquiste comme instruments de répression contre les membres du Front populaire, les archives produites ou saisies pendant la dictature franquiste, puis intégrées aux Archives générales de la guerre civile espagnole à Salamanque (2005), servent aujourd’hui de documents historiques, mais aussi d’outils documentaires essentiels pour indemniser les prisonniers de guerre et les victimes de la répression franquiste. Cependant, comme le suggère Verónica Sierra Blas, l’établissement des archives franquistes a également posé des problèmes, notamment en ce qui concerne les restrictions liées au secret, la légitimité des documents non officiels conservés et le rôle des archives elles-mêmes, souvent perçues comme outils des autorités. En outre, la concentration des archives franquistes à Salamanque a soulevé des protestations, comme en témoigne la bataille juridique que le gouvernement catalan a remportée contre le gouvernement de Castille et Léon (où se trouve Salamanque) pour mettre la main sur tous les documents et dossiers confisqués par Franco en Catalogne pendant la dictature.
La deuxième section explore divers exemples d’archives produites par des groupes minoritaires, des associations et des particuliers, que les éditeurs de l’ouvrage appellent « archives militantes ». Ces archives existent en dehors du système d’archivage institutionnel officiel et ont fait l’objet d’une attention croissante de la part des chercheurs ces dernières années en raison de leurs méthodes alternatives de conservation, d’organisation et de recherche de documents. Leur gestion et leur utilisation ont souvent donné lieu à des conflits, comme le montre par exemple le premier chapitre concernant les archives produites par la communauté mudéjar/morisque dans l’Espagne du début de l’époque moderne. Les essais suivants se concentrent tous sur des études de cas du XXe siècle. Alors qu’Antonio Castillo Gómez examine l’émergence des « archives de l’écriture populaire, autobiographiques ou de la vie quotidienne », Bénédicte Grailles traite des archives féministes, en soulignant notamment le rôle du Centre des archives du féminisme (CAF) dans leur préservation en France. Les deux auteurs soulignent le rôle crucial de ces dépôts dans la préservation de la mémoire, mais aussi de l’identité de certaines catégories sociales et de certains groupes radicaux, dont les dépôts documentaires ont souvent été négligés par le système d’archivage officiel et son personnel professionnel.
La question différente des fonds privés est abordée par Philippe Artières, qui examine les litiges qui entourent les papiers du philosophe Michel Foucault. Longtemps, ses papiers et ses lettres ont été négligés par l’administration et ont même risqué d’être vendus hors de France, jusqu’à ce que la Bibliothèque nationale de France les acquière en 2013 [5]. Ce cas souligne les défis que peuvent poser la conservation et l’accès aux documents privés de personnalités éminentes.
Le rôle important des archives les expose également à un risque de destruction, non uniquement accidentelle (incendies ou inondations), mais en raison de décisions politiques et idéologiques. Les essais de la troisième section, thématiquement la plus cohérente du volume, se penchent sur les conflits qui découlent de ces destructions, alors même qu’elles étaient parfois destinées à répondre à des tensions sociales et politiques. Ils en explorent les conséquences, qui ne sont d’ailleurs pas systématiquement négatives. Un essai exemplaire à cet égard est celui de Serge Bianchi, « Destruction et protection des archives sous la Révolution française ». Il montre que les dix années suivant la Révolution française de 1789 ont été marquées par le « vandalisme révolutionnaire » (p. 173), qui a affecté les archives royales, religieuses et féodales, mais que ce conflit a aussi initié un processus de régénération, à travers une stratégie nationale visant à établir et à préserver les archives centrales et locales. Les deux chapitres suivants examinent la destruction des archives politiques produites en Grèce depuis l’entre-deux-guerres et pendant la guerre civile grecque, afin de contrôler les opinions politiques. Cette décision, prise en 1989, émane d’un gouvernement de coalition composé du parti de centre droit Nouvelle Démocratie et d’une alliance de partis de gauche. L’objectif était de résoudre le conflit de longue date entre la droite et la gauche en favorisant l’oubli pour permettre la réconciliation, comme suggéré par Maria Couroucli (p. 216). Cependant, un changement de stratégie s’est produit en 2016 lorsque le gouvernement grec a annoncé que les 2 000 dossiers restants seraient mis à la disposition des chercheurs.
La stratégie de destruction des archives comme acte de contrition apparaît également dans plusieurs études de cas. En France, par exemple, la destruction d’archives relatives à la persécution des Juifs a été largement entreprise après la libération du pays. Plutôt que de conserver un "fichier juif", le nouveau gouvernement républicain a préféré détruire les archives précédemment conservées par la préfecture de police, dont les membres avaient joué un rôle actif dans les persécutions pendant l’occupation. Dans le cas de l’Espagne franquiste, la destruction volontaire d’archives sensibles créées pendant la dictature a été mise en place par les héritiers du franquisme, notamment par Rodolfo Martín Villa, ministre entre 1976 et 1979. Cette stratégie visait à effacer les crimes et, par conséquent, à empêcher un réexamen critique du passé pendant la transition vers la démocratie.
Les essais de la dernière partie du livre montrent enfin les différentes voies par lesquelles les autorités ont mis les documents préservés à la disposition des historiens et des chercheurs, puis d’un public plus large. Cette section éclaire les conflits qui ont conduit à l’ouverture des archives ou qui en ont résulté, en discutant également de la fermeture éventuelle de dépôts documentaires et des limites d’accès aux documents, établies par différentes politiques d’archivage encore aujourd’hui. En outre, l’ouverture des archives peut générer des tensions entre les chercheurs professionnels et ceux qui possèdent les documents, car ils ont souvent des attentes différentes – un cas illustré par les archives aristocratiques privées de la péninsule ibérique et du Portugal en particulier, qui ont fait l’objet d’un récent projet de recherche [6].
L’article d’Olivier Poncer est représentatif de ces questions. Il décrit le processus par lequel les souverains français ont accordé l’accès aux archives depuis le milieu du XVIe siècle. Dans ce contexte, il convient de citer Jean Du Tillet (c. 1500-70), un fonctionnaire qui a effectué des recherches approfondies dans le Trésor des chartes pour rédiger son ouvrage Recueil des traictez et guerres d’entre les roys de France et d’Angleterre. Suivant son exemple, plusieurs juristes ont commencé à exploiter des documents provenant non seulement du Trésor des chartes, mais aussi de dépôts tels que le Parlement et la Chambre des comptes. Cette utilisation des archives est devenue un outil puissant pour les polémistes royaux du XVIIe siècle, les aidant à renforcer l’autorité et les droits de la Couronne française, une évolution qui marquerait le passage de la « preuve authentique » à « l’authenticité prouvée » (p. 276). Au fil du temps, l’ouverture progressive des archives a ouvert la voie aux historiens et aux juristes qui se sont vu accorder l’accès à ces précieux documents. Cependant cette chronologie est très variable selon les pays. Ainsi ce n’est qu’au XIXe siècle que les universitaires laïcs ont eu accès aux archives du Vatican, grâce à un décret du pape Léon XIII (1878-1903), suivi par un accroissement significatif des documents accessibles sous Jean-Paul II (1978-2005). L’essai de François Jankowiak ajoute une dimension à cette discussion en soulignant que les Archives du Vatican continuent d’être les archives d’un souverain. En témoigne la supplique formelle adressée au pape régnant par les chercheurs désireux d’obtenir une carte de lecteur.
Comme l’indique Yann Potin, l’objectif principal de l’ouvrage est de donner à voir « une histoire par les archives », c’est-à-dire comment et dans quelle mesure les archives fonctionnent comme des institutions actives : à la fois comme « forces motrices ou au contraire éléments de blocages, des représentations sociales, mais aussi du droit, des rapports de forces politiques et sociaux » (p. 331). Cela signifie qu’en étudiant les conflits entourant la création, la gestion et même la destruction des archives, nous pouvons mieux comprendre le cadre social, institutionnel et politique dans lequel nous vivons aujourd’hui. Bien que certains essais de l’anthologie ne mettent pas explicitement l’accent sur le concept de « conflit d’archives », ce thème général est omniprésent dans l’ouvrage. Il peut en effet ouvrir de nouvelles voies pour l’histoire des archives et de l’information, au-delà des exemples méditerranéens abordés ici. En effet, il invite les chercheurs à adopter une approche comparative non seulement en Europe continentale, mais aussi à l’échelle mondiale et dans le contexte des études postcoloniales, où les conflits d’archives ont joué un rôle important.
À cet égard, on peut revenir sur le rôle que les archives ont joué non seulement dans la création des conflits, mais aussi dans leur résolution. Cela signifie que les archives ne doivent pas être considérées uniquement comme des instruments permettant aux dirigeants d’exercer leur autorité et d’imposer leur volonté. Au contraire, elles peuvent fonctionner comme des outils dynamiques et polyvalents qui jouent un rôle dans les négociations, que ce soit entre des factions opposées au sein d’une société ou entre les gouvernements et leurs sujets [7].
En outre, on peut espérer que cette publication inspire d’autres recherches concernant la destruction et la dispersion des archives. Ces questions, souvent négligées par les chercheurs, sont importantes non seulement pour l’histoire des archives, mais aussi pour comprendre la dynamique complexe des sociétés, de la gouvernance et des transitions politiques depuis l’ère prémoderne jusqu’au monde contemporain. Elles viennent en tous cas rappeler que les archives que nous avons parfois en main sont moins le résultat d’une pioche accidentelle que d’une histoire longue qui suscite de plus en plus de recherches.
Traduit par Pauline Guéna.
par , le 22 novembre 2023
Alessandro Silvestri, « Présence du passé », La Vie des idées , 22 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Presence-du-passe
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[1] Friedrich, Markus. The Birth of the Archive. A History of Knowledge. Ann Arbor : University of Michigan Press, 2018 (first published, 2013), and Head, Randolph C., Making Archives in Early Modern Europe. Proof, Information, and Political Record-Keeping, 1400-1700. Cambridge : University Press, 2019.
[2] Voir par exemple Archival Transformations in Early Modern Europe, édité par F. de Vivo, A. Guidi et A. Silvestri. Special issue of European History Quarterly 46, no. 3 (2016), et The Social History of the Archive : Record-Keeping in Early Modern Europe, édité par L. Corens, K. Peters and A. Walsham. Past & Present 230 (2016).
[3] Clanchy, Michael T. From Memory to Written Record : England 1066–1307. London : Edward Arnold, 1979.
[4] Bautier, Robert-Henri. « La phase cruciale de l’histoire des archives. La constitution des dépôts d’archives et la naissance de l’archivistique, XVIe-début du XIXe siècle ». Archivum, no. 18 (1968), 139–150.
[5] Fonds Michel Foucault : https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc98634s.
[6] Concernant ce projet, voir : https://inventarq.fcsh.unl.pt.
[7] Concernant le rôle de l’information et des archives dans le gouvernement des régimes composites, voir par exemple : Information and the Government of the Composite Polities of the Renaissance World (c. 1350-1650), edited by A. Silvestri. Special issue of European Review of History 30, no. 4 (2023).